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Une grave dérive

par M. Saadoune

Il s'est passé quelque chose de très grave à Aïn Beïda, dans la wilaya d'Oum El-Bouaghi. Un rassemblement annoncé publiquement par le Comité national de défense des droits des chômeurs (CNDDC) a été empêché. Des violences ont été commises par des jeunes programmés et chauffés à blanc, la veille, par des prêches et probablement des incitations occultes? Ce qui a incité les membres du Comité des chômeurs à annuler le rassemblement prévu au centre-ville. Une attitude sage. On ne peut en dire autant de ceux qui au niveau local, de l'administration aux imams ont copieusement accusé le Comité des chômeurs d'être des fauteurs de «fitna».

Il y a probablement, comme cela est le cas dans d'autres villes petites et moyennes d'Algérie, des «notables» qui gravitent autour de l'administration qui n'acceptent pas que des jeunes Algériens viennent sur leur «territoire». Ils sont sans doute satisfaits et s'attendent, peut-être, à recevoir des félicitations pour avoir préservé «l'ordre» ! Pourtant, s'il reste encore un sens de l'Etat dans ce pays, ce qui s'est passé à Aïn Beïda est insupportable. Le mouvement des chômeurs a su, malgré les calomnies et les attaques, organiser des manifestations de protestation pacifique pour exprimer des revendications générales. Les accusations, fausses, de régionalisme qui lui ont été décernées traduisaient des appréhensions à l'égard d'un mouvement qui se «nationalisait» en créant des émules dans d'autres villes et régions du pays.

Après le succès du rassemblement de Ouargla, des responsables, pas seulement au gouvernement, pris en flagrant délit d'exagération et d'accusations fallacieuses, ont admis du bout des lèvres qu'ils respectaient leur droit à l'expression. A l'évidence, ce message n'est pas passé partout. A Aïn Beïda, les membres du comité sont tombés dans un quasi-guet-apens. On attend de voir avec attention les réactions des autorités nationales à ce qui peut être qualifié de grave atteinte à la paix civile. Quand on empêche par la force une expression pacifique, on crée une situation de violence insupportable, on met en conflit des jeunes Algériens que rien n'oppose. Aïn Beïda, comme Alger, Oran ou Sour El-Ghozlane ne sont pas des «territoires privés», ils font partie, jusqu'à preuve du contraire, de la République.

Les autorités pouvaient, en abusant encore une fois et en assumant l'ukase, interdire le rassemblement. Les choses auraient au moins l'avantage d'être claires et nettes. Mais que des jeunes de la ville soient poussés à aller faire la police ou le «propriétaire» des lieux est très grave. Pas seulement au plan moral et il y a énormément à dire sur ceux qui se cachent derrière des jeunes incités à la violence alors qu'ils pouvaient tout simplement, sans appeler à la haine et sans inciter au lynchage, exprimer leur désaccord avec le mouvement. Mais au-delà du côté moral, il y a une dimension d'ordre public qui doit interpeller. Si des gens n'ayant aucune responsabilité ou visibilité publique peuvent se permettre d'interdire à des Algériens qui ne pensent pas comme eux de s'exprimer, on fait le lit de toutes les violences. Cela est évident et le sens de l'Etat commande de ne pas l'accepter et d'être intransigeant sur ce chapitre. A moins que l'on ne soit dans une forme de cynisme pernicieux qui consiste à pousser à bout ceux qui cherchent à s'exprimer pacifiquement.