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Qui a peur du changement ?

par Hakim Hessas*

  Aucun changement n'est possible aujourd'hui en Algérie sans l'invention d'un nouveau « jeu politique ». Dans le processus de l'évolution de la société, il apparaît devant nous comme une marche à gravir afin de changer de système. Le durcissement des règles et la correction de quelques abus ne sont que des infléchissements qui permettent au premier jeu de se poursuivre.

En politique, comme en science, c'est toujours le point de vue qui construit l'objet et ce qui paraît pertinent dans l'objet considéré : cette marche à gravir peut alors paraître tantôt un obstacle infranchissable, tantôt une logique de l'évolution qu'il faudrait simplement embrasser, mais les raisons et les causes du changement prennent un caractère indélébile. Il est donc nécessaire de ne pas les ignorer, mais plutôt de les comprendre, pour avoir une chance de sortir de cette crise. D'où l'importance de poser clairement cette problématique complexe du changement et soumettre à l'examen tout ce qu'elle comporte comme contradictions, paradoxes et blocages. Ce point de vue relationnel qui ne néglige pas l'ensemble de ces éléments, duquel va dépendre la solution, doit prévaloir sur les autres.

L'on ne peut aucunement nier le ferment objectif de cette Révolution. La secouer dans ses fondements, c'est la contester et écarter l'idée même que la solution pourrait venir du peuple. Loin d'être un soulèvement d'un petit groupe afin de prendre le pouvoir, ni encore un désir de réforme structurelle d'un Etat (par le départ de quelques personnes), cette Révolution est l'œuvre de tout un peuple (il faut le répéter) en colère contre le pouvoir en place et la politique qu'il a menée depuis des décennies. Voilà pourquoi elle n'est portée par aucun parti et que toutes les tentatives de récupération sont vouées à l'échec. Si elle répond à la définition effective de ce que nous désignons par ce nom (que nous dénommons autrement par le « Hirak », dont nous pouvons analyser les subtilités sémantiques), elle signifie proprement une « coupure » totale avec le passé, avec ce que l'on appelle, sans jugement ni appréciation, le « régime ». Si le changement s'impose comme la solution la plus appropriée parmi d'autres possibles (la continuité), il n'est pas le fait d'un simple désir ou encore d'une envie ou d'un phantasme, mais d'une crise sociale importante qui plonge ses racines dans un passé lointain. Cette solution est la moins coûteuse pour construire un nouvel Etat de droit, sans heurts violents, et contenter les différents partis. Il est inutile de rappeler ici les évidences aveuglantes qui ont plongé le pays dans ce chaos, et qui ont participé grandement à forger un nouvel habitus social, pour parler comme les sociologues, c'est-à-dire une sorte de disposition générale ou de conduite vers la rupture. Pour désigner ce fait, les psychologues parlent d'« âme collective ».

Ainsi, inventer un nouveau jeu politique, lorsque l'ancien est vétuste, inefficace et dangereux, implique que le ressort social est devenu assez fort (et ses composants suffisamment en accord les uns avec les autres) pour pouvoir faire un grand bond en avant et le réussir. Mais cela implique des transformations (cognitives) profondes et importantes dans la société, individuellement et collectivement. Même dans ce cas, une rupture totale avec l'ancien système n'est jamais totalement assurée : la tentation est toujours grande sinon irrésistible de le réparer et de le reconstruire (aspirations individuelles, desiderata de certains partis obligent). De plus, si la révolution est éminemment politique, celle-ci (la politique) possède toujours une part de conservatisme suffisamment importante que les analystes, trop pressés, négligent souvent. Ce conservatisme, qui se manifeste clairement dans la résistance au changement, est étroitement lié à la perte des privilèges, des intérêts, des immunités et du pouvoir.

Le temps est toujours du côté du conservateur (politique, religieux, moral, social) qui se sert, presque instinctivement, du vide politique et des incertitudes qui en découlent pour éviter le changement et demeurer ainsi dans un immobilisme politique qui lui assure des privilèges continus. Au contraire, le « révolté » doit vite trouver une solution tant qu'il demeure encore dans la sécurité et la confidentialité que lui offre la foule. Si cette condition est vraie pour les individus isolés, elle l'est encore davantage pour les différents groupes (ethniques, religieux, politiques). Mais pour ce faire, pour construire un nouveau « jeu politique » et mettre en œuvre un nouveau modèle de gouvernement, il faudrait d'abord pouvoir dépasser le « jeu des intérêts », condition sine qua non pour faire grimper le capital de confiance.

*Docteur en Sciences du langage, de l'EHESS, Paris - Chercheur au Laboratoire 3L.AM-ANGERS UPRES EA 4335.

Langues. Littérature. Linguistique des universités d'Angers et du Mans