Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La richesse, une responsabilité sociale

par Arezki Derguini

Au nom de Dieu, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.

[107:1] Vois-tu celui qui traite de mensonge la Rétribution ? [107:2] C'est bien lui qui repousse l'orphelin, [107:3] et qui n'encourage point à nourrir le pauvre. (Sourate 107. Al-Mâ'ûn)

À l'occasion du mois sacré du ramadhan, c'est à une sorte de sermon que je voudrai me livrer. Les scientifiques ne prêchent plus tant leurs réalisations parlent pour eux. Reste que la science économique repose bien sur une doctrine, le libéralisme, qui prétend tout gouverner, le comportement de l'individu et celui de la société. De ce soubassement, malgré toutes les critiques formelles qui lui sont adressées, elle continue à se dresser comme seule référence. On ne peut en dire autant du socialisme qui doit revoir sa doctrine. N'ayant pu se prolonger d'une science et d'une expérimentation concluante, il n'a pu conduire longtemps le comportement des humains et de la société.

Premier point de doctrine : la richesse n'est ni le fait, ni la propriété des riches, mais ceux de la collectivité tout entière. L'on retrouve cette idée dans diverses religions, mais aussi dans la doctrine de Karl Marx où elle acquiert une dignité conceptuelle particulière : elle devient la contradiction fondamentale du capitalisme : le caractère social de la production est opposé au caractère privé de la propriété. Pour les religions monothéistes, les biens n'appartiennent pas aux riches, ils n'en assurent que la gestion et la transformation. La terre, les cieux et ce qu'il y a entre eux, appartiennent à Dieu. Avec Karl Marx, ce qui change c'est que l'homme a hérité d'un Dieu qui s'est effacé : la terre, les cieux et ce qu'il y a entre eux, appartiennent à l'humanité. Le marxisme n'a fait que centrer sur l'homme ce qui ne l'était pas encore. Il rabattra ainsi la richesse sur le travail humain, conformant l'homme à sa vieille habitude de récolter là où il n'a pas semé ; ne se reconnaissant cependant plus de maître que lui-même, il n'a plus besoin d'être reconnaissant. De la religion qui avait élevé l'homme au-dessus des autres créatures nous sommes passés à l'homme maître et possesseur de soi et de la nature (Descartes, Locke), à l' « humanité augmentée » et force géologique capable du pire et du meilleur. Après nous être servis de Dieu pour établir une loi et une hiérarchie sur terre[1], avoir considéré que nous n'avions plus besoin de plus grand que nous, nous avons dressé l'homme en adorateur de ses œuvres et en propriétaire absolutiste.

La richesse n'appartient pas aux riches, parce qu'elle n'est pas produite par les riches, nous en conviendrons avec Marx, mais seulement en partie par les hommes : ils en assurent seulement la gestion et la transformation [2]. Je soutiendrai avec Adam Smith (1723-1790) que la richesse est le produit non pas du travail, mais de la puissance productive, autrement dit de la division sociale du travail, de son intensification et de l'étendue des marchés [3]. Je ne suivrai pas David Ricardo et Karl Marx dans leur définition du travail comme substance.

Nous retrouvons la tripartition indo-européenne de la mythologie comparée du savant français Georges Dumézil. Les roturiers ont la charge de la fonction de production, les nobles guerriers celle de la guerre et les nobles savants celle du savoir. Dans le monde contemporain, les riches, désormais puissances de l'argent, se séparent des seigneurs (les guerriers et les religieux). Les savants deviennent les héritiers des prophètes. C'est à eux qu'est dévolue la fonction de prédiction, la conduite pastorale. Je confondrai ainsi les savants de toutes les sciences, religieuses et autres. Mais après avoir servi les puissances de la guerre, les voilà au service des nouveaux riches, les puissances de l'argent. La nouvelle révolution passera par de nouveaux rapports entre les puissances intellectuelles et spirituelles et les puissances de l'argent que des révolutions précédentes n'ont pu éradiquer. Après avoir coupé la tête au roi, tout le monde est devenu roi : l'individu souverain naît et hérite de la propriété privée, propriété exclusive et absolue, comme de son prolongement naturel. On conserve les trois fonctions sociales, il n'y a plus de Dieu, ni de monarque de droit divin, mais un individu souverain. Voilà comment l'on pourrait résumer la doctrine libérale et son individualisme méthodologique.

Ceci étant posé, comment cela a-t-il pu fonctionner ? On peut soutenir que pour Adam Smith, le père de l'économie politique, suivant en cela Thomas Hobbes (1588-1679) auteur du Léviathan (1651), un des ouvrages fondateurs de la philosophie politique, les hommes et les plus puissants d'entre eux, ne seront pas à la hauteur de ce principe : ils ne voudront pas se considérer comme les représentants de la collectivité pour gérer le bien commun. Ils succomberont à leur compétition et se disputeront les biens du monde. Ils s'attribueront des mérites qu'ils n'ont pas, et voudront croire la puissance résultat de leurs œuvres. En vérité les riches d'aujourd'hui, ne font qu'incarner l'esprit d'une époque dominée par cette tendance devenue malversation qu'ont les gens de récolter là où ils n'ont pas semé depuis qu'ils se sont émancipés des puissances surnaturelles. De ce point de vue on peut soutenir que le marxisme a semé des graines du libéralisme, dont l'individualisme et la tragédie des communs, dans les pays « retardataires ».

Deuxième proposition donc : l'espèce humaine persiste à récolter là où elle n'a pas semé. Elle qui en avait pris l'habitude très tôt, aujourd'hui n'a plus besoin d'être reconnaissante.

Troisième proposition : Comment alors éviter la discorde ? Pour éviter la guerre civile, les guerres ruineuses, les hommes s'en remettent à la loi d'un homme comme ils s'en étaient remis à la loi d'un Dieu. C'est sous sa loi qu'ils vont se disputer les biens du monde, jusqu'à ce que la fonction guerrière concède à la loi des puissances du marché, ce qu'elle avait concédé à la loi d'un homme et aux prières des religieux qui l'accompagnent.

Une première réponse qui indiquait une direction avait été donnée par Thomas Hobbes : se soumettre à un seul propriétaire et accepter sa loi, son ordre. Il faut admettre que cette proposition n'est pas originale. L'homme commence à s'instituer élu et représentant de Dieu avec la noblesse et la monarchie de droit divin : le seigneur élu, vainqueur de la guerre [4], se transforme en tant prime inter pares (premier parmi les pairs) en monarque thaumaturge et de droit divin. Il devient unique représentant de Dieu sur terre et s'efforcera de prendre toute la place avec son absolutisme. Se disputent alors la représentation de Dieu le premier intercesseur qui succède à la chute de Rome, le Pape infaillible, et le prime inter pares, selon deux légitimités : celle de la guerre et du sacrifice physique, celle du retrait de ce monde, du lien pur à Dieu. L'histoire du monde peut être décrite comme une lutte entre trois fonctions pour la prééminence. La lutte commence entre le physique et le spirituel, le militant (qui donne sa vie à Dieu) et l'orant (qui consacre sa vie à Dieu), celui qui incarnera le mieux leur unité pourra l'emporter [5]. Puis le spirituel dans sa compétition avec le physique se laisse corrompre par les puissances de la production (le laborans) avec les indulgences, celles de la guerre finissent par en dépendre. C'est moins à Dieu, au courage et aux prières des hommes que l'on doit la prééminence, mais davantage à leur puissance productive. Dieu s'efface derrière les œuvres humaines devenues consistantes. Il ne les surplombe plus. À qui en est revenue la place ? Cela dépend.

Quatrième proposition : Après s'être soumise à la loi d'une personne, une nouvelle différenciation de la société s'opère, il faut alors s'en remettre à des lois objectives pour établir l'ordre dans une société que déborde la complexité.

La loi d'une personne n'arrive plus à contenir les « désordres » sociaux. Pour Adam Smith, concéder aux lois du marché était la meilleure façon de ne pas concéder aux nouvelles puissances matérielles à qui il n'accordait pas grande confiance. Il poussait plus loin le travail de ses amis et prédécesseurs physiocrates (François Quesnay (1694?1774)), qui détachaient la Loi de la personne du roi pour l'établir par la science dans celles de la nature. Il n'avait pas confiance dans ces hommes qui aiment récolter là où ils n'ont pas semé. Beaucoup croiront qu'il espérait compter sur une main invisible pour soumettre les hommes par leurs penchants naturels au service du bien commun, d'autres plus modestement, qu'il soustrayait ainsi la légitimité à l'absolutisme. Voilà où a conduit le libéralisme et d'où il tire sa confiance : l'ordre n'est pas extérieur à la société, il lui est immanent, il est immanent au marché, à la compétition marchande. Nul ne peut plus s'en dire l'unique représentant. On s'interrogera plus tard sur la question, pointée par A. Smith, mais non pleinement développée par lui, de savoir quelle hiérarchie sera produite par quelle société marchande.

Cinquième proposition : le postulat selon lequel les lois du marché sont naturelles finit par épuiser sa fertilité. Il n'est plus nécessaire de poser que les lois immanentes au marché sont naturelles, on peut reconnaître qu'elles sont socialement construites, soumises par conséquent à la compétition des trois fonctions/ordres.

Le libéralisme au départ a séparé les lois du marché de la loi des hommes. En les naturalisant, il a soustrait le marché à la loi des puissances qui lui étaient extérieures, hiérarchies militaire et religieuse, qui commençaient à en perdre le contrôle au moment où dans la différenciation de la société marchande se mettaient en place des hiérarchies. La naturalisation des lois du marché comme représentation accompagnera le mouvement de translation du pouvoir sur le marché d'une autorité externe à une autorité mixte, interne et externe. Naturelles, elles échappaient au contrôle extérieur et pouvaient passer sous contrôle interne. En vérité, les autorités religieuse et militaire perdaient la main sur le comportement social et devaient céder le pas à une nouvelle élue, une nouvelle autorité : la hiérarchie de l'argent[6]. La société marchande et sa hiérarchie commandant à celle du savoir ont objectivé les nouvelles lois de l'offre et de la demande pour lui donner ses régularités.

On reconnaît aujourd'hui que la science économique a tout à la fois pour objectif de normaliser, d'objectiver pourrait-on aller jusqu'à dire, l'activité économique que de la décrire comme une réalité extérieure, comme une réalité objectivée. Elle n'est plus de ce point de vue très éloignée de la science expérimentale [7].

Sixième proposition : Le marché étant une construction sociale, il doit permettre au travail humain de se réapproprier ses puissances intellectuelles.

Les lois du marché étant des automatismes et des mécanismes qui gouvernent le comportement humain et ses institutions, l'économie du marché continuera-t-elle de constituer une institution productrice d'ordre ou sa production d'entropie finira-t-elle par la miner ? Comme vu avec la première et sixième proposition, la science économique qui ne peut être séparée d'une doctrine puisqu'elle aspire à conduire le comportement des hommes, cherche à rationaliser leur activité. Le principal problème auquel elle est confrontée aujourd'hui consiste dans la concentration du pouvoir économique. La rationalisation actuelle de l'activité, équivalant à une objectivation du savoir et sa concentration, conduit à une division de l'humanité en populations utiles et inutiles. Nous sommes arrivés à l'échelle mondiale au terme d'un processus de concentration du pouvoir économique où la croissance de la production matérielle devient productrice de désordres sociaux et écologiques croissants. Les sociétés se trouvent donc confrontées à des compétitions dont elles doivent revoir les mécanismes et les lignes de force : il conviendrait que l'organisation de l'économie soit favorable à la diffusion du savoir, des techniques, plutôt qu'à leur concentration de sorte qu'un équilibre de l'offre et de la demande de plein emploi puisse être trouvé. Il ne suffit plus de soutenir la demande pour ce faire, il faut formater autrement offres et demandes.

La concentration du pouvoir économique est le résultat d'une soumission du savoir au service de la compétition des puissances de l'argent qui le sépare du travail humain et le concentre. Les puissances de l'argent dans leur compétition ont tendance à objectiver le savoir dans un système de machines et à le détacher de son support humain. Il s'ensuit une prolétarisation de la société qui n'a plus de contrôle sur sa production et sa consommation. Comme nous l'avons vu avec la quatrième proposition, c'est à l'absolutisme de la fonction prééminente qu'il s'agit de soustraire le contrôle du marché. Aujourd'hui, il s'agit de soustraire la fonction de production à l'absolutisme de la hiérarchie de l'argent qui impose la supériorité de l'esclave mécanique sur le travail humain. Absolutisme qui peut être combattu par une réappropriation des puissances intellectuelles par la société productive, au travers d'une meilleure production distribution du savoir que l'argent a tendance à concentrer dans son système de machines, grâce à un autre rapport au savoir, aux machines, qui ne soit ni d'esclavage des machines, ni de soumission des humains. En effet, le rapport de la société au savoir (tendance à l'objectivation), des riches aux machines (esclavage mécanique) a tendance à formater le rapport des riches au reste de la société (prolétarisation de la société et concentration du pouvoir). La société productive doit donc se réapproprier ses puissances morales et intellectuelles [8]. Cela passe par la considération de la société non comme une collection d'individus, de salariés socialement irresponsables d'un côté et de prétendues entreprises socialement responsables de l'autre, mais d'entreprises qui s'entraident et se distinguent dans la réalisation d'objectifs communs[9], telle la lutte contre la pauvreté ; l'enrichissement personnel n'étant qu'un signe de réussite qui n'a pas besoin d'ostentation et le profit n'étant qu'une part de l'épargne nécessaire à l'investissement. Encore faut-il que les citoyens se donnent d'autres moyens de se distinguer.

Septième proposition : La science économique doit rétablir l'unité de la production et de la consommation, restituer la production dans sa globalité et établir le producteur consommateur comme citoyen, autrement dit comme partie prenante du processus de production.

Au plan local, nous sommes confrontés au problème du sous-développement que l'on peut définir par un autre dysfonctionnement du marché que celui d'une offre qui ne crée plus sa demande et qui caractérise les anciennes puissances industrielles. Ici nous avons à faire avec un phénomène de sous-production non de surproduction. Le cercle non vertueux de l'offre et de la demande est dû à une déficience, une rigidité de l'offre : la demande est déconnectée de l'offre locale en même temps que celle-ci est déconnectée de la demande mondiale (autre que celle des hydrocarbures). Les demandes internes et externes sont donc incapables de jouer un rôle moteur dans la croissance, tout comme l'investissement qui ne connecte l'offre ni à la demande sociale ni à celle mondiale [10].

Selon la première proposition, il faut que les citoyens considèrent la richesse comme une responsabilité sociale davantage qu'un bien privé, qu'ils adoptent un comportement plus rationnel et plus représentatif, de sorte que leurs demandes et investissements visent moins à monopoliser une offre rare qu'à en permettre l'accroissement. De sorte que l'enrichissement des uns ne signifie pas l'appauvrissement des autres, ne les sépare pas des autres dont ils se désolidariseraient.

Les consommateurs doivent sortir de leur passivité et s'interroger sur la naturalité ou exogénéité de leurs préférences. La construction sociale du marché passe, pour une bonne part, par la définition de leurs préférences pour qui l'économie standard refuse de faire jouer un rôle stratégique. Ils doivent considérer que leur objectif n'est pas de maximiser la satisfaction d'une consommation présente étant donné des préférences individuelles et un revenu (pris indépendamment des prix), mais d'accroître leur pouvoir d'achat étant donné des préférences et des prix : quelles préférences et quels prix sont en mesure d'établir l'offre dans une dynamique de croissance, d'accroître ainsi le revenu et la satisfaction future ? La consommation et la satisfaction présentes ne peuvent constituer l'horizon du consommateur qui aspire à l'amélioration de son pouvoir d'achat. On ne peut lui demander de séparer préférences, prix et revenu qui déterminent à moyen et long terme son pouvoir d'achat et sa consommation. Il doit fixer son attention sur la consommation future à laquelle il aspire et les moyens qu'il a d'y parvenir avec son comportement économique, ses achats et ses ventes. Consommation future qui ne dépend pas des seuls prix, mais aussi de ses préférences présentes et futures ainsi que de son revenu. Ce consommateur stratégique ne peut considérer son revenu indépendant de son comportement économique ni ses préférences indépendantes de ses choix et ses préférences futures indépendantes de ses préférences présentes. Que dire de ses préférences temporelles qui arbitrent entre sa consommation et son épargne ? Il doit se considérer comme partie prenante de la production, la consommation n'étant qu'un moment de sa réalisation. La production ne peut avoir lieu sans sa décision de consommation. Malgré la puissante critique de Piero Sraffa (1898-1983) adressée à l'économie néoclassique qui a établi qu'il était impossible d'établir un système des prix indépendamment de la règle de répartition du revenu (taux de profit), l'économie standard continue d'instruire un consommateur soumis à des préférences qu'il n'a pas choisies, fonctionnant indépendamment des conditions de détermination de son revenu et opérant ses choix en ne tenant compte que du versant de la consommation et non celui de la production.

Les producteurs ne doivent pas non plus se considérer seulement comme des producteurs d'offres, mais aussi des producteurs de demandes. En produisant, ils s'inscrivent dans une division du travail qui rend possible des échanges, dans une distribution des revenus qui créent des demandes. Leur offre doit pouvoir créer leur demande autrement que par la conquête militaire ou d'une autre manière unilatérale.

Huitième proposition : En conséquence de cette responsabilité des consommateurs et des producteurs, l'enrichissement personnel doit émerger de la lutte contre la pauvreté et ne doit pas être considéré autrement que le signe d'une réussite sociale dans un champ particulier, celui de la production auquel ne doit être accordé qu'une prééminence relative. Il doit fondamentalement ses puissances et ses faiblesses aux autres champs sociaux.

Si une telle valeur pouvait être adoptée par la société, une traduction fiscale ne manquerait pas de corriger les déséquilibres financiers actuels et de signifier une autre solidarité sociale. Au contraire de cela, nous assistons au développement d'une aversion à l'impôt du côté des producteurs indépendants et à une jalousie des autorités d'encadrement d'un autre côté, le tout alimentant une corruption générale. On peut de ce point de vue, en effet dire que la différenciation sociale n'a pas encore trouvé ses marques. Pour le moment, elle nous montre des manifestations ostentatoires de réussites creuses, la corruption étant comme érigée en système de gouvernement. La société a besoin d'affirmer aujourd'hui les valeurs auxquelles elle pourrait être attachée, les valeurs qu'elle projette de défendre.

Au moment où l'État désargenté s'intéresse à l'argent des riches, il faut revoir nos comptes. Nous allons être en présence d'un virage dangereux. Les citoyens doivent cesser de vouer un culte à l'État. L'État n'est pas un deus ex machina, un dieu bienfaisant surgit de nulle part. Il sera celui des riches ou des citoyens. Veulent-ils être dirigés par de mauvaises hiérarchies sociales, soumis à des hiérarchies sans racines de l'argent ? Les citoyens doivent reconnaître leur ennemi, la pauvreté dont la progression menace, contre laquelle ils doivent faire front. Qu'ils pensent aux pauvres en ce mois sacré et s'interrogent pour savoir si leur demande ira disputer des biens aux plus pauvres ou contribuera à accroître leur offre ? Qu'ils s'interrogent sur les biens que les citoyens peuvent et devraient se partager et à la production desquels devraient s'attacher leurs efforts ! Que leur épargne et leur investissement aillent vers ces biens, vers la formation d'un capital social qui les prémunissent contre l'isolement, d'un capital physique qui enrichit leur savoir et d'un capital humain qui leur offre santé et éducation. Le capital financier livré à lui-même ne peut acheter que du travail servile, s'approprier des biens collectifs qui ne lui appartiennent pas. Il ne peut représenter à lui seul la richesse. Faisons en sorte que la hiérarchie marchande ne soit pas celle qui émerge d'une compétition aveugle des intérêts particuliers, mais celle qui assume une responsabilité sociale. Celle qui s'élève en prenant soin des équilibres sociaux et en bonne gestionnaire de la richesse sociale. Et cela ne dépend pas seulement d'elle, beaucoup dépend de la compétition dans laquelle elle est prise, que le monde et nous entretenons. Une société participe toujours à l'érection des hiérarchies qui la dirige quoique l'on puisse se liguer contre elle. Là aussi nous n'avons pas à faire à un ordre qu'une machine fait descendre du ciel. Les hiérarchies sont des objectivations de valeurs qui classent et déclassent. Elles se fabriquent donc. Quand elles le sont par soi, elles sont bien enracinées, quand elles le sont davantage par autrui, alors elles sont plutôt superficielles. Si l'on ne prend pas garde, elles peuvent dans ce dernier cas, lors d'une violente tempête, livrer la société à son chaos. Les hiérarchies constituent l'armature d'une société, mais toutes ne sont pas bonnes, car toutes ne sont pas solides.

Notes :

[1] Confère les fonctions tripartites européennes de Georges Dumézil et les trois ordres de l'imaginaire médiéval de Georges Duby : ceux qui combattent, prêts à donner leur vie pour protéger leurs frères en humanité (les militants ou gens de la guerre), ceux qui prient et consacrent leur vie à Dieu et à la prière (les orants, gens de la prière) et ceux qui travaillent à entretenir les deux ordres précédents (les laborans). Si une telle tripartition a pu caractériser la civilisation indo-européenne, elle finira par s'étendre au-delà avec l'universalisation de l'État-nation.

[2] Les hommes s'efforcent en ne prenant pas compte du travail gratuit, mais non reproductible de la nature de s'en dispenser.

[3] Après avoir été celle de la puissance militaire qui tenait sous sa domination celle de la puissance productive proprement dite.

[4] Car qu'est-ce qui peut mieux signifier « se mettre entre les mains de Dieu » que d'exposer sa vie à la mort ? Il faut se rappeler l'histoire du duel : le duel judiciaire est à côté du serment purgatoire et de l'ordalie l'une des trois formes du jugement de Dieu.

[5] Avec le catholicisme, la fonction spirituelle sera confiée à la noblesse qui ne peut hériter. La fonction se dégradera avec la corruption de la noblesse. Avec le protestantisme, la fonction spirituelle sera moins reléguée en étant soustraite à la noblesse. Avec le marxisme la fonction spirituelle deviendra intellectuelle et comme omnipotente.

[6] Je pourrai incliner à penser que la Réforme protestante a transporté la noblesse de la conduite humaine dans le champ de la compétition marchande. L'élection divine ne pouvait plus être réservée au champ des guerriers avec le développement de la société marchande. Ainsi peut-on lire l'Éthique protestante et le capitalisme de Max Weber, mais aussi La Logique de l'honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Le Seuil, Paris, 1989, du sociologue français Philippe d'Iribarne.

[7] Il existe à présent une économie expérimentale/comportementale, qui a été couronnée par un prix Nobel en 2002 et qui emprunte ses méthodes aux sciences naturelles, à l'épidémiologie. Une telle méthode est préconisée par Esther Duflo et Abhijit Banerjee pour penser autrement la pauvreté.

[8] On a tort de croire que les unes puissent aller sans les autres.

[9] L'ordolibéralisme allemand en donne une certaine illustration. Une telle conception du citoyen producteur redonne à la production son unité avec ses deux moments production de production et production de consommation et au citoyen sa prise sur elle.

[10] La désétatisation piétine dirait le professeur A. Benachenhou : l'économie peine à sortir du cercle de la dépense publique.