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Chronique de Tunis : leur 2012 face à notre 1990

par Kamel Daoud

« Trop de policiers» tue le sentiment de sécurité.

C'est ce qui se passe chez-nous : il y a les forces de sécurité partout, ostentatoires, trop visibles, lourdes à manier. Cela s'explique par le souci de sécuriser routes et biens, par celui de quadriller une population difficile mais aussi par la volonté d'être partout, en prévision du pire: le régime ne fait pas confiance à son peuple colocataire et vice versa. Vingt ans d'état d'urgence ont donc fini par créer des habitudes : les Algériens n'obéissent à l'ordre, souvent, que s'il y a un flic dans les parages. Le flic, c'est le feu de stop, le maire absent, le feu rouge, la priorité, le passage piéton, etc. Quand le flic disparaît, tout disparaît avec. L'état d'urgence a infantilisé les comportements et «militarisé» le pays.

Longue introduction pour expliquer ce qui frappe le voyageur algérien en Tunisie ces jours-ci: l'absence de policiers comme chez nous. La «tenue» est là, mais discrète, effacée, évitant de donner l'impression d'un pays en guerre ou en désordre ou sous surveillance. Et pourtant, la Tunisie sort d'une révolution et pas d'une émeute de logements. C'est l'une des plus grandes ruptures politiques et d'ordre du siècle. On y cherchera cependant, vainement, le casting et le spectacle de nos années 90 et de nos peurs. A peines quelques barrages sur les routes et encore moins de dos-d'âne et de pesanteur. «Trop de policiers» tue le tourisme, la quiétude et la sensation que c'est un pays qui retrouve son calme. A nous, Algériens meurtris, cela semble invraisemblable. Il manque au «chaos tunisien» supposé les herses, les fouilles, les visages apeurés ou agressifs, la méfiance. Du coup, c'est nous qui offrons le spectacle, chez nous, que « ce n'est pas fini » et qu'on n'est pas sorti d'octobre 88, ni de la seconde guerre, ni de la peur pour les vies et les biens. Les Tunisiens ne sont pas sous surveillance, étonnamment. Bien sûr, le pays est encore en souffrance : dans les zones pauvres, les Tunisiens s'éveillent à la réclamation, le sit-in, la révolte quotidienne et la colère mais pas avec l'ampleur que l'on s'imagine chez-nous. Il y existe les salafistes en quête de malheurs, des classes moyennes inquiètes, des fuites éperdues vers l'Occident et de la pauvreté et de la tension mais quand on met tout cela côte à côte, cela ne donne pas la guerre civile ou l'état d'urgence mais la sensation d'une convalescence. On ne sait pas ce que va devenir la Tunisie demain, mais la Tunisie n'est pas en ruine ni sous la peur et ne se surveille pas elle-même avec méfiance. C'est étrange pour un Algérien qui ne connaît ni la paix ni la guerre mais sent toujours un doigt sur une gâchette et une pierre dans sa main.

Et cela rend un peu jaloux et envieux : la révolution a un an de vie ici, mais le pays ne s'est pas encaserné. Chez nous, cela traîne : on est encore sous la peur de 62 et dans les séquelles des années 90. Chez nous, c'est un long après guerre inquiet. Chez eux, c'est un après-Benali qui ne veut pas effrayer les étrangers ni les autochtones. La Tunisie est «civile», elle sort d'une caserne. On le sent aux routes et dans les villes et les gestes.