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La bi-exclusion mondiale

par Kamel Daoud

Tentation des formules faciles : «le grand déplacement», la nationalité ou la valise, le grand départ, les pieds-gris. La chronique aime les jeux de mots pour s'accouder sur l'actualité. Le sujet est, bien sûr, ce dossier sensible et plein de bruits et de fureur de la bi-nationalité. En Algérie, les binationaux, sur le vote (nostalgiste, forcément, et donc conservateur) desquels le régime a toujours compté, sont en ballottage. La prochaine constitution leur interdit la présidence et les hautes fonctions. Cela a créé de la douleur et de la colère : les binationaux sont, donc, bons en «petits nègres» : pour voter ou jouer au football mais pas pour commander le pays. La nouvelle constitution, sur cette question, est venue remuer une douleur, un sentiment de rejet et de différence qu'éprouvent, parfois, les binationaux, face à leur nation d'origine ou la moitié de leur monde.

Cela est vécu comme ségrégation, un rejet, un infanticide. Le binational était, déjà, négligé, déprécié, peu sollicité ou poussé au dépit, à peine impliqué dans le jeu de lobbying, au profit de la nation et ignoré, contrairement au statut d'enfant favori qu'a le Marocain en exil ou le Tunisien en départ. A cela on va, donc, ajouter une constitution bâtie sur l'idée méprisante de la souche, des origines, du lieu de résidence et des «papiers». Un remake inversé du monde du bi en France.

Et en France, le binational est soumis aux conséquences furieuses d'un monde en guerre et en quête de souches et de pureté. La loi sur la déchéance de la nationalité a fini par faire oublier l'article de loi pour se cristalliser sur la douleur d'être Français sans l'être entièrement, d'être de ce pays mais poussé vers la mer ou la marge. Le débat est devenu passion et a dérivé vers les grandes questions que ce pays n'a pas pu résoudre, depuis longtemps : qu'est-ce qu'être Français ? Par le sang comme une monarchie ou par le cœur comme une passion ? Que veut dire déchoir d'une nationalité alors que le terroriste n'en n'a plus et que le seul à le payer c'est celui qui veut être Français et qu'on rejette, justement ? Etre Français est un choix ou un mérite ? Une culture ou une nature ? On parlera alors de grand déplacement, de pays de souches et de la bi-exclusion.

Et c'est un étrange monde qui se dessine : une Méditerranée en forme de faille géologique. La carte qui ne tolère plus que l'uniforme identitaire. Un monde binaire, de Sud et de Nord. Cauchemar d'un départ massif des pieds-gris vers le Sud. Echo au 5 juillet 62, avec la valise ou le cercueil. Ou rêve d'un pays «purifié» par les dénis et les rejets.

Le débat sur les binationaux va au-delà des textes parce que l'époque est mauvaise. Il se greffe sur le mal du siècle et les actualités malodorantes. Il a, donc, glissé, dérivé. Il n'est plus que le présage d'un monde qu'on n'aime pas et qui s'annonce : celui des Grandes séparations et des replis.

Faut-il l'accepter ?