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La révolution du jasmin entre mirage et réalité

par Kamal Guerroua*

Le sort en est jeté. C'est l'apothéose, les foules populaires ont pris une décision irrévocable et le destin de l'histoire a tranché définitivement pour le verdict des Tunisiens. La souveraineté populaire a enfin été reconquise grâce

à la révolution du jasmin. Une si belle dénomination non dénuée de signification qui recèle une charge symbolique lyrico-patriotique de haute importance.

La Tunisie et l'Algérie, deux pays stratégiques et limitrophes du Maghreb dont la communion affective et effective n'est plus à démontrer ont tracé leur chemin pour la reconquête de leur pouvoir confisqué. Mais les résultats en sont passablement mitigés, alors que la rue tunisienne a eu gain de cause, la révolte algérienne n'a fait que trébucher pour la énième fois de son histoire sur le jeu malsain faisant accréditer la thèse erronée qui stipule que les algériens ne sont que des tubes digestifs gérables et corvéables à merci.

Les racines du despotisme

Que l'on ne se trompe pas, le légalisme des démocraties de façade des deux pays n'est autre que l'arbre de légitimation factice qui cache la jungle des dictatures réelles. En fait, cette bouffée sporadique de violence qui a submergé les pays du Maghreb dernièrement en est une preuve irréfragable. L'effet de domino qui s'en est suivi a, bien évidemment, inauguré une ébauche monumentale de la contagion en prenant comme point de démarrage une région de grande vulnérabilité politique « le Maghreb » pour enfin se propager au restant des pays de l'espace arabo-islamique: Jordanie, Soudan, Égypte et est maintenant en phase d'embraser les pays du sahel africain. C'est le syndrome des vases communicants qui prend corps, autrement dit, l'interpénétration des causes et éléments déclencheurs des crises économique et politique dans le tiers monde a entrainé des révoltes sociales concomitantes. La montée des totalitarismes a rendu possible l'éclosion des fanatismes et l'émergence des terreurs «l'intégrisme prend sa source de l'oppression et de la répression de l'identité d'une communauté, de sa culture ou de sa religion»(1) a constaté Roger Garaudy dans son ouvrage intitulé « intégrismes » . A vrai dire, l'illégitimité réelle ou supposée de la grande majorité des régimes du tiers monde ayant trait aux innombrables anomalies qui ont entaché les processus de la construction de l'État-Nation au lendemain du long mouvement de décolonisation en est un des facteurs déterminants.        Comble d'ironie, les vieilles gardes nationalistes à l'origine de l'indépendance des anciennes colonies ont pérennisé le système colonial qu'elles ont combattu en intronisant des dictatures militaires oppressive, répressive et dépressive à l'égard de leurs peuples. Ce fut dans ce climat catastrophique qu'ont surgi au monde les États autocratique et autoritaire du Maghreb. Certes, le fond du problème dans le totalitarisme est qu'il conçoit le citoyen comme sujet et la société sous le prisme réducteur d'une structure politique à régenter et non comme un lieu de légitimation de pouvoir. C'est pourquoi les régimes arabes ont misé sur les équilibres fragiles allant du tribalisme au régionalisme et oscillant entre militarisme et intégrisme. Le totalitarisme en quelque sorte est une synthèse cruelle et dramatique des effets du colonialisme. L'anarchie qui en a résulté semble être le déclic principal des tentatives de rétablissement de la paix civile et sociale, celle-ci a malheureusement précédé l'enracinement de la culture de l'État de droit, absente dans les mœurs et les esprits.

Ainsi l'État algérien indépendant , ce grand léviathan boiteux du fait de la faiblesse de ses bases sociales et de la carence de légitimité populaire de ses dirigeants, est souvent convoité sous la grille de la force ou de puissance et non plus sous le signe de la loi et du droit, raison pour laquelle le déchainement des violences pour accaparer le pouvoir a enterré les multiples efforts tendant à privilégier et à promouvoir la culture du droit au détriment de celle de la puissance.

L'Algérie et la Tunisie: deux spécimens différents du totalitarisme

Tout le monde s'interroge sur les secrets de la réussite de la révolution du jasmin et les raisons de l'échec de la révolte algérienne. Le caractère sporadique et éphémère du mécontentement populaire en Algérie a choqué plus d'un surtout lorsque on constate que son voisin tunisien a pu déboulonner un dictateur qui a coupé leur pays du monde. Il s'avère que les modes de fonctionnement des deux régimes sont diamétralement opposés. Le pouvoir en Algérie mise sur la rente viagère du pétrole comme moyen de régulation totalitaire et autoritaire de la société qui lui permet d'acheter facilement la paix sociale tandis que son voisin tunisien dont les seules recettes proviennent du secteur touristique est quasiment dépourvu de ressources énergétiques à même de lui garantir une stabilité nationale à long terme. En plus la violence en Algérie est routinière, les émeutes un phénomène social parallèle et le pouvoir s'y est longtemps exercé alors qu'en Tunisie les jacqueries et émeutes se font rares et le peuple acquiesce les choix du chef sans broncher, à part les événements de Gafsa en 2008 presque rien n'est à signaler. D'autre part, démographiquement l'Algérie est varié et géographiquement ingérable, le modèle de l'État unitaire, centralisateur et jacobin hérité de l'époque coloniale a buté sur une pierre d'achoppement de taille: les disparités régionales et les différences linguistiques criantes. Celles-ci empêchent la mise en synergie des efforts régionaux pour construire une société civile forte et cohérente. Sur le registre identitaire, l'Algérie peine à se structurer et continue à se renier.

En effet, notre pays a eu maille à se débarrasser de sa tutelle linguistique moyen-orientale et de la mainmise maladive de la langue française. Par contre, la Tunisie a une population linguistiquement quasi-homogène et son modèle centralisateur rime avec l'étendue de sa superficie. Sur un autre plan plus sensible la libéralisation des mœurs et le dépoussiérage des traditions surannées, la Tunisie plus moderniste que l'Algérie en a fait des pas de géant, le président Bourguiba avait osé percer une brèche de libertés dans l'arène de la dictature en abrogeant la polygamie via la promotion du statut personnel et l'émancipation de la femme en 1960, l'Algérie poste-indépendante dont un consensus de façade entre la tendance islamiste des oulémas et le noyau dur des conservateurs du parti unique avait été pactisé n'a pas lâché du lest sur cet aspect-là, l'élément féminin est presque banni de la vie sociale et le femme est minorée à vie par des codes sociaux infamants notamment le code de la famille de 1984. Les récents bouleversements ont démontré que la femme tunisienne a été partie prenante active dans les émeutes alors qu'en Algérie la femme n'est autre qu'une ombre chancelante face à la suprématie machiste des hommes.

De nos jours, il n'est guère exagéré de dire avec franchise que de part et d'autre ce mépris de la femme serait probablement à l'origine de la montée de violence en Algérie. Le système de gouvernance est également différent, tandis que la laïcité est affichée solennellement par le régime tunisien, le régime algérien semble la contrecarrer sauvagement par un conservatisme idéologique et un hermétisme doctrinaire. Sur le plan politico-miltaire, la grande muette en Tunisie était presque effacée et s'est fait discrète devant les aspirations du peuple, elle est quasiment neutre dans le jeu politique.

La répression a été purement policière tandis qu'en Algérie les événements d'avril 1980 et d'octobre 1988 ont vu l'intervention de l'armée dans les opérations de rétablissement de l'ordre et l'institution militaire a clairement affiché ses positions dans l'interruption du processus électoral en 1991 et est entrée en complicité avec le régime politique depuis l'indépendance du pays.

En plus le peuple algérien est essoufflé, la décennie rouge l'a rendu exsangue, l'émeute n'agit qu'en tant soupape de colère populaire et non plus comme une onde de choc de changement ou une alternative pour le renouveau, la maladie du discours et la démagogie a en quelque sorte cheptelisé les masses et l'alternance au pouvoir jetée aux calendes grecques. Preuve en est que même si le discours de Ben Ali du 14 janvier, locataire du palis du Carthage depuis vingt trois ans, avait fait de larges concessions au peuple en promettant l'ouverture démocratique tout azimuts et en donnant la promesse de ne plus se représenter aux élections, la rue tunisienne aurait bravé tous les interdits en affichant des pancartes haut en couleurs « dégage Ben Ali », quant à l'Algérie, dès l'annonce de la réduction des prix des matières de base, le calme est revenu et les émeutes ont cessé. Cela démontre deux choses, d'une part contrairement à la révolution du jasmin, la révolte algérienne n'est pas suffisamment encadrée, l'élite est absente des enjeux du pays, et le peuple a peur de la violence étatique, d'autre part elle prouve que les autorités algériennes font toujours la sourde oreille aux vraies revendications citoyennes et tablent sur la fatigue sociale de la population et la possibilité de monnayer la paix contre la nourriture. Il est à craindre au travers de cette logique rentière un recul démocratique nocif à la santé morale du pays vu que le peuple a fait intérioriser au fond de son être une légitimité qui lui a été déniée et le régime continue à extérioriser une légitimité qui lui a été contestée, ce clivage de visions pourrait mener à des situations incontrôlables si des réformes radicales dans les mécanismes de fonctionnement pouvoir-opposition et pouvoir-société civile ne s'opèrent pas en urgence.

Il est à constater que ce jeu à somme nulle de légitimité et illégitimité entre pouvoir et société est cruellement renforcé par les abus d'autorité, la corruption notamment les derniers scandales financiers de Khalifa et Sonatrach, et la contradiction flagrante entre loi affichée et celle que l'on applique sur le terrain dont même la constitution n'en est pas exempte. À ce propos, l'anthropologue Gilbert Grandguillaume a écrit dans son ouvrage « violences en Algérie » ce qui suit «...une violence d'une société sans loi pour se structurer; sans repère auquel s'identifier, une société déniée en soi, méprisée, trompée en permanence sur ce qu'elle est, sur ce qu'elle sent être: une société qui n'arrive pas à exister telle qu'elle est définie officiellement parce qu'une vérité sur elle-même lui constamment refusée...» (2).Ce jugement critique n'est pas dénué d'une grande part de vérité car le rôle de spectateur de la scène politique dans lequel est confiné le peuple a réactivé en réaction ses mécanismes d'auto-défense contre le dédain des autorités , en plus il l'a rendu sceptique à tout qui a trait aux rouages de l'État, pire les masses ont complètement perdu confiance dans la société civile c'est à quelques nuances près l'exemple de l'État segmentaire qui prend racine en Algérie, c'est-à-dire un État où toutes les forces de la sociétés se sont institutionnalisées à telle enseigne que la rue se soit arrogé le rôle d'un parlement populaire, véhicule de revendications sociales légitimes, cette situation est dramatique puisqu'elle met en évidence la capacité des voies de faits et de violence non structurée à se faire entendre mieux que les institutions politique et sociale alternatives telles que les partis politiques et le mouvement associatif. En Tunisie, les violences erratiques de la population ont été endiguées par une structuration de base et par un leadership expressif de la part des mouvements de défense des droits de l'homme et les acteurs actifs au sein de la société civile. En somme, la révolution du jasmin a détrôné du subconscient des Algériens en particulier et des Maghrébins en général le sentiment récurrent que la révolution algérienne de 1954 soit l'unique référent historique par excellence de la lutte citoyenne des peuples pour leur affranchissement du diktat des colonialismes et de dictature. À ce niveau d'analyse l'on pourrait dire que la révolution tunisienne n'est autre qu'une fierté en plus à ranger à l'actif des peuples modernes en lutte.

L'Algérie d'aujourd'hui doit en tirer des leçons pertinentes et consacrer la citoyenneté comme pilier de changement, les partis politiques doivent se mobiliser à l'instar de leurs confrères tunisiens pour former une alternative démocratique concrète et réelle qui éviterait à l'Algérie une autre décennie du sang , la société civile doit s'y impliquer et c'est à ce prix de sacrifices que l'Algérie regagnera sa place comme moteur du progrès au Maghreb.

 *Universitaire

Références utiles

(1) Roger Garaudy, Intégrismes, Paris, Belfond, 1990, p77.

(2) Gilbert Grandguillaume, Mohamed Benrabah Nabil Farès et autres, les violences en Algérie, Editions Odile Jacob, coll , « opus »,1998.