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L'an 50 de l'année zéro

par Kamel Daoud

Qui juge qui ? Les deux. Le régime a mauvaise opinion du peuple. On lui donne à manger et il mange la main et crache sur l'Etat. On le loge et il veut nous déloger. On l'habille et il veut s'habiller de notre peau. On le fait travailler assis et il veut l'usine et la viande hachée. On l'éduque et il s'en va ailleurs. On a libéré le pays à sa place et il veut nous chasser. Le cercueil où la mer est toujours une menace : contre les ex-colons et même contre les ex-décolonisateurs. On le soigne et il se met à nous jeter des pierres. On lui donne des routes et il les coupe pour réclamer une voiture ou le pétrole en une seule livraison. On lui donne des médicaments gratuits et il va les vendre au Maroc. On lui construit des barrages et il laisse les robinets ouverts. On lui donne un pays et il veut un autre en plus pour lui tout seul. Que faire ? Ce qu'ont fait les colons : prendre les meilleures terres sinon ils vont les manger. Les surveiller, sinon ils vont déborder. Et cela dure depuis 50 ans. 50 ans de nourritures gratuites, d'eau pour rien, de routes sans dinars et d'argent fou pour que ce peuple se calme, dise merci et se disperse pour nous laisser vieillir sans se sentir menacés. 50 ans de fatigues, de surveillance, de sacrifices mais le décolonisé reste le même : tel que vu par le colonisateur. D'ailleurs c'est le drame : une guerre de libération a suffit pour chasser le colon. 50 ans de nourriture gratuite n'ont fait qu'augmenter le nombre des décolonisés. Si on leur donne cette terre, ils l'a revendront en morceaux et s'en iront ailleurs pleurer. Si on leur dit la vérité sur la guerre de Libération, ils vont le répéter partout.

Le peuple a aussi mauvaise opinion de son décolonisateur. « Ils » ont tout mangé, pris, vendu, privatisé et distribué entre eux. Le régime est vu comme un voleur de vivants et de morts. De martyrs et de nouveau-nés. Tout le pouvoir est illégitime comme un beau-père aux yeux d'un enfant soupçonneux. L'histoire est une généalogie de trahisons. L'Algérie est une femme violée et maquillée de force. Le passé est un voleur de mémoire. Le futur est un balai d'ossements. Le Pouvoir rappelle trop le colon : il parle une langue étrangère, frappe, a un uniforme ou des fermiers, il impose le laissez-passer et les check-point. La fouille au corps et l'interdiction de circuler à Alger sans autorisation. Il a aussi ses caïds, ses assimilés, ses intellectuels métis et sa vision de civilisateur pour peuplades barbares. Le régime aime les tribus, les burnous, les Zaouïas et redoute les instruits qui viennent du peuple et qui pensent debout. Le régime après 50 ans d'indépendance de son peuple fête ses soixante dix ans, pas nos trente cinq ans. Le pays a été mal construit, mal partagé et l'indépendance a été volée dans le dos pendant qu'elle lançait des youyous. En vrac, les algériens sont amères, ont écrit une grosse encyclopédie de ricanements et se sont tournés vers Dieu ou la mer pour mieux signifier leur envie de recommencer ailleurs, ou après la mort.

Pour le cinquantenaire de l'indépendance, il y a donc un face à face. Le plus important depuis des décennies.