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UN HEROS

par K. Selim

«Il est parti ce matin». Un message bref à l'émotion contenue que l'ami a envoyé ce matin du 5 octobre pour annoncer le départ de Pierre Chaulet, le militant, l'acteur, le témoin, le médecin, le professeur? Et on a beau avoir été préparé, savoir qu'il a reçu depuis plusieurs jours l'extrême-onction et qu'il était entouré par les siens dans ces instants ultimes, ce départ bouleverse. Profondément.

Pierre Chaulet a été dans le sens le plus élevé et le plus complet du terme un homme universel, un héros. Un parcours extraordinaire qui a été un défi à tous les déterminismes sociaux, historiques et culturels. Dans notre histoire tourmentée et impitoyable, la plupart de ceux qui se sont engagés dans le combat l'ont fait parce qu'il n'y avait pas d'autre choix possible face à l'ordre colonial. Pour ceux-là, le combat anticolonial était dans l'ordre des choses. Il n'y avait pas d'options? Cela n'enlève rien ni à leur mérite ni à leur courage. Pierre Chaulet, lui, ne manquait pas d'options qui pouvaient lui permettre de préserver sa dignité et ses convictions sans emprunter des chemins abrupts, rudes et incertains. Il a choisi d'emprunter ces chemins de crête en homme libre. En juste, sans compromission. Et ce choix puissant demeure exemplaire. Car, justement, il n'était guidé par rien d'autre que par un attachement total à une haute idée de la justice et de l'humain.

Engagé, bien avant le début de la guerre de libération, dans le catholicisme social (syndicat ouvrier, scout), il est déjà un «indigné» devant le sort réservé aux plus faibles, aux plus pauvres. Il est déjà hors du groupe restreint, hors de la «communauté» et dans l'universel, dans l'humain. Il fait partie, aux côtés de Fanon et de bien d'autres, de ceux qui ont confirmé l'universalité du combat des Algériens. Et il a fallu, on le devine malgré une modestie non feinte qui ne s'étale pas sur la question, un courage héroïque pour que les convictions se traduisent, de manière conséquente, dans les actes, dans l'engagement, dans le combat. Il y a eu dans cette histoire algérienne beaucoup de couleuvres à avaler, de vicissitudes, voire des vilenies, mais elles n'ont jamais altéré chez lui la certitude que le choix de l'humanité qu'il a fait est supérieur à celui de la «communauté» ou de la «race».

Ce «catholique pas très catholique» n'a jamais regretté son choix d'être du côté des humbles. Et il l'a poursuivi, après l'indépendance, par un patient travail dans le domaine de la santé publique. Le fait que l'Algérie d'aujourd'hui soit loin de correspondre aux attentes d'un des combats les plus durs n'y change rien. Le révisionnisme ne fait pas partie de la culture des justes. Pour l'honneur de l'humanité et pour le bonheur des Algériens et de leur histoire, des hommes comme Pierre Chaulet ont existé. Ils sont les témoins constants d'un rejet du repli sur soi, les défenseurs d'une vision généreuse, ouverte et fraternelle de l'Algérie. Son attachement à ces convictions l'a naturellement conduit au combat pour l'indépendance et à l'engagement résolu au sein du FLN historique. Il a choisi l'Algérie.

Une arabophone lui a écrit que malgré ses difficultés en langue française, elle lisait le livre le «choix de l'Algérie» comme s'il était écrit en arabe. Il lui a répondu, il y a quelques jours encore, que cela tenait probablement au fait que le livre et ses phrases «ont été pensés en Algérien». C'est bien cela. Cet homme, en tant que médecin, professeur, journaliste et militant, a constamment pensé en «Algérien». Il est bien un héros humain, de sensibilité et d'engagement. Celui que ses convictions arrachent au confort et aux identités assignées et poussent vers ces hautes terres où l'on prend tous les risques. Pour notre génération, celle des quinquagénaires qui ont l'âge de ses enfants, Pierre Chaulet fait partie de nos repères mentaux et éthiques. Et on n'arrive pas, comme c'est toujours le cas pour les héros authentiques, à en parler au passé. C'est comme le djebel Djurdjura, on ne le voit pas nécessairement de toutes les contrées du pays mais on le devine, là, solidement ancré dans la terre algérienne, à nous rappeler le meilleur de nos combats et à nous inciter à rejeter la fatalité et la résignation. A chercher le meilleur en nous. Honneur au juste.