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La basilique Sainte-Sophie d'Istanbul est un bien de l'humanité

par Sid Lakhdar Boumédiene*

Le 10 juillet 2020 le Président Erdogan a signé un décret qui bouleverse des siècles d'histoire. Il ne se passe pas un seul jour dans l'année où il ne décide quelque chose hors du commun et qui tourne le dos à l'apaisement mondial. Voilà sa dernière péripétie, transformer la cathédrale Sainte-Sophie en mosquée.

Après de très nombreuses évolutions de l'histoire c'est Mustapha Kemal Atatürk, dont on sait le projet laïc de sa république, qui a transformé en 1934 la basilique Sainte-Sophie en musée pour « l'offrir à l'humanité » selon ses propres termes.

Le 10 juillet 2020, le président Erdoan signe le décret portant transformation de la basilique en mosquée. Nous voilà au coeur d'un vaste questionnement pour lequel mon avis est assez tranché et conforme à mon profond sentiment. Mais nous allons laisser de côté la face politique et religieuse de cette affaire pour rappeler par un résumé très concis l'évolution du statut de la basilique en même temps que son histoire. Pour cela il est indispensable de débuter par une explication préalable lorsqu'on évoque la célèbre basilique.

Un peu de sémantique et d'histoire

Une erreur extrêmement commune est de nommer l'édifice par le nom de cathédrale. La confusion naît de l'imposante structure du lieu de culte. Or c'est une basilique, il faut donc remettre en ordre le vocabulaire. Une cathédrale est le lieu où se trouve l'évêque qui tire son nom du latin Episcu, dérivé comme souvent d'un mot grec, signifiant « Chef, guide, responsable, meneur, etc.».

Il est le chef de l'Église sur un territoire dénommé diocèse. Et comme il est également le représentant du Pape, il doit sa nomination à ce dernier, lui-même évêque de la ville de Rome, on l'oublie trop souvent. Lorsqu'il faut parler du statut religieux de Sainte-Sophie d'Istanbul c'est le mot basilique qui est la dénomination attribuée par l'Église catholique. Une basilique est tout simplement une église, comme le sont tous les autres lieux de culte, mais en faveur de laquelle il a été accordé un statut privilégié, pour de nombreuses raisons possibles. Cela peut-être par l'affluence importante, un lieu de pèlerinage, l'existence de reliques entreposées etc. La basilique Sainte Sophie est la première basilique de l'Église catholique. Ce qu'il faut se rappeler de l'enseignement d'histoire au collège est que le IVème siècle fut celui du grand schisme de l'Église d'occident avec celle d'orient, la partie orientale étant dirigée par l'empereur Constantin (d'où le nom de Constantinople devenu Istanbul). Puisque le schisme était purement politique et territorial et non religieux, l'empereur souhaita un édifice catholique à la hauteur du nouvel empire qui se voulait être l'égal de Rome sinon une puissance supérieure. Comme du temps de la grande Rome et comme le feront plus tard les Médicis et bien d'autres, il comprit que l'apparat, l'art et la beauté architecturale, étaient des attributs de la puissance et de la soumission des autres royaumes. Le lieu de l'édifice fut une église bâtie sur un ancien temple d'Apollon, sur les hauteurs d'une colline dont la vue embrassait entièrement la mer de Marmara. Son nom, dérivé du grec « Sophia », signifie « la sagesse divine », en dévotion à Jésus-Christ. Et voila le statut de l'église élevé au rang de basilique du fait de son importance et de son faste voulu par le nouvel empire, héritier de la grande puissance territoriale romaine.

C'est l'empereur byzantin Justinien (d'où son nom actuel, église de Justinien), au début du 6ème siècle, qui va lui donner son aspect grandiose qui fera d'elle l'un des plus beaux édifices religieux dans le monde. De constructions en rénovations, la basilique se transforme et devient petit à petit ce qu'elle est aujourd'hui. Du point de vue de son affectation la basilique deviendra, pour une première fois, une mosquée au milieu du 15ème siècle lors de l'empire ottoman. La mosquée garda cependant l'ancien nom, reconnaissable en turc, Ayasofya. L'intention était clairement exprimée de bien signifier que l'empire ottoman a définitivement détrôné l'ancien empire sur le lieu symbolique de sa puissance armée et religieuse.

Un pouvoir souverain sur un territoire turc ?

En considération du principe de souveraineté nationale, la Turquie a en principe le droit de transformer l'affectation d'un édifice sur son territoire comme elle le souhaite et dans les procédures prévues dans sa législation. Mais beaucoup de commentateurs en faveur de la mosquée ont oublié un fait modérateur du principe général de souveraineté.

Le Président turc tourne le dos à la décision historique de Mustapha Kemal Atatürk qui avait proclamé la basilique Sainte-Sophie « bien de l'humanité » en 1934, devançant ainsi le principe de l'UNESCO. Cette décision est doublement choquante car il faut rajouter que la basilique Sainte-Sophie fut par la suite incluse dans l'un des cinq territoires turcs déclarés « Patrimoine de l'humanité » par l'organisation internationale. En vertu d'une convention internationale de 1985, que la Turquie a signée, elle est en contravention manifeste de ses engagements internationaux. Le Président actuel ne fait aucun cas des propres décisions antérieures de son pays et méprise ce dont le pays a largement profité, en prestige, en tourisme et, ce qui est encore plus inacceptable, en financement.

Il faut effectivement rappeler que d'immenses efforts financiers et techniques ont été déployés, notamment par l' UNESCO, pour éviter le délabrement de l'édifice historique. Comme on dit dans l'expression populaire consacrée, la Turquie a « profité du beurre et veut profiter de l'argent du beurre ». C'est encore une fois une décision d'un Président qui n'est vraiment pas favorable à la stabilité de la région et des relations internationales apaisées.

L'exemple de la mosquée-cathédrale de Cordoue

Bien qu'il ne s'agisse pas de la même période ni des mêmes circonstances, c'est souvent l'exemple historique de la mosquée-cathédrale de Cordoue qui sert de référence à une telle situation où deux religions (voire plusieurs) ont marqué de leur empreinte le statut d'un même lieu où elles se sont succédées. Après un litige séculaire et une demande insistante des musulmans de pouvoir y prier, l'UNESCO a décrété ce monument comme patrimoine universel de l'humanité. Ne pourrait-on pas inciter les autorités turques à revenir sur leur décision et reprendre le cours de la raison ? Rien dans cette affaire n'insulte l'affirmation musulmane de ce pays qui pourrait y trouver son avantage et concilier les deux situations. On dit bien « mosquée-cathédrale » de Cordoue, preuve que les humains intelligents peuvent trouver des arrangements avec l'histoire (dans le bon sens du mot arrangement).

Pour être tout à fait en conformité avec l'histoire, il faut rappeler que la cathédrale de Cordoue fut d'abord un édifice romain puis une église catholique pendant la dernière époque Wisigoth.

Chacun sait qu'elle devint une magnifique mosquée que les souverains de la péninsule ibérique ont voulu comme symbole resplendissant et arrogant qui brave le pouvoir de Damas. En conclusion nous dirions qu'il faut sortir une fois pour toute les édifices anciennement religieux qui se sont hissés au rang de patrimoine de l'humanité de la polémique sur les souverainetés nationales. Ils sont devenus des lieux d'hommage au génie humain dans ce qu'il a de plus beau et de plus créatif dans toutes les compétences qui relèvent de l'art architectural. La basilique Sainte-Sophie doit redevenir un musée dont le patrimoine est commun à l'humanité.

C'est de l'intérêt de la Turquie mais en a-t-elle conscience en ces moments très peu rassurants quant à son avenir ?

*Enseignant