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Je veux être un neveu, pas un Algérien

par Kamel Daoud

Question fascinante : pourquoi rien ne fait bouger les Algériens désormais, pas même des révélations italiennes sur des corruptions algériennes? Partout les gens bougent, font, défont, s'émeuvent, protestent ou font la guerre ou la rue ou le changement. Sauf chez nous. Tous âgés de plus de 74 ans. Tous en colère silencieuse. Tous en grève dans un palais. Tous soupçonneux sur tous. Tous des Bouteflika. Les raisons ? Diverses. On dit d'abord les années 90 : 200.000 morts recensés. 37 millions non recensés. La décennie a tué l'envie de faire la guerre, de faire la paix, de faire de la politique, de sortir dans les forêts pour un pique-nique, de respirer ou de s'occuper d'autre chose que du seuil de sa maison. Ensuite la politique : elle ne sert à rien ou pas aux siens. Du coup, il ne sert à rien de marcher dans les rues, de protester pour autre chose que le besoin immédiat primaire : manger, loger, mâcher. Ensuite le verrouillage : pas de parti vivant, pas de salle ouverte, pas d'ENTV libre et libérée, pas de leaders charismatiques, pas même d'islamistes fascinants capables de provoquer la réaction de leurs adversaires laïcs. Rien. Ensuite le fatalisme : «il faut vivre après la mort, pas avant» dit le slogan. C'est plus sûr, plus durable, gratuit et certifiés par des milliers de hadiths. Ensuite la peur : les Algériens ont peur de bouger. Ils disent que le pays ne repose que sur un souffle, un brin d'herbe, un soupir de martyrs, un maigre consensus si facile à briser. Si on commence par se mettre en colère à cause des 200 millions de dollars présumés entrés dans la poche de l'ex-ministre Khellil & cie, il faut continuer et aller jusqu'aux bijoux volés par le FLN en 63.

Ensuite c'est la fameuse question : par quoi commencer dans un pays pourri par la corruption et l'absurde jusqu'à la racine ? Par soi-même ou par le premier qui passe ? Par Khellil ou par celui qui l'a nommé ? Par le puits ou par le baril ?

Ensuite vient la conviction que cela ne sert à rien de mourir pour les autres. Les martyrs de la guerre de Libération l'ont fait et tout le monde vit à leur place. Mauvais exemple donné aux candidats au sacrifice.

Si un Algérien sort dans la rue pour changer les choses, personne ne l'écoutera. S'ils sont deux, il leur faut un agrément. S'ils sont trois, il y aura un redressement et une trahison. S'ils sont quatre, il manquera une femme, un Kabyle, un homme du Sud, un ancien communiste et un arabisant. S'ils sont cinq, il leur faut une salle et l'autorisation du DRAG. S'ils sont vingt, on va les frapper. Plus de vingt, ils sont arrêtés et traduits en justice. Et s'ils sont des millions ? Ils sont algériens et ne sont pas dans la rue. D'ailleurs la question : à quoi cela peut servir sinon à casser des vitres ? A rien. Sauf qu'il faut au moins s'indigner. Mais comment si on est déjà mort ou qu'on a tous 74 ans ? On ne sait pas. Mais les autres savent comment faire 200 millions de dollars de pot-de-vin, en attendant.

Risible destin : on se souvient des fameuses phrases de Bouteflika : «? sinon je rentre chez moi» et le «je ne suis pas les trois quarts d'un président». C'est apparemment ce que nous sommes et ce que nous avons fait : nous sommes rentrés tous chez nous et nous sommes le quart d'un peuple vivant.