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Banques publiques, entrepreneurs et prédateurs

par Farouk Nemouchi

« L'entrepreneur crée, le prédateur détruit. L'entrepreneur accumule pour créer davantage, investir, développer ses entreprises. Le prédateur s'empare de la richesse pour la consommer en dépenses ostentatoires ou pour thésauriser ». (Michel Volle, Prédation et prédateurs)

Le discours politique officiel et les avis de nombreux responsables économiques et experts adhèrent à l'idée que le système bancaire est l'une des causes majeures des faibles performances de l'économie nationale. Pour lever cette contrainte, il faut apporter une solution en tranchant le nœud gordien afin de permettre un accès plus facile au financement bancaire. L'intermédiation financière particulièrement dans les pays en voie de développement et la relation entre système financier et croissance économique ont fait l'objet de riches débats théoriques et d'études empiriques et s'il est une question qui a retenu l'attention des économistes, c'est celle de la relation entre le système financier et la croissance économique. Tout en reconnaissant l'existence d'une corrélation entre ces deux variables, les avis divergent sur le lien de causalité et il se dégage de cette confrontation deux grands courants théoriques.

Le premier courant défendu par Joseph Schumpeter considère que le crédit favorise la production et par conséquent les banques jouent un rôle déterminant dans la croissance économique. Grâce à leur intermédiation, les banques mobilisent l'épargne des agents à capacité de financement et procède à son allocation optimale en direction des entreprises par une gestion efficace des risques. Tout un courant de pensée va se former et prospérer à partir des années 70 autour de l'idée schumpetérienne et c'est ainsi que de nouvelles théories voient le jour dont la plus importante est l'école de la répression financière qui a le mérite de se préoccuper des systèmes financiers dans les pays en développement.Selon cette nouvelle approche, l'expérience dans ces pays en développement montre que le blocage de la croissance économique est dû aux rigidités des systèmes financiers qui produisent une répression financière et dont les effets les plus marquants sont : taux d'intérêt réels négatifs, allocation administrative du crédit bancaire, absence de concurrence bancaire et d'innovation alors qu'une partie importante de l'épargne des agents économiques est prise en charge par les marchés financiers informels.

La répression financière représente un frein au développement d'une intermédiation active et impacte négativement l'activité économique et la lutte contre ce phénomène implique l'adoption d'une politique de libéralisation financière et la levée des entraves réglementaires qui pèsent sur le système bancaire : déplafonnement de la marge bancaire, libération des taux d'intérêt pour accroître la rémunération des dépôts bancaires, ouverture du capital des banques publiques et encouragement de la création de banques privées. En instaurant un climat de compétitivité, la libéralisation de l'intermédiation financière peut créer les conditions de l'émergence de structures de financement capables d'accompagner la croissance économique.

Le second courant initié par Joan Robinson estime que c'est la croissance économique qui impulse le développement financier. En d'autres termes, lorsqu'une économie se développe, elle crée une dynamique favorable à l'essor d'institutions financières et de produits financiers.

Comment se présente la problématique de l'articulation entre le monde de la finance et l'activité économique en Algérie ?

La transformation globale du système financier algérien a été initiée au début des années 90 et avait pour objectif l'établissement d'une relation positive entre le développement financier et la croissance et la diversification des sources de financement.Pour juger de l'impact de l'intermédiation bancaire sur l'économie nationale, il faut se poser la question si les ressources affectées par la sphère bancaire sont le résultat d'une allocation optimale contribuant ainsià l'accroissement de la production des biens et services ou si au contraire elles sont à l'origine de déséquilibres qui pourraient provoquer des crises.

Le total des crédits distribués nets des crédits rachetés par le trésor sont passés de 5154,5 milliards de DA en 2013 à 10103 milliards de DA en 2018. Le secteur bancaire public représente le principal canal de financement de l'activité des entreprises nationales puisqu'il assure le financement de l'économie à hauteur de 86,8% en 2017. Force est de constater qu'en dépit de l'ampleur des crédits bancaires alloués, la croissance du PIB au courant des 15 dernières années est demeurée insignifiante. L'endettement des entreprises auprès des banques n'a pas impacté positivement la croissance économique et par conséquent il est illusoire de prétendre qu'il suffit d'une réforme bancaire pour lutter contre la récession économique.

L'expansion d'une économie de crédit dans le contexte d'une déconnexion entre la sphère réelle et la sphère financière est la source de multiples déséquilibres macro-financiers. Elle met à nu les difficultés de l'autorité monétaire à faire respecter la politique de surveillance du système bancaire conformément a la réglementation prudentielle en vigueur. Depuis le début des années 90, les banques sont soumises à des normes de gestion fixées par la Banque d'Algérie. Il en est ainsi du ratio de couverture des fonds propres qui impose à une banque le respect d'un rapport entre le montant des fonds propres et les crédits distribués pondérés par les risques. Elles sont également tenues de diversifier les risques en limitant le montant des crédits accordés à un seul client à 25% des fonds propres. La dernière règle imposée aux banques appelée ratio de transformation ou coefficient de fonds propres et de ressources permanentes limite le financement des emplois à long terme par les ressources à court terme. Le non-respect de ces normes est la source d'une grande vulnérabilité du système bancaire et il est difficile de soutenir la position de la banque centrale qui exprime sa satisfaction sur la bonne tenue des indicateurs de solidité financière.

La capacité de résilience des banques publiques est des plus éphémères car elle résulte de l'intervention de la puissance publique qui prend en charge les conséquences de la mauvaise gouvernance économique qui n'épargne aucun secteur. Si le ratio de solvabilité est supérieur aux normes requises, c'est dans une certaine mesure grâce aux opérations de recapitalisation des banques publiques qui s'opèrent sur les ressources budgétaires de l'Etat. Au cours des trois décennies écoulées, des centaines de milliards de dollars ont été consacrées au rachat des dettes détenues par le système bancaire sur les entreprises publiques. Sans le soutien financier de l'Etat, les banques publiques auraient subi le même sort que les banques privées à l'instar de la défunte Khalifa bank. Cette situation peut être illustrée par le propos de l'ancien ministre des Finances, M. A. Benachenhou qui avait déclaré devant le parlement que « les banques publiques sont devenues une menace pour la sécurité de l'Etat ». Le système bancaire est mis sous une forte pression pour financer le secteur économique détenu par l'Etat,une structure techno-bureaucratique, qui évolue au gré des contradictions entre la contrainte de rentabilité et des impératifs politico-idéologiques. Fortement affectée par le poids des dettes des entreprises publiques depuis de longues années, les banques publiques sont exposées à un nouveau risque lié à une plus grande implication dans le financement des groupes privés. Ces derniers ont bénéficié de concours pour un montant de 5012,0 milliards de dinars à fin décembre 2018. Il est de notoriété publique qu'une part importante de ces crédits relèvent d'un financement abusif qui augmente le poids des prêtsnon performants c'est-à-dire des prêts dont il est probable qu'ils ne seront pas remboursés en totalité ou en partie.

Les révélations rapportées par la presse nationale font état de concours bancaires accordés à un grand groupe privé pour un montant de 211000 milliards de centimes dont 167 000 milliards ont été octroyés par les banques publiques et 43% de cette somme est le fait du crédit populaire d'Algérie. Les bénéficiaires de ces crédits obtiennent, en guise de cerise sur le gâteau, des avantages fiscaux à l'instar de ceux accordés dans le cadre du dispositif SKD dans le secteur de l'industrie automobile (62, 56 milliards de DA pour une seule entreprise).

C'est le règne de l'absurdité économique à partir du moment où le système bancaire algérien finance les constructeurs étrangers via les prédateurs à coup de dizaines de milliards en devises alors que le pécule attribué au citoyen lors de ses déplacements à l'étranger n'a pas augmenté d'un seul dinar durant de nombreuses années. La dégradation du risque de crédit est révélatrice de la facilité déconcertante avec laquelle la règlementation prudentielle est bafouée en toute impunité. Lorsque l'accès au crédit obéit à des impératifs qui sont aux antipodes d'une pratique bancaire fondée sur des mécanismes de marché, c'est-à-dire des crédits de complaisance qui favorisent une poignée de clients, les banques publiques produisent un effet d'éviction et de marginalisation des investisseurs qui ont le potentiel entrepreneurial, technologique et managérial, qualités essentielles pour propulser l'Algérie dans le lot des économies émergentes. Pour une analyse plus fine de l'intervention des banques, il est utile que la Banque d'Algérie produise des statistiques sur l'allocation des crédits à l'économie par secteur et par branche.

Les cadres du secteur bancaire ressentent une vive frustration et beaucoup d'amertume lorsqu'ils s'aperçoivent que les études de demande de crédit réalisées à l'aide de techniques apprises au cours de leur formation sont remises en cause par des injonctions imposées par des sphères du pouvoir au profit de formations oligarchiques prédatrices. Les dérives constatées dans la sphère bancaire apportent la preuve qu'une réforme ne consiste pas à édicter des lois et autres règlements mais de réunir les conditions de leur mise en œuvre.

Le gouvernement reste accroché à l'idée que la question du financement est au cœur de la gestion de la crise actuelle et la problématique de développement. La Banque d'Algérie est appelée à la rescousse et prend des mesures en faveur de l'investissement des entreprises en assouplissant les conditions decrédit : réduction du taux de réserve obligatoire de 10 à 8%, baisse du taux directeur de la Banque d'Algérie désormais fixé à 3,25% et ce à compter du 15 mars 2020 et augmentation de la capacité de refinancement par cette même institution.

Cette démarche est contreproductive à partir du moment où l'accumulation d'abondantes liquidités bancaires au cours de la dernière décennie n'a pas été profitable à l'économie nationale. C'est la confirmation quele financement de l'activité des entreprises est une contrainte qui se pose a posteriori c'est-à-dire une fois que la décision d'investir est validée par les études de rentabilité économique et les perspectives de marché. Le désintérêt pour l'investissement est corroboré par les statistiques de l'O.N.S relative à l'évolution de la formation brute de capital fixe. Pour comprendre les causes de cette paralysie, seul un débat pluridisciplinaire peut fournir les clés qui permettent de décrypter une organisation politique et économique qui a la particularité de sacrifier les authentiques entrepreneurs au profit d'une caste d'affairistes imprégnés d'une mentalité mercantiliste des plus vulgaires. Le recours à des instruments de régulation tels que la manipulation des taux d'intérêt, des taux de change, l'octroi d'avantages financiers, fiscaux, les subventions accordes par l'Etat sont dénués de sens et sans effet. La réforme bancaire dans une optique schumpetérienne dans le contexte de l'économie algérienne c'est-à-dire une réforme qui fait de la finance le facteur de causalité de la croissance économique n'est pas fondée.

Lorsque l'économie est prise en otage par des lobbys prédateurs, l'enrichissement n'est pas déterminé par l'augmentation de la production des biens et services. Leur seul intérêt est l'accumulation de richesses par le truchement de procédés qui sont aux antipodes des lois de l'économie de marche. Les pratiques privilégiées par les prédateurs sont principalement la corruption, l'acquisition de biens fonciers et immobiliers cédés par l'Etat à une valeur symbolique par rapport à leur prix de marché, la fraude fiscale, le blanchiment de l'argent, la surfacturation des importations et le transfert illicite des capitaux à l'étranger. Sur le plan politique ils recherchent la proximité avec les sphères du pouvoir en faisant de l'entrisme au sein des centres de décision et des assemblées élues Les instruments de régulation économique sont pertinents si le pays dispose d'une classe d'entrepreneurs qui perçoivent l'entreprise comme un centre de création de valeur ou l'acte d'investir occupe une place déterminante dans la stratégie de développement.

C'est un leurre que de croire que le démantèlement des sources qui alimente l'économie de la prédation et ses parrains passe par la seule solution économique dont la transformation du système financier représente l'axe central. L'évolution d'une économie de prédation à une économie de production est un processus complexe qui requiert une refondation politique et l'avènement de nouvelles institutions capables de « nettoyer les écuries d'Augias».