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Quelles dispositions développons-nous ? De collusions ou de congruences ?

par Arezki Derguini

Dire non à de nouvelles collusions, dire oui à la congruence des forces sociales, tel va être notre propos ici. Le fossé qui se creuse entre l'État et la société que la crise du covid-19 accentue, va-t-il s'élargir et disloquer les forces de la société, ou ayant atteint ses limites, va-t-il en se résorbant faire apparaître de nouvelles propensions et forces sociales ? La situation va-t-elle incliner les forces vers de nouveaux états ou les accentuer ? S'il peut y avoir infléchissement et renversement de tendances et non un raidissement, cela ne prendra pas la forme d'une révolution, mais d'un travail patient de transformation de la situation.

L'opportunité de « se mettre à l'école » de la société ne semble pas arrivée. Celle qui semble avoir été saisie est celle de repartir en guerre contre la société. Et pourtant, la société déborde déjà le cadre qu'on veut lui fixer, elle manifeste un désaccord : elle ne veut pas croire à cette crise épidémique. Les mouvements de la société et des autorités semblent se contredire. Les autorités, qu'elles soient scientifiques ou politiques, ont tort de croire qu'elles pourront imposer leur ordre au mouvement social : il est déjà retors. Les soignants sont les premiers à en supporter les frais. En ignorant la situation de la population, les autorités dégradent la situation des soignants, c'est en se pliant à la situation de la population qu'elles pourraient alléger celle des soignants. Entre ces deux populations, il n'y a donc pas contradiction. Car non pas qu'une telle désobéissance soit volontaire, c'est la vie elle-même, la vie à laquelle la population se plie qui refuse de se soumettre à la politique du confinement. C'est comme une désobéissance silencieuse, sans manifestation publique, mais sans égard aux autorités. La vie suit son cours, une vie à laquelle ne semblent pas vouloir prêter attention ni l'opposition ni les autorités, si ce n'est pour condamner son laxisme, pour essayer de la faire entrer dans l'ordre. On aura compris que je ne fais pas allusion au côté le plus manifeste du mouvement de la société. C'est contre la mort - qu'il ne s'agit pas d'éradiquer, dans la vie que l'on mène le combat, il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain.

L'occasion que constitue la crise du covid-19 pour les autorités de se mettre à la hauteur de la société, autrement dit de ce qu'elle sait et peut faire, risque de passer. Imperceptiblement peut s'imposer une mauvaise prise en main de la situation. Il ne s'agit pas d'inverser la relation de maître à élève, mais de permettre à l'élève d'apprendre et de prendre le relais de son maître. Il faut penser que c'est l'expérience qu'accumule la société qui compte et agir en conséquence. C'est l'ignorance d'un tel principe qui fait que l'élève n'écoute plus son maître, que le maître et l'élève ne se comprennent pas, que la société politique et la société cheminent dans deux cours différents.

Le comportement des autorités trahit une volonté de surfer sur les difficultés de la société tout en préservant les anciens rapports de l'économie de distribution au travers de la politique de confinement. Elles auraient comme une peur bleue de la société dans laquelle elles craignent de s'immerger. Elles refusent d'accompagner la politique de confinement d'une politique d'immunisation collective, seule politique que les moyens de la société permettent. Elles ne veulent pas prendre en compte les situations différentes dans lesquelles sont prises les populations de jeunes, de vieux, de travailleurs précaires, de soignants et elles se cachent derrière la politique des puissances industrielles qui elles sont en mesure de tester la population, de traquer le virus et de traiter les malades afin de ne pas prêter le flanc à la critique interne et externe. Tétanisées par les menaces extérieures, elles continuent de vouloir rester au-dessus de la mêlée et traitent indifféremment toute la population. Elles ont peur de s'engager et de prendre avec la société les problèmes à bras le corps. Face aux conséquences néfastes d'une telle politique, une réponse est déjà prête chez les bien-pensants : c'est la faute d'une société sans égard pour les autorités (le politique se cachera derrière le scientifique). Incrimination de la population et répression vont de pair, il faut le rappeler. Et n'allez pas croire qu'une telle politique n'a pas ses puissants partisans. Les menaces et pressions extérieures n'ont pas d'autre but que celui de pousser à une telle politique. Que cela ne serve donc pas de prétexte : la réponse aux menaces internes et aux menaces externes est la même : la mobilisation de la population.

Ordre public et santé publique

La politique du confinement défend l'ordre public au nom de la santé publique. Mais pourquoi séparer ces deux affaires et soumettre l'une à l'autre ? C'est la santé qui donne ses moyens à l'ordre. Et la santé n'est-elle que médicale ? Le manque de ressources, la mal vie n'exposent-elles pas davantage à la maladie ? Il ne faut donc pas inverser les rôles : ce n'est pas à l'ordre public de défendre la santé, mais l'inverse. Il ne faut pas les opposer. Un ordre public qui est refusé par la population n'est pas au service de sa santé. Les États-Unis d'Amérique et le Brésil ont choisi de sacrifier leurs populations vulnérables pour défendre leur puissance économique. Leurs morts seront considérés comme des soldats tombés au champ d'honneur de la guerre économique. Ferons-nous de même ? Nous perdrions les deux, guerre économique et combat contre la maladie.

Il faut comprendre qu'il ne faut pas opposer ordre public et santé publique, ordre et changement. Bien au contraire le changement a besoin d'ordre. Aussi la politique de confinement n'a pas à être opposée à une politique d'immunisation collective. Certaines populations pourront adopter l'une ou l'autre, mais pas les deux. Il faudra confiner certaines populations et immuniser d'autres. Il faudra que les populations vulnérables se confinent, que s'isolent les personnes exposées, que la société reste active pour que se défendent les états de santé publics, santé économique et santé à proprement parler. C'est le développement humain dont nous sommes fiers et que nous avons accumulé lors des décennies écoulées qui commence à être entamé. Il faut désormais que la population accumule de l'expérience (du savoir-faire, du savoir-être et du savoir-vivre) pour le défendre et l'améliorer. La dépense publique ne pourra plus le soutenir.

Coûts et bénéfices de l'apprentissage social

Étant donné l'état de son expérience, la société devra apprendre à se comporter comme il convient dans ce genre de circonstances. Les automatismes qu'on lui demande d'acquérir ont leurs préconditions et ne s'acquièrent pas du jour au lendemain. La vie ne peut se les approprier que s'ils la confortent. Elle doit pouvoir développer et répéter des gestes dont elle n'a pas coutume. Elle ne le fera pas si elle n'en a pas la propension. La rente dont on a spolié les générations futures ne pourra plus la nourrir. Les États et sociétés de l'Est asiatique ont eu l'expérience d'épidémies antérieures qui les a préparés à affronter la nouvelle épidémie. De plus nous ne pouvons pas dire que nous avons les moyens de leur politique. Les sociétés industrielles occidentales n'avaient pas l'expérience, elles ont dû s'adapter lentement pour se donner les moyens d'une politique cohérente. Elles n'ont pas pu tester rapidement, traquer le virus au départ de l'épidémie, elles ont dû confiner pour que leurs structures sanitaires ne soient pas débordées par l'épidémie. Elles se sont donné ensuite les moyens de tester, de pister et de traiter. Elles devront continuer à mobiliser des ressources importantes pour combattre les différentes vagues de l'épidémie et en geler d'autres pour contrôler les pertes de vie humaine.

L'apprentissage de la société étant donné son expérience et l'état de ses ressources, quelle que puisse être la politique adoptée, aura un certain coût social. La question est de savoir si au bout du compte la société aura accumulé du savoir ou pas, si les coûts partiront tous en pertes ou pas. L'apprentissage a toujours un coût, nous qui devons beaucoup apprendre, son coût nous effraie beaucoup. C'est pourquoi il faut le maîtriser mis non pas y renoncer. Il ne s'agit donc pas d'être trop volontariste. Il faut se mettre à la hauteur des moyens réels de la société, ni au-dessus en préconisant ce qu'elle ne peut pas accomplir ni en dessous en lui refusant d'accomplir ce qu'elle peut.

Nous allons voir de quelle manière l'ordre public sera utilisé, dans quelle logique seront utilisées les forces de l'ordre. L'ordre public abandonnera-t-il les populations vulnérables à leur sort ou permettra-t-il à la société de s'organiser pour faire face à ses défis ? L'État ne pourra plus transcender par la carotte les problèmes de la société ni surfer sur eux en laissant la société s'adapter dans les cadres dans lesquels il l'enserre. Il ne peut pas laisser la jeunesse à sa vacance. Il risque de chavirer dans la tourmente.

L'autocontrôle doit succéder au contrôle étatique, la force publique va manquer des moyens d'une politique douce de gestion des foules. Les arrestations actuelles de militants seront suivies par des répressions massives si le contrôle interne ne succède pas au contrôle de surplomb. La société bridée dans ses mouvements s'agitera avec la raréfaction de ses ressources et débordera de ses cadres. Les vraies forces de l'ordre seront impliquées dans ce combat d'autocontrôle de la société plutôt que dans la défense d'un ordre qui lui serait extérieur. Non pas profiter du désordre social pour promouvoir un ordre de classes, mais combattre le désordre pour établir un ordre juste, équitable et efficace.

État de droit et états de droits

Mais pour qu'une telle politique d'autocontrôle puisse voir le jour, il faut qu'il y ait congruence des forces sociales et des forces étatiques. Il ne faudrait pas que la société se fourvoie dans son combat pour le changement de régime et l'État de droit. Il faut que l'ordre devienne une affaire sociale et étatique.

Ce n'est pas en confiant son destin à une Constitution écrite que la société transformera des droits formels en droits réels. C'est en transformant les forces et leurs rapports, en fixant leur fonctionnement dans des règles, que l'on obtiendra un état de droit. L'État de droit, qui n'est en réalité que le Droit imposé par l'État, a été la production d'une transformation bourgeoise de l'État monarchique de droit divin. Les sociétés qui se sont dites communistes ont échoué à faire du droit la construction de la société en comptant sur l'État pour imposer le Droit. Elles ont substitué à l'ordre d'une classe de propriétaires formels dont elles ne disposaient pas, l'ordre d'un groupe de propriétaires informels, l'ordre d'une classe capitaliste à l'ordre d'un groupe politico-militaire. Il faut changer d'optique : il faut combattre pour des états des droits et non un État de droit, transformer les dispositions de forces non pas conquérir le pouvoir d'État. Un état de droits au travail, à la santé, à l'éducation, à la liberté d'association, etc.. Les forces publiques ne peuvent veiller à l'application du droit, protéger contre la violence que marginalement. L'application et le respect des droits doivent d'abord être vus et entendus comme une pratique sociale de masse. Les forces publiques refusant de s'appuyer sur une telle pratique rechercheront un appui extérieur qui soumettra les intérêts qu'elles protègent à ceux du capital mondial.

États de droits et dispositions de forces

La construction des états de droits suppose l'existence de communautés comprenant des dispositions stables de forces mettant en œuvre de tels droits. Ces communautés doivent définir les droits qu'elles sont en mesure de supporter, car il ne suffit pas d'exprimer des droits pour qu'ils se réalisent, il faut être en mesure de les honorer. Des droits pour les uns signifient des droits sur d'autres. On oppose communément droit et obligation (devoir), mais ce ne sont pas eux qu'il faut opposer, ce sont les porteurs et encore, les porteurs d'obligations doivent consentir aux porteurs de droits. Ce n'est pas à l'État d'édicter des droits, sauf à vouloir les imposer par la force : dans une démocratie à une minorité récalcitrante ou dans une dictature à la majorité de la population. Encore faut-il qu'il en ait les moyens. C'est à des collectifs qu'il revient de transformer des obligations en droits. C'est une société non hypostasiée qui transforme. La redistribution publique, par exemple, suppose que ceux qui ont le revenu payent pour ceux qui ont le droit, mais pas le revenu. Si les riches ne consentent pas à l'impôt, plus précisément à travailler pour la société, l'État aura du mal à entretenir sa force, ses différentes armées. Et s'il réussit à imposer aux riches un impôt auquel ils ne consentent pas, ils se soustrairont davantage à la charge de travailler pour la société et il finira par tuer sa poule aux œufs d'or. Trop d'impôt, c'est-à-dire impôt insupportable, tue l'impôt dit-on. Car le riche doit consentir non seulement à l'impôt, mais aussi à l'investissement. Et s'il ne consent pas, l'argent peut se soustraire à l'emprise de l'État plus aisément qu'une autre matière. C'est pour cette raison que l'État, de guerre lasse, finit par se ranger du côté des riches. C'est eux qui le nourrissent. Les « riches » doivent donc être anoblis par la société pour qu'ils puissent accepter de travailler, d'investir et de redistribuer pour elle. Cela suppose que la disposition de travailler pour la société soit générale et non pas particulière à une catégorie, que la disposition à donner de soi importe plus que celle de prendre à autrui. Et donc que la reconnaissance sociale importe plus que la réussite matérielle. C'est là une disposition sociale d'où pourront émerger de nouvelles forces sociales. Le riche ne doit plus être le prédateur des ressources collectives, il doit en être le bon gestionnaire. Par son influence, son « travail » qui est non seulement savoir-faire, mais aussi savoir-être avec le travail des autres, il enrichit la société. Voilà comment on peut obtenir un droit sur un revenu qui ne soit pas le sien, une obligation d'une personne élue par la réussite envers une autre qui l'aurait été moins. Cela ne peut pas être d'abord une affaire d'État, mais de société, d'élite influente et de dispositions sociales.

Un mot sur la lutte de classes. Quand les classes existent et qu'elles trahissent leur fonction sociale, l'idéal égalitaire rend la lutte de classes inévitable. En Occident la classe capitaliste a temporairement triomphé parce qu'elle s'est soumis le monde et a acheté la paix sociale. La pérennité du capitalisme tient à ce qu'il a tenu sa fonction sociale : ce ne sont pas les riches qui ont fait la révolution contrairement aux prévisions de Marx. L'impérialisme a fait tenir à la classe capitaliste européenne sa fonction sociale. La conjoncture mondiale n'est donc pas étrangère à sa réussite, changeante, elle ne sera pas étrangère à sa défaite. Quand elles n'existent pas, la lutte sera dite autrement, elle pourrait veiller à ce qu'une telle formation n'ait pas lieu. Et il est fort improbable qu'une classe capitaliste non occidentale puisse prendre le relais de celle occidentale.

Une telle transformation d'une obligation des uns en un droit des autres, peut-elle être unilatérale, sans retour, comme obtenue entre des personnes qui sont quittes une fois la transformation achevée ? Certainement pas, à l'ère de la production, d'où viendrait ce pouvoir de donner sans recevoir ? Comment se renouvellerait-il ? Il faut que le droit contienne une obligation ne serait-ce qu'implicite qui fait que celui qui reçoit soit disposé lui-même à donner davantage qu'il ne reçoit. Que le jeu ne soit pas en quelque sorte un jeu à somme nulle : celui qui donne perd et celui qui reçoit gagne. Il faut qu'il y ait congruence des efforts de l'obligé et du bénéficiaire. L'enrichissement de l'un ne doit pas passer par l'appauvrissement de l'autre. Le riche ne doit pas déposséder autrui en possédant. Le pauvre ne doit pas faire consommer le capital du riche. Il faut que pauvre et riche forme société commune. Une simple somme de contrats ne peut pas faire société. La société n'est pas une collection d'étrangers, mais de familiers. Ce qu'ils partagent est plus important que ce qu'ils se disputent. Ce qu'ils se disputent ne les fait pas renoncer à accroître ce qu'ils se partagent. La société qui produirait les « élus » de la richesse recevrait en retour, partagerait avec eux la richesse. Des riches qui ne doivent rien à la société ne peuvent lui rendre ce qu'elle ne leur a pas donné. Des ayants droit qui se pensent quittes de la société ne peuvent recevoir d'elle quand elle ne reçoit rien d'eux. Plus que des contrats, il faut des dispositions communes.

Un autre rapport de force passe entre le collectif et l'individuel. Ce sont très souvent les retombées du jeu collectif qui déterminent les marges du jeu individuel. Quand le jeu collectif gagne, la part de l'individu s'accroit et inversement. Pour épargner et investir dans les sociétés à faible ou revenu moyen, la part qui sera laissée à l'individu ne peut pas être normalement prépondérante. Le revenu qui sera consacré à la subsistance collective de la société sera important et la part laissée à la discrétion de l'individu faible. Les sociétés riches accorderont ainsi plus de place au jeu individuel que les sociétés pauvres. Le jeu individuel pouvant disposer de plus de ressources et de capacités.

Autre disposition qui concerne le rapport de la consommation à la production : le pouvoir des consommateurs, des usagers à former des préférences collectives. Pour accumuler, il faut être compétitif. Et comment être compétitif pour une économie émergente face à la concurrence étrangère ? En établissant des droits de douane ? Cela ne peut pas être accepté par la compétition internationale. Les consommateurs peuvent-ils préférer la production nationale à la production internationale qui serait de meilleur rapport qualité/prix ? Non s'il se fie à leur pouvoir d'achat actuel, mais oui s'ils sont convaincus que c'est la seule façon d'accroître leur pouvoir d'achat[1]. Leur pouvoir d'achat sera accru à la condition que ce soient les meilleurs produits qui s'imposent et améliorent leur qualité. Donc oui, les producteurs pour pouvoir investir ont besoin du soutien de consommateurs rationnels qui ont le souci de leur futur pouvoir d'achat, de son partage et de la performance économique. Car c'est en partageant qu'ils élargissent leurs marchés et c'est en élisant les producteurs performants qu'ils garantissent la dynamique d'élargissement. Cela suppose bien entendu une société qui ne s'en remet pas à la dispute d'une rente et de ses privilèges.

Ce consommateur individuel et collectif n'est pas celui de l'orthodoxie économique. On répondra que cette orthodoxie a été peu orthodoxe dans les économies émergentes, que la preuve est faite en économie, il n'y a pas de Science en général. Le savoir, la science sont ceux d'expériences toujours particulières, étroites ou étendues. On n'aura pas de Science, à l'image de la religion, valable partout et en tout temps. Il faut remiser notre scientisme au musée des antiquités. Dans l'exemple du pouvoir d'achat, ce n'est pas l'État qui interdit l'importation, c'est le consommateur qui préfère la production nationale, mais une production qui tient ses promesses d'accroissement du revenu qu'elle distribue. Le consommateur doit participer de ses préférences individuelles, les préférences des individus doivent être congruentes, les producteurs et l'État doivent tenir leurs promesses d'amélioration du pouvoir d'achat général. Le consommateur rationnel ici est celui qui permet l'existence d'un marché, d'une épargne et d'un investissement. Il va préférer les produits dont la consommation peut être accrue et élargie et non les produits d'importation qu'il peut se réserver ou les dépenses de prestige qui vont détourner l'investissement d'un tel élargissement et d'un tel accroissement. Les consommateurs et les producteurs ne subissent pas la loi du Marché, mais celle des marchés qu'ils ont convenu d'établir. Ce qui est convenu en politique peut être convenu en économie. Les consommateurs élisent leurs producteurs et leurs produits. La publicité s'en occupe, les producteurs qui la financent usurpent leur pouvoir. Pourquoi la liberté d'association s'arrêterait-elle sur leur seuil ? Ils ont devoir de s'organiser pour être convenablement informés, de sorte à connaître les conséquences prévisibles de leurs consommations sur leur revenu futur. L'économiste ne cherchera pas des lois objectives qui s'imposent aux producteurs et aux consommateurs du monde entier, pour que certains en soient dupes. Il informera le savoir que la société peut acquérir au cours de la construction de ses offres et de ses demandes, cette expérience qui lui permet de faire corps économique, de faire machine sociale durable, équitable et performante. Durable, car mettant la vie marchande au service de la vie matérielle et non l'inverse, équitable et performante, car mettant la différenciation sociale au service de la progression d'ensemble et non l'inverse. Les sciences sociales aideront la société à s'informer pour qu'elle puisse adopter les comportements, les automatismes vertueux. L'économiste en particulier doit informer il ne doit pas s'ériger en nouveau prêtre. Il n'y gagnerait pas, nos croyances ne comprennent pas de prêtrise.

C'est donc à ces dispositions qu'il faut remédier si nous voulons mettre bon ordre en nous-mêmes, fabriquer une machine économique durable, équitable et performante. Les forces publiques de l'ordre ne sont que les composantes formelles des forces sociales. On ne peut pas leur confier l'application de la loi que si la loi elle-même n'est pas une « application » de la société. Comme on le voit, penser changement de régime exige que l'on ne pense plus dans l'opposition de l'État et de la société, du militaire (partie de la société détentrice du monopole de la violence) et du politique (société englobante, mais désarmée), du politique (l'affaire de tous ... et de personne) et de l'économique (l'affaire des riches). Mais du militaire dans le politique et l'économique, de l'économique dans le politique et le militaire, du politique dans l'économique et le militaire. Intrications en même temps que spécialisations.

Théorie et pratique des rapports de forces

Les rapports de forces au sein de la société s'ils n'arrivent pas à construire des rapports de droits seront des rapports dictés par la violence. C'est dans ce sens qu'il faut parler de guerre contre la société. De Gaulle ne croyait pas que la société algérienne puisse se gouverner, il a pris rendez-vous avec nous. L'élite militaire (mais pas seulement) semble avoir hérité d'une telle croyance. Parfois comme volontairement et parfois comme à son corps défendant. Il faut cependant aussi reconnaître que c'est par la guerre de libération que s'est engagée la construction de la nation algérienne et que son expérience de la construction nationale au lieu de s'enrichir s'est comme appauvrie dans une certaine confrontation. C'est comme si la monopolisation de la violence comme celle de l'accumulation primitive n'en finissait pas[2]. La période postcoloniale ne peut donc pas être considérée comme s'étant sorti de la guerre coloniale, le front de libération ne s'est pas élargi, n'a pas compris de nouvelles forces, n'a pas refait ses comptes, il est comme resté prisonnier d'anciennes divisions dans le jeu du pouvoir alors qu'il fallait fabriquer de nouvelles forces pour monter au front de la guerre économique. Il n'y avait pas non plus de compétition à armes égales entre l'Algérie et le reste du monde. Il ne pouvait pas entrer dans la guerre économique mondiale, seulement dans une sorte de guérilla qui n'était apparemment plus de mise. La pente était raide. Nous avons mis cent trente ans pour nous libérer du colonialisme français. Jusqu'à ce qu'il nous devienne insupportable et que l'on trouve les forces de le renverser. Pareil aujourd'hui : il nous faut trouver les forces au travers de nos nombreux échecs et rares réussites. Il nous faudra aller chercher ces forces dans de nouvelles dispositions sociales, de nouvelles dispositions à agir.

Nous devons prendre conscience que la guerre contre la société a pour soubassement fondamental l'inexpérience de la société et les propensions allogènes des élites. L'écart entre l'expérience sociale et la théorie sociale, qui comme relevant de deux écoles différentes (l'école du combat de la société algérienne et celle des écoles étrangères), ne sont pas l'une dans l'autre (pratique de la théorie et théorie de la pratique) et ne font pas corps. Une mauvaise connaissance de soi dans un combat est une cause de défaite. Une connaissance de l'adversaire ne suffit pas à la victoire quand même elle se croirait suffisante. Car en vérité l'une ne va pas sans l'autre. Et la connaissance de l'adversaire est plus proche de la conviction intime que de sa bonne mesure. Notre connaissance de l'histoire du monde est très limitée. Nos maîtres à penser relèvent d'autres traditions. Aussi avons-nous du mal à faire face au monde, à le fixer. Ce qui nous épargne quelque peu, c'est qu'il veuille nous formater à son image plutôt que de bien nous connaître. Il nous sous-estime ou surestime, nous en faisons de même. Il y aurait comme un équilibre des méconnaissances qui s'établit.

La guerre de la société militaire contre la société résulte d'une méconnaissance de la société par ses élites - elles n'en ont pas la théorie en même temps que de la méconnaissance du monde par la société - elle n'en a pas la pratique. La société militaire prétend alors défaire la société par une guerre contre un ennemi intérieur, pour éviter une défaite plus lourde que lui imposerait une guerre avec l'ennemi extérieur. L'expérience des défaites militaires incite les élites militaires à ne pas faire confiance à leur société et à la démocratie dès lors que les élites ne peuvent pas transformer la volonté de combat de leur société en victoires. L'Algérie et l'Égypte me paraissent entrer dans ces cas de figure. Les deux expériences du monde de la société et des élites, semblables (pas à la hauteur du monde) et différentes (connectées différemment au monde), expliquent alors la transformation de la volonté sociale de combat en tragédie.

La Chine est montée au conflit avec les États-Unis après avoir renversé insensiblement un certain nombre de rapports de forces en se coulant dans les dispositions du monde (de consommation en particulier), elle a considéré que d'autres rapports de force ne pouvaient être renversés qu'autrement : en se posant comme nouveau centre du monde. Elle a choisi le moment après que ses dispositions lui en aient donné les forces. À l'inverse, l'Iran par volontarisme est rentré trop tôt dans la confrontation avec la puissance mondiale. Sans être défait, de lourdes contraintes et menaces pèsent sur lui. Ses dispositions lui permettront-il de produire les forces qui lui épargneront la défaite ?

On ne peut pas renverser des rapports de forces et les transformer en rapports de droits avant que les premiers n'aient acquis une certaine stabilité, ne soient acceptés par la société. Il ne faut pas non plus isoler les rapports de forces internes des rapports de forces externes. Ils pèsent les uns sur les autres. Transformations internes et transformations externes évoluent de pair. Les transformations silencieuses[3] de nos dispositions préparent les transformations saillantes et bruyantes du rapport de nos forces. Notre situation est favorable à la transformation de nos dispositions, reste à savoir si nous disposons des ressources nécessaires.

Le défi de la congruence des dispositions et des forces

Le défi auquel nous sommes confrontés aujourd'hui concerne la congruence des forces civiles et militaires, des forces nationales avec certaines forces mondiales. La dynamique sociale et politique devrait favoriser l'émergence de nouvelles forces en mesure de faire face à la guerre économique en cours. Car dans le monde actuel c'est encore la guerre qui structure les rapports de forces. Dans le passé de référence, la société marchande s'est séparée de la société militaire, non pas pour se disjoindre d'elle, mais pour mieux s'épanouir et s'intriquer avec elle. Les guerres européennes ont contraint la société militaire à faire de la place à la société marchande. Et globalement, guerres militaires et guerres (on dit compétition pour ne pas les mettre sur le même plan, comme on ne met pas sur le même plan temps de paix et temps de guerre bien que l'un sortant de l'autre) économiques sont allés l'une dans l'autre, la puissance économique nourrissant la puissance militaire et inversement.

Nous ne pouvons pas aspirer à triompher dans la guerre mondiale, mais nous pouvons aspirer à faire du mieux de ce que nous savons faire : faire la guerre à la guerre qui veut nous soumettre, élargir nos marges de manœuvre dans un monde en guerre, en compétition, de sorte à ne pas tomber dans la dépendance de quelque puissance guerrière. Peut-être contribuerons-nous ainsi à équilibrer les rapports de forces dans le monde, à soustraire à la guerre les moyens de les structurer.

Afin qu'une telle congruence des forces internes puisse être possible, il faut prendre en compte le facteur limitant, en repousser les limites. Il faut permettre à la société d'apprendre à connaître le monde, de sorte qu'un savoir commun puisse se dégager, sur la base duquel pourront coopérer l'ensemble des forces. Il faut donc tourner une page, la page de la société ignorante et de l'élite savante. Cette croyance qui n'est pas foncièrement nôtre, mais juste celle qu'a imposée la société de classes à l'univers et qui a institué la Science comme nouvelle religion réservant l'expérimentation à la finance mondiale et ses clercs.

Ne désespérons donc pas de notre société avec cette crise épidémique. La transformation des dispositions sociale est lente et graduelle, encore qu'il faut en avoir le projet, les germes et les protéger. On ne peut pas demander aux jeunes et aux vieux, aux personnes vulnérables économiquement, de se confiner sans être attentifs aux conditions de leur confinement. Sans être attentifs à ce qu'ils peuvent faire et voudront faire.

Notes :

[1] On peut aussi y ajouter une politique de différenciation locale des produits, établir des coutumes de consommation, pour justifier les préférences. Les normes de consommation mondiales ne s'imposent pas d'elles-mêmes à la société. Il faut que les individus puissent produire des préférences collectives. Les préférences individuelles se transforment toujours en préférences collectives que les individus délèguent cette fonction à la fabrique du marché, du politique ou non.

[2] Le défunt Abdelhamid MEHRI parlait d'une histoire postcoloniale marquée par une tendance à la monopolisation du pouvoir. Ce qui ne manque pas d'avoir une certaine résonnance avec l'histoire de la monopolisation de la violence en Europe.

[3] François Jullien, les transformations silencieuses, Grasset. 2009. La lecture de ce livre a accompagné l'écriture de ce texte. Il lui doit quelque influence.