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Le mois du Ramadhan, ou l'informel dans tous ses états

par Mohammed Beghdad *

Combien de fois a-t-on entendu tout autour de soi cette petite phrase assassine « Makanch Dawla » (il n'y a pas d'Etat), où l'absence de l'Etat est évoquée avec une fatalité chronique. Les Algériens la prononcent en signe de déprime et d'amertume lorsqu'ils désespèrent de voir venir les solutions aux divers problèmes qui minent le pays. Ils invoquent essentiellement l'impuissance patente et latente de l'Etat.

Cet état d'esprit est dû en premier lieu à l'informel qui sévit non seulement en économie mais dans tous les domaines. L'informel, ce ne sont plus les vendeurs à la sauvette et le fameux trabendo des cabas que l'on trouvait jadis dans les souks algériens aux couleurs du marché noir ; il a acquis depuis ses lettres de notoriété et de noblesse en se généralisant à d'autres secteurs, en brassant des revenus astronomiques grâce notamment à notre charitable trésor public. Il s'est organisé en un véritable pouvoir qui avarie le pays aussi bien dans le sens vertical qu'horizontal.



QUELQUES DONNEES DU MARCHÉ DE L'INFORMEL

Selon une étude du Forum des chefs d'entreprises algériens (FCE), rendue publique le 18 mai 2009, les revenus annuels du secteur informel avoisinent les 6 milliards d'euros (600 milliards de dinars), soit l'équivalent de 17% de l'ensemble des revenus primaires nets des ménages algériens. Un chiffre qui donne le vertige : il est nettement supérieur aux budgets de plusieurs Etats en Afrique et fait envier plusieurs pays à travers le monde. C'est devenu un indiscutable Etat dans la République. Tenez-vous bien, selon la même étude, le secteur informel emploie 1 million 780.000 personnes, soit 32% de l'ensemble de la population active, dont 22% à plein temps. Pour les structures officielles du pays, toutes ces personnes sont déclarées évidemment chômeurs dans leur état. Un grand nombre jouit même des avantages liés au chômage.

 D'autre part, selon des chiffres fiables, 35% du marché des fruits et légumes s'affairent dans l'informel. La liste est très longue : on peut citer le marché de l'automobile, avec la pièce détachée comprise, les produits électroménagers, les médicaments, les produits cosmétiques, les produits alimentaires, l'informatique, l'ameublement, etc. Le textile occupe aussi une position de choix.

 Comme on le constate, on est plein dans l'informel et l'Etat n'y voit que du vent.

 Autre fait flagrant, les souverains des matériaux de construction font ce qu'ils veulent dans le secteur de l'habitat et de la construction. Figurez-vous qu'ils revendent le sac de ciment en gagnant plus de 2 fois et demie sans aucun effort par rapport à son coût à sa sortie d'usine ! Encore faut-il mentionner que l'informel rime absolument avec l'autre fléau qu'est la bureaucratie. En effet, le million de tonnes de ciment de l'importation promis par le gouvernement tarde toujours à arriver pour combler le déficit du marché, au moment où les sacoches suspectes se remplissent sans cesse en oseille tout en saignant davantage les bâtisseurs.



QUELQUES EXEMPLES DE L'INFORMEL

Lorsque vous roulez en voiture dans une route hors agglomération, dites-vous que vous luttez sans cesse contre les fous du volant, surtout les semi-remorques pleins à craquer et ignorant toute limite à la vitesse.

 Evidemment, personne ne les arrête jusqu'au jour où ils commettent l'irréparable. L'effet des radars a, semble-t-il, été vaincu par ces chauffards dans lesquels sommeillent d'éventuels assassins à chaque fois qu'ils prennent la route. Ils ne reconnaissent plus le code de la route, voilà l'informel étalant toute sa splendeur.

 Lorsque vous allez faire une consultation médicale dans un cabinet ou au sein d'une clinique privée sans que l'on se soucie des tarifs que l'Etat a décrétés, je ne vois pas comment on pourrait qualifier ce fait si ce n'est du purement informel en pleine mutation chirurgicale.

 Lorsque des personnes investissent de force tout un ensemble de rues pour se les accaparer H24 avec gourdins et sifflets, au nez et à la barbe des APC, pour en faire des parkings privés et juteux, est-ce que vous croyez que nous sommes toujours dans le domaine du formel ? Lorsque des officines proposent des produits de toilette et de soins de beauté émanant d'origines douteuses, loin de toutes normes médicales, on ne peut parler dans ce cas que du virus informel qui a pris pour cible notre pays en le crevant de plein fouet. Malgré son odeur désobligeante des années soixante, notre regretté savon Maya, usiné par la défunte SNIC, a de meilleures qualités chimiques face à ces produits fort suspects qui s'emparent de l'Algérie de nulle part. Il ne faut surtout pas se fier au code barre qui ne représente plus rien aujourd'hui, car autant l'informel continue de faire des ravages partout. Le piratage informatique est là pour faire des miracles en donnant une nouvelle vie commerciale à tout néfaste produit.

 Lorsque subitement le prix du sucre et celui de tous ses dérivés augmentent brusquement à la veille du mois sacré, vous ne pouvez pas vous sentir d'être gouvernés fermement. L'informel, ce sont aussi ces bouchers illicites de fortune installés sur nos routes, étalant les carcasses de viande en plein soleil et en pleine poussière.

 On peut signaler des tas d'exemples interminables de ce genre qui nous enveniment la vie de tous les jours. Nous végétons dans un pays que l'on ne pourra même pas comparer à une jungle, car celle-ci dispose au moins de ses règles instinctives, où l'on ne touche pas à la loi pyramidale avec le roi lion trônant en son haut.



POURQUOI LES ALGERIENS NE SONT-ILS PAS HEUREUX ?

Notre pays est devenu malheureusement un grand marché noir où tout se commerce et se négocie en dehors de tout contrôle de l'Etat qui nous administre. C'est cette raison de défaitisme qui explique aussi le découragement et la malvie des citoyens qui, au lieu de vivre heureux dans un pays abondamment riche avec beaucoup de chantiers ouverts, dont celui du siècle avec cette autoroute Est-Ouest, et des dettes entièrement honorées. En principe, on ne pourrait pas vivre la mine triste dans un pays qui repose sur un matelas financier confortable qui avoisine les 150 milliards, avec un prix du baril assuré du double de celui du seuil de la loi de finances. En conséquence, le pays est à l'aise financièrement, comparativement à l'emprise du plan draconien du FMI des années 90. Néanmoins, ce sont les idées qui nous manquent le plus.

 Malgré ces chiffres, les Algériens sont des « mdigoutis », selon l'expression chère au comédien Fellag. Le malaise d'être mal gouverné y est sans doute pour beaucoup. A quand la sortie de cette impasse pour que les Algériens soient bienheureux de respirer le chez-soi ? Eux qui sont de nature festive et joyeuse, ont-ils perdu à ce point le sourire et le bon-vivre, sauf à de très rares occasions, comme le match Algérie-Egypte du 6 juin dernier ? Il n'y a pas que les candidats à la hedda qui insistent pour prendre le large.



L'INFORMEL BAT SON PLEIN

Le mois le plus propice à l'ascension de l'informel demeure comme chaque année le mois sacré du Ramadhan. Les Ramadhans se suivent et se ressemblent. L'omnipotent informel déploie son parapluie tout autour et règne en maître absolu sur tous les tubes digestifs algériens. Il ne se trouve pas un produit qui échappe à son emprise. l'Etat est devenu si microscopique à ses yeux qu'il ne le distingue plus. Ce sont les barons qui dirigent la manoeuvre et la manipulation de la bourse des prix depuis l'entrée de la marchandise sur le marché jusqu'à son arrivée aux portes de nos oesophages. Ils ne paient ni l'impôt sur le revenu, ni l'impôt tout court. Ils n'ont jamais entendu parler du système de facturation ni de déclaration fiscale. Ils n'ont même pas besoin de registres de commerce. Ils se sont installés ostentatoirement dans de grands magasins, invisibles aux yeux des agents de l'Etat. La Casnos est le dernier de leurs soucis. Ils ne disposent pas de comptes bancaires ni de chèques puisqu'ils les ont remplacés au pied levé par echkara. Les patrons sont désignés par des charikates gadrates, selon l'adage populaire. Ils possèdent leur propre banque, leur réseau distinct avec leurs spécifiques clients. Que de l'informel dans l'informel. Pour les plus préjudiciables d'entre eux, lorsqu'ils sont enregistrés au registre de commerce, leurs charges fiscales ne sont même pas du niveau de l'IRG des petits fonctionnaires qui sont ponctionnés à la source. Dès la moindre suspicion d'une arrivée brusque des inspecteurs du fisc ou de la concurrence des prix, ils baissent les rideaux telle une traînée de poudre. Ils défient l'Etat au grand jour. La nuit leur appartient pleinement.



L'AGNEAU SE FAIT DES AILES

Sire agneau a vu son kilogramme se hisser en flèche vers les cimes de l'impossible, entre 800 et 1.000 dinars. Les fonctionnaires et les nécessiteux de ce pays, qui vivent du formel, ont déjà oublié sa saveur et son odorat. Ils ne se le voient offrir qu'en faisant de beaux rêves. On ne se souvient pas que la viande ovine ait été cédée à ce prix, en dépit de l'extraordinaire moisson de cette année.

 Effectivement, du fait d'une très forte pluviométrie 2009, la production céréalière a battu tous les records depuis que l'Algérie est indépendante, à savoir 60 millions de quintaux ramassés. L'orge, l'avoine et le foin, premières nourritures de l'ovin, sont par conséquent largement disponibles et à des prix abordables.

 Les uns pensent que c'est une histoire de spéculateurs qui cèdent notre mouton en dehors de nos frontières, où notre cheptel est très prisé du côté d'Oujda et d'El-Kef. Les autres disent que les éleveurs ont gardé leurs troupeaux pour les engraisser davantage du fait de la disponibilité des aliments et du pâturage. La question que me ronge l'esprit : va-t-on assister à un retournement de situation lorsque toutes ces bêtes vont se retrouver, dans quelques mois, en grande quantité sur le marché ? Si l'on suit ce second raisonnement, aucun souci à se faire pour le mouton qui sera métamorphosé en bélier au prochain Aïd El-Kébir, à moins qu'il ne prenne « la route de l'unité » (Trig el-ouahda), encore que l'ardoise de nombreux éleveurs ait été épongée. C'est une amère réalité difficile à gober lorsqu'on observe les effets.



LE SOUK VIRTUEL D'ELHADJ LAKHDAR

J'avais envie de bondir lorsque j'ai lu ces temps-ci qu'un organisme étatique, inconnu sur les tablettes commerciales jusqu'alors, à part des initiés, vient nous rappeler bizarrement l'ère des Souks el-fellah d'antan. En effet, selon la publicité gracieuse de la télévision nationale, cet organisme a ouvert des points de vente en nombre insuffisant pour nous vendre du poulet à 250 dinars et de la viande ovine à 680 dinars. C'est-à-dire les prix fixés par les seigneurs de l'informel il y a à peine 2 ou 3 mois. Et puis, est-ce une production du secteur public ou du privé ? Des zones d'ombre qui nécessitent des réponses claires. Est-ce suffisant pour lutter contre la montée des prix ? Et puis, où était-elle durant les onze mois restants pour réguler le marché pour lequel cette entreprise doit son existence ?

 En ce début de mois, c'est donc l'effervescence des prix du kilo de poulet jusqu'à la moindre petite gerbe de persil, en passant par Dame carotte qui s'est dotée de voiles. Les coûts redoublent de coups en produisant des fleuves de larmes à beaucoup de familles sans armes. La Rahma et la piété, qui ne demeurent que dans le commun des mortels, n'ont pas lieu d'être. Le plus important est de gonfler à bloc le portefeuille.

 C'est durant le mois de Ramadhan que l'informel étale plus que jamais son savoir-faire. Il accule le formel là où il se cache jusqu'aux moindres recoins. Le plombier, le mécanicien, etc. transforment leurs locaux en de vastes magasins de vente de la zlabia, de la chamia et autres sucreries sans aucune autorisation ni contrôle des services du commerce, d'hygiène ou encore moins de sécurité. Quant aux prix, naturellement ils sont fixés par les plus forts et non par Elhadj Lakhdar et son souk qui n'existent que dans l'imaginaire de ses producteurs. Les citoyens veulent du concret et non se nourrir de feuilletons qui les font rêver indéfiniment avec ces comportements clairement moralisateurs.



UN TEUF-TEUF RELOOKÉ À NEUF

Le pitoyable formel est chassé de ses terres et se terre de façon misérable. Il rase les murs, il devient infime et presque invisible. Oser aller au marché et demander l'application de la loi, le dernier commerçant vous rira au nez comme si vous venez d'atterrir d'une autre planète. On vous répondra qu'ici ce sont leurs lois qui ne s'appliquent pas uniquement lors du mois du Ramadhan mais pendant tout le restant de nos jours.

 En Algérie, celui qui vit de l'informel ne s'en soucie guère lorsque les prix grimpent. En effet, les services qu'il monnaye vont aussi gravir les échelons en flèche et c'est interne à l'informel. Leur économie et leur bourse adaptent la loi de l'offre et de la demande et leurs devises suivent même les règlements internationaux. A chaque grincement de dent sur un quelconque point du globe ou d'un petit tsunami économique, ils sont prompts à l'application de la crise sur-le-champ. Rappelons que récemment, lorsque la Loi des finances complémentaire a mis fin au crédit des ménages pour l'achat des véhicules neufs, immédiatement le feu a été mis sur les marchés de l'occasion, où les enchères ont été brûlantes pour les candidats à l'achat d'un simple tacot.

 L'Etat ne peut rien contrôler, il est complètement assommé par les hors-la-loi qui nous font subir avec force et humiliation leurs législations.



LA CHERTÉ PARTOUT DANS LE MONDE ARABE

En navigant sur Internet et en zappant sur certaines chaînes de télévision arabes, il apparaît clairement que la hausse des prix des produits alimentaires de large consommation est le dénominateur commun des pays frères de sang durant le Ramadhan. Ces augmentations démontrent de manière éclatante qu'il s'agit d'un signe de sous-développement qui nous caractérise. Les musulmans vivant dans les pays occidentaux n'endurent pas de telles pratiques.



HEUREUSEMENT QUE LA SOLIDARITÉ Y EST PRÉSENTE

Je ne finirai pas ce papier sans terminer par une bonne note sur les nombreux bénévoles des associations de bienfaisance éparpillées à travers le territoire national, qui fournissent un fabuleux travail afin d'apaiser les démunis en leur offrant des repas ou en assistant les petites bourses. Enfin, heureusement que les prières des Taraouih et les invocations de Dieu aident à surmonter les tensions de la journée. A l'année prochaine pour un Ramadhan plus clément et sans... l'informel. Nos illusions risquent de nous jouer de mauvais rôles, et le cauchemar manifeste de s'éterniser !



*Enseignant à l'Université de Mostaganem et syndicaliste du CNES