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Quand les gangs imposent leurs règles

par Abed Charef

L'Etat cède du terrain. Ça commence par un bout de rue et ça finit par le rétablissement de l'ordre.

A Bab El-Oued, des « ouled houma » veulent créer une milice pour se défendre contre les gangs. Ulcérés par ces bandes qui opèrent régulièrement des descentes dans le quartier, en toute impunité, les habitants ont cherché une parade, et se sont tout naturellement orientés vers une méthode primaire : s'organiser en milice pour pallier à ce qu'ils considèrent comme une défaillance de l'Etat.

Avant même de concrétiser leur initiative, les partisans de la milice ont voulu montrer leur force. Ils ont demandé le départ d'un commissaire de police, exigé des décisions administratives pour renforcer leur action, et engagé un travail de mobilisation pour obtenir le soutien de la population. Les représentants de l'administration locale ont été contraints d'engager la négociation, alors que les élus, sans pouvoir réel, se sont faits tout petits.

Curieusement, l'idée de créer une milice a été bien accueillie par de nombreux commentateurs, qui y ont trouvé un parallèle avec l'expérience de la lutte antiterroriste. Face à l'insuffisance des moyens de l'Etat, les patriotes avaient constitué un maillon important du dispositif. Face aux bandes, on pense que la milice va jouer un rôle similaire.

Mais cette idée de milice, qualifiée de « folklorique » par des officiels, est surtout révélatrice de l'impasse dans laquelle se trouve le pays en matière d'ordre et de sécurité. A Bab El-Oued, une rivalité entre bandes donne lieu à un spectacle hallucinant. Des dizaines de jeunes, munis de barres de fer, de sabres, de couteaux et autres armes de toutes sortes, effectuent une sorte de razzia, sans être inquiétés.

A Baraki, les habitants ont essayé de s'organiser pour lutter contre le commerce informel. Celui-ci a envahi les rues en toute impunité et en toute illégalité, constituant une économie parallèle florissante. Qui décide de quoi dans ce monde ? On ne le sait. En tout cas, pas l'administration locale, qui semble subir les évènements.

Mais à Baraki, il n'y a pas que le commerce informel. Il y a aussi la rivalité entre deux quartiers, qui se solde par des bagarres impliquant plusieurs dizaines de personnes des deux côtés. Dans un mélange de clan, de tribu, de quartier, sur fond de régionalisme et de rivalités économiques autour de la gestion des fameux parkings, les bandes ont instauré de nouvelles règles et de nouveaux codes, sans aucun lien avec l'état et avec la loi. On retrouve ce phénomène à Baraki, à Birtouta, à Bab El-Oued, où il se manifeste de manière spectaculaire, mais aussi dans toutes les villes du pays, où se déroulent des scènes qui frisent l'absurde.

Ainsi, à Bou-Ismaïl, une dizaine de personnes, apparemment sans lien particulier avec les milieux de la délinquance, se sont solidarisées avec un malfrat local, et ont empêché les agents de l'ordre de l'arrêter. Prenant fait et cause pour la personne recherchée, ces citoyens très ordinaires s'en sont pris aux agents des services de sécurité, les bombardant de pierres et d'objets de tous genres pour permettre au délinquant de prendre la fuite. Qu'est-ce qui a motivé leur acte ? S'agit-il vraiment d'une solidarité avec la personne recherchée ? Y a-t-il une hostilité envers les agents des services de sécurité ?

Dans la périphérie de la même ville, les agents de l'ordre ont pourtant laissé beaucoup de liberté à ces jeunes gens, comme cela se passe sur la nouvelle voie express qui doit relier Bou Ismaïl à Tipaza. Là, la route est encore en chantier, mais nombre d'automobilistes l'empruntent pour gagner du temps, particulièrement en été, lorsque la route du littoral est encombrée. Toutefois, pour passer, les automobilistes doivent s'acquitter d'un « péage » : des jeunes se sont appropriés la voie et font payer le droit de l'emprunter. Au vu et au su de tous.

Après avoir squatté la voie publique, transformée en « parking » sauvage, les voilà donc qui s'approprient une voie express. Encore une fois au vu et au de tous. De l'administration locale, comme des services de sécurité. La passivité des détenteurs de l'autorité constitue d'ailleurs une énigme : y a-t-il instruction pour laisser faire ? Ces pratiques sont-elles encouragées pour gagner la faveur des jeunes ? Les dirigeants qui ont laissé s'imposer cette situation de vacance de l'autorité se rendent-ils seulement compte que le recul de l'Etat est en train de devenir l'un des problèmes majeurs du pays ? L'ont-ils fait par démission, par incompétence, par bêtise ou par opportunisme ? Quelle que soit la réponse, elle mène à l'impasse. Car aujourd'hui, le pouvoir en place ne semble pas en mesure de remonter la pente, ni même en mesure de prendre acte de la dérive dans ce domaine. Et même si quelques rares personnes dans les rouages du pouvoir semblent réaliser l'ampleur de la dérive, il n'y a plus personne en mesure d'appuyer sur le bouton nécessaire pour que la dérive prenne fin et que le redressement soit amorcé. Au grand bonheur des bandes et des gangs.