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Daniel Rondeau au «Le Quotidien d'Oran»: «Ce qui me frappe chez les Algériens, c'est leur capacité à résister et à vivre»

par Entretien Réalisé Par Omar Merzoug

Né en 1948, Daniel Rondeau s'engage très jeune dans les rangs des militants révolutionnaires maoïstes, expérience qu'il retrace dans son livre «L'Enthousiasme». Auteur d'une trentaine de livres, il a reçu le Grand prix du roman de l'Académie française pour son ouvrage «Mécaniques du chaos». Il est nommé, en 2008, ambassadeur de France à Malte et, en 2011, délégué permanent de la France auprès de l'UNESCO. Il nous reçoit dans l'exquis hôtel de la rue des Saint Pères, près du siège des éditions Grasset.



Le Quotidien d'Oran: Vous avez intitulé votre livre «La raison et le cœur» (Ed. Grasset), pourquoi ce titre, car je suppose qu'il a un sens à vos yeux ?

Daniel Rondeau : J'essaie de m'inscrire dans cette tradition d'écrivains français qui mobilisaient à la fois la raison et le cœur. Les deux sont importants et ne s'opposent pas. J'ai parlé de Blaise Pascal, de Camus bien sûr, mais aussi de Dom Mabillon, historien français du XVIIe siècle qui a inauguré une nouvelle manière d'écrire l'histoire, en s'attachant à la fois aux sources de l'histoire et en mettant son cœur au service de l'histoire qu'il est en train d'écrire. Pendant quarante ans, j'ai essayé de comprendre mon temps, la plume à la main, sans séparer l'écriture de l'action. Quand on écrit, l'on n'est jamais séparé de ceux qui sont seuls ou dans la souffrance. Mon cœur a toujours continué de battre pour des gens que j'ai rencontrés, que j'ai aimés, les Polonais, les Africains, les Libanais, les Bosniaques. Cherchant un titre pour ces chroniques, La raison et le cœur s'est imposé sans débat.

Q.O. : Vous faites précéder ces chroniques par une longue introduction qui est importante parce que vous y mettez les choses en perspective, et vous y évoquez deux grands noms de la littérature française, Chateaubriand et Albert Camus. Chateaubriand a moins de sens pour les Algériens, mais Camus leur importe beaucoup plus. Comment voyez-vous Camus, parce que c'est un personnage controversé.

D.R. : Il est controversé parce qu'il avait le cœur divisé. Comme vous le savez, Albert Camus a écrit : «Je suis Algérien». La façon dont il considère les tragédies et les déchirures de son époque est exceptionnelle par cette division qui l'habite, étant à la fois Algérien et Français. Le rouleau compresseur de l'Histoire lui est passé sur le ventre, comme sur celui du peuple algérien. Et lui a divisé le cœur en deux. Beaucoup ont été dans ce cas et il faut bien reconnaître que la tragédie algérienne a poussé tous les acteurs du drame algérien à une sorte de délire. La somme des vérités et des mensonges s'y entremêlaient tellement que les gens ont été entraînés vers un chaos qui a fait un mal très profond à tous les Algériens. Je me souviens qu'en 1958, j'avais dix ans, j'habitais une petite ville de province (Chalons sur Marne) où mes parents étaient enseignants. Sur le chemin de l'école, je passais devant la prison où étaient détenus dix prisonniers FLN. Ils faisaient partie de ma vie. Le soir, à la maison, j'entendais à la radio le concert de casseroles «Algérie française» à Alger, je me disais : Mais pour qui je suis ? Le matin, j'étais pour les prisonniers FLN et le soir j'étais pour les batteurs de casseroles. J'avais moi aussi le cœur divisé. Je crois que Camus exprime avec beaucoup de noblesse ce déchirement et comme il ne parvient à se faire entendre, il choisit la fiction et écrit «Le Premier homme». Très souvent, ce que nous avons à dire sur notre temps n'est pas audible par nos contemporains.

Q.O. : Vous avez évoqué votre engagement révolutionnaire dans votre livre «L'Enthousiasme» (Cahiers rouges, Grasset), vous avez été un militant maoïste, comment, avec le recul, voyez-vous cette vie militante que vous avez menée ?

D.R. : Il y avait au fond de cet engagement révolutionnaire profond un désir d'absolu. De nombreuses générations ont été habitées par ce désir d'absolu, beaucoup pensent qu'ils sont nés pour «changer la vie». On s'aperçoit brusquement, comme le dit Camus, que la politique n'est pas faite pour l'absolu, c'est la religion qui est faite pour l'Absolu, et qu'en mélangeant politique et absolu, on allait dans le mur. Quand on est aimanté par un désir d'absolu, ce qui est louable, il faut s'enfermer dans un monastère, ou devenir soufi, et consacrer sa vie à Dieu. Si on fait de la politique, ça tourne à l'inquisition. Ce qu'il me reste peut-être de cette expérience, que je ne regrette pas, c'est à la fois l'enthousiasme de ma jeunesse et la sincérité de cette époque qui m'a donné de faire l'expérience concrète de la fraternité. Qui suis-je à vingt ans quand j'arrive à l'usine ? Un petit-bourgeois de province, fils d'instituteur, petit-fils de vigneron, qui ne connaît rien à la vie. Je suis plongé dans un chantier où il y a une trentaine de personnes et je constate que je m'accorde avec chacun. C'est le cadeau de l'usine à mes vingt ans.

Q.O. : Vous consacrez un de vos textes au communisme, est-ce que le projet communiste, ce désir de l'égalité, de la justice vous semble d'actualité ?

D.R. : Le désir de justice, d'égalité est vrillé au cœur de chacun, on ne peut que souhaiter la justice. Ce que l'histoire nous apprend, c'est qu'imposer l'égalité engendre tous les maux, ça donne le despotisme. C'est ce qu'avait deviné Chateaubriand. Je ne dis pas qu'il ne faut pas se battre pour donner les mêmes droits à tous, je dis que notre tendance lourde pour imposer l'égalitarisme absolu est quelque chose qui mène au despotisme. Il faut en tirer la leçon.

Q.O. : Venons-en à quelques sujets que vous abordez, la francophonie en est un. Est-ce que la France défend véritablement sa propre langue ?

D.R. : Les Français ne se rendent pas compte du trésor qu'ils possèdent. Nous sommes des enfants gâtés et dépressifs depuis trente ans. Notre bien, c'est cette langue extraordinaire qui permet de sonder la raison et d'entendre battre son cœur, toutes les subtilités et les nuances de la langue nous permettent de devenir des hommes complets, et je crois qu'on n'y fait pas suffisamment attention, même si les autorités politiques se battent pour la cause de la langue française. Au sein des organisations internationales, par exemple à l'UNESCO, j'étais surpris de voir le français souvent maltraité et parfois par des Français.

Q.O. : L'avenir de la langue française ne s'écrit-il pas finalement dans l'ancienne Afrique colonisée, l'Afrique francophone ?

D.R. : En grande partie, oui. Je suis allé récemment au Gabon pour «Mécaniques du chaos»-, très surpris de constater le niveau de langue de ces Africains sub-sahariens, pas seulement les professeurs d'université, mais des gens de la rue. Les Africains ont un niveau de langue extraordinaire. Précision, variété, invention. Si l'on fait une interview avec un Africain rencontré dans la rue pour un micro-trottoir, il va s'exprimer comme un seigneur. Vous faites la même chose avec un Français de base, il s'exprimera parfois de façon médiocre. Je rentre de Beyrouth, je suis toujours surpris d'entendre la poésie qui vit dans la langue française que parlent les Libanais, même si l'anglais progresse. C'est réconfortant.

Q.O. : Retrouvez-vous cette poésie et cette excellence chez les locuteurs algériens ?

D.R. : Bien sûr. Il y a toute une lignée d'écrivains algériens qui ont porté cette langue à un très haut niveau, Kateb Yacine, Mohammed Dib, Rachid Boudjedra et Kamel Daoud aujourd'hui. L'Algérie a enfanté une lignée impressionnante d'écrivains parlant et écrivant en français. L'histoire nous a fabriqué une communauté de destins. L'Algérie est l'un des piliers de la langue française. Nous sommes frères de langue.

Q.O. : En vous lisant, on a le sentiment qu'il y a un mal français ?

D.R. : Les Français ont un problème avec eux-mêmes. Nous vivons dans une période où notre passé est soumis à un tribunal permanent et où l'on se plaît à «dézinguer» les statues des héros et des saints. Et l'on veut oublier que si nous sommes un pays laïc, nous sommes de tradition catholique, ce qui pose des problèmes dans notre relation avec l'islam. C'est un déni d'histoire. Ce déni d'histoire entraine un déni de réalité. Les peuples sont comme les personnes, si vous savez qui vous êtes et d'où venez, vous êtes plus à l'aise pour rencontrer les autres et leur serrer la main avec le sourire. Nous vivons avec ces dénis, cette haine de soi, disait l'historien François Furet. Sans passé, nous devenons incapables de comprendre notre présent et nous n'avons plus d'avenir. Coupés de nos racines et en même temps très connectés avec le monde entier, en un clic, nous croyons avoir accès à la fraternité universelle. Ce double mouvement construit une machine à fabriquer des égarés, nous flottons dans nos existences et dans notre temps, nous dérivons. Cette machine fonctionne très bien en France. Mais aussi sur toute la planète. Les pays d'islam sont également touchés par cette tendance à l'égarement. La différence entre le bien et le mal devient floue. Nous sommes entrés dans une période où toutes les frontières ethniques, morales, politiques, sexuelles, sont abolies. Les gens vivent dans une sorte de brouillard où les libertés les plus essentielles peuvent être confisquées ou défigurées.

Q.O. : Est-ce que les chrétiens d'Orient sont assez soutenus en Europe ?

D.R. : L'intervention américaine en Irak en 2003, et je l'ai écrit à ce moment-là, a semé le chaos non seulement en Orient mais dans le monde entier pour cinquante ans. Elle a déstabilisé des régions entières où des chrétiens vivaient parfois avec des musulmans en équilibre instable mais en équilibre tout de même depuis des siècles, cet équilibre est désormais rompu. Pour le Liban, l'équilibre était plus réfléchi, plus construit, institutionnalisé. Chacun avait appris l'art du compromis, ils s'apprécient et ils se respectent. Mais le «petit» Liban est fragilisé par l'intervention américaine, les ambitions de l'Arabie saoudite, la présence de près de deux millions de réfugiés syriens, et par la dynamique de l'islamisme radical qui affecte le monde entier

Q.O. : Vous consacrez quelques pages à l'Algérien saint Augustin. Pour vous, que représente Augustin ?

D.R. : Augustin est profondément africain et non moins profondément latinisé. Il assiste à la chute de Rome. C'est un Berbère qui est affronté à une forme de barbarie, celle des Vandales, enfermé dans une Hippone qui résiste. Ce sont des choses qui nous parlent aujourd'hui encore. Cet Africain catholique a théorisé la phrase de l'Évangile : «Rendons à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu». Il met bien les choses à plat : il y a la cité des hommes, gérée par les règles des hommes et il y a la cité de Dieu.

Q.O. : Est-ce qu'on peut dire qu'Augustin est un lointain précurseur de la laïcité ?

D.R. : Bien entendu. La laïcité est passée par lui. Elle a été bafouée par l'Eglise pendant des siècles mais saint Augustin l'avait théorisée

Q.O. : Vous consacrez une chronique de votre livre aux pied-noirs

D.R. : Sur la vareuse à deux étoiles du général De Gaulle, il y a deux tâches, les harkis et les pieds-noirs. Je suis gaulliste, je pense que c'est notre Grand Homme et qu'il n'a pas été remplacé. Mais ce grand homme a laissé tomber certains de ceux qui avaient cru en lui. Les harkis ont été parqués dans des camps. Et les pieds-noirs ont été accueillis comme des empêcheurs de tourner en rond. Les dockers jetaient les valises des pieds-noirs qui débarquaient à Marseille en criant : «pas de pieds-noirs ici !». L'Histoire (malheur aux vaincus) peut être effrayante.

Q.O. : Pourquoi la France a-t-elle infligé ce sort à des harkis qui étaient prêts à mourir pour elle ?

D.R. : C'est un scandale et une tragédie. Mais, toutes choses étant égales par ailleurs, que fait-on de nos interprètes afghans aujourd'hui ? Ce sont toujours des tâches sur notre histoire. Je pense que le peuple algérien a été longtemps soumis à la pression constante du malheur. Ce qui me frappe pourtant chez les Algériens quand je les vois, pleins de volonté et de dynamisme, c'est leur capacité à résister et à vivre. Ce peuple traverse l?Histoire avec beaucoup de courage.