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Les pulls verts et M. Gherram

par K.Selim

Au milieu d'un pessimisme ambiant entretenu par un système dont l'impotence inquiète même les plus enclins à la «patience», des nouvelles rafraîchissantes viennent nous rappeler qu'il y a toujours des raisons d'espérer dans un pays. Et qu'une société, malgré ses traumatismes et les arthroses d'un régime politique capable de faire durer longtemps sa propre fin, peut et doit chercher des moyens de se prendre en main. De faire ce qu'il faut sans attendre un hypothétique grand soir.

Ces nouvelles existent. Apprendre que des jeunes en «pulls verts» activent dans une association appelée «Bedret Khir» («Graine de bien») entre Bab El-Oued et la place du 1er Mai pour venir en aide aux SDF à Alger fait partie de ces infos, non spectaculaires, que l'on reçoit comme un bien. Avec l'espérance que la graine va germer et se multiplier. On est aussi revigoré quand on discute avec un ami à la «retraite» de l'agence d'information, non pour parler de ce qui va mal, mais pour se souvenir de ces hommes et ces femmes déterminés à assurer le service qu'il vente ou qu'il pleuve. Et que le haut responsable soit bon, mauvais ou médiocre. Des gens qui bossent, sans tricher, parce qu'ils pensent que c'est «ainsi que les choses doivent être». Ou parce qu'ils ont une haute idée du travail avec lequel on ne saurait ni badiner ni tergiverser. Une question de conscience et de respect de soi.

Avec cet ancien qui ne sait pas ne rien faire et qui nous donne encore à lire régulièrement des merveilles, on a parlé, hier, d'un défunt télétypiste, monsieur Gherram. Difficile de ne pas sourire. Avec respect, beaucoup de respect, pour le bonhomme. Un jour, à l'aube, le siège de l'agence de presse était fermé. Le planton dormait à poings fermés et rien ne pouvait le réveiller, ni le téléphone, ni même un tremblement de terre. Le service de l'agence commençait à 6 heures du matin et les travailleurs, journalistes et télétypistes, étaient bloqués à l'extérieur. On risquait de rater le sacro-saint rendez-vous de 6 heures du matin et le début du crépitement des télex chez les abonnés. Le signal matinal d'un pays qui se met en route.

M. Gherram, qui était déjà d'un âge avancé, a pris le taureau par les cornes. Pas question de laisser les télex silencieux. Il est monté par un tuyau de gouttière jusqu'à la salle d'exploitation et il a ouvert le «fil» de l'agence. A 6h00 pile. Un ratage a été évité. On évoque M. Gherram avec émerveillement. Pour ses formules qui faisaient rire mais aussi pour ce sens du service qu'il n'aurait pas jugé exceptionnel. Il faut bien que le travail se fasse, aurait-il dit. On est tenté par la comparaison avec ce qui se passe aujourd'hui, mais on a décidé de ne pas se laisser aller à l'algéro-pessimisme. Des Gherram, il doit y en avoir encore, pas beaucoup on en convient, mais un nombre suffisamment important de gens qui pensent qu'ils doivent faire leur travail, normalement, parce qu'il le faut, parce qu'on est payé pour le faire et parce que cela ne se fait pas de faire le tire-au-flanc? Ce sont ces gens - combien sont-ils, c'est un mystère - qui font marcher la boutique Algérie vaille que vaille malgré l'évidente impéritie d'un système qui encourage la triche.