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Le Califat d'Al-Qaradaoui est né !

par Kamel Daoud

Au final, il ne reste en Algérie, comme dans la plupart des pays arabes, que deux institutions : la matraque et la mosquée. Il y a presque une semaine, une marche organisée par des syndicalistes et des universitaires à Oran a été « durement » interdite. Les policiers du cordon avaient trouvé la parade pour éloigner les maraudeurs : « Ce sont des universitaires, éloignez-vous !». L'explication est suffisante : les élites sont minoritaires, isolées, facilement cassables, sans relais puissants. Les régimes le savent, les enjambent et les bastonnent trop facilement.

Avant-hier, sous l'effet de l'appel du Cheikh Qaradaoui, les marches ont fini par avoir lieu, et par casser les interdits administratifs et réunir les foules comme jamais depuis des années. Là, face aux courants des mosquées, les recettes policières ont fait dans l'humilité, ont laissé faire et ont même prêté main forte pour éviter les débordements. Les marcheurs n'étaient pas des islamistes uniquement, des partisans ou des «encadrés», mais des foules populaires, de toutes les générations et de tous les âges. Mais cela n'enlève rien à l'évidence : il s'agit de mouvements de foules qui ne peuvent profiter qu'aux courants islamistes, ici chez nous et dans tous les pays arabes.

Les régimes ont fait leur choix et donnent la légitimité à ceux qui ne l'ont jamais perdue faute de concurrents crédibles. Et les foules en saisissent bien le sens : ce qui fait basculer les choses, ce ne sont pas les institutions, les partis, les associations ou les urnes et la démocratie, mais le rapport de force et uniquement le rapport de force.

L'erreur de gestion des marches est grosse en Algérie et n'est plus rattrapable mais pas seulement : depuis vingt ans, une stratégie de « déboisement » des mouvements civiques et intellectuels a fait le vide entre les peuples et leurs Etats. Aujourd'hui, soumis à de terribles pressions, entre nécessité de survie et effets de foules, les régimes n'ont plus pour interlocuteurs que les courants islamistes et les foules n'ont plus de possibles leaders que les rescapés des aventures de la décennies 90. On ne cueille alors que ce que l'on a semé : un raz-de-marée émotionnel sans relais, ni institutions de médiation, ni porteurs d'opinion, ni modérateurs. Rien que cette rue entre deux trottoirs : des courants islamistes d'un côté, et de l'autre, l'Etat et ses appareils fantoches, mêmes élus, même non gouvernementaux. La matraque et la mosquée.

Et dans cette impasse, l'appel d'El-Qaradaoui est désormais une institution de rechange, la seule, et semble l'avoir prouvé hier. La énième guerre d'Israël contre nous a lieu aujourd'hui avec des arrière-plans inédits : la monté des légitimités islamistes, Al-Qaïda, les échecs des nationalismes maffieux, la violence de l'Occident, les guerres de prédations énergétiques et les fourberies équilibristes des derniers régimes locaux mis sous tutelle de l'Empire. Et là où on a cru nos régimes assez malins, au moins par logique de survie, ils s'illustrent par le rôle primaire de l'agent de sécurité à la solde de l'Occident, et l'expression est inévitable.

Une époque est close : celle où la cause palestinienne était un « instrument » des régimes. Aujourd'hui, la Palestine est une cause aux mains des courants islamistes et le paradoxe est qu'ils sont les seuls à pouvoir incarner les foules et tirer profit des affects. Cela « fonctionne « pour le moment. Jusqu'au jour, du moins, où l'on découvrira que notre ruine est plus grande qu'on ne le pense : la colère est une impasse aussi certaine que la soumission électorale. On n'a pas encore compris que la «traîtrise» de nos régimes est d'abord l'impuissance de leurs peuples.