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Laghouat 1852 : Le génocide effacé qui a inauguré la violence moderne : Chronique d’un massacre colonial que la France a tenté d’ensevelir
par Laala Bechetoula Il existe des lieux où le passé n’est pas fini, où il continue de respirer entre les ruelles, les pierres et les silences. Laghouat est de ceux-là. Cette oasis du Sahara algérien porte un drame si profond que même un siècle et demi plus tard, on en ressent la vibration douloureuse dès qu’on évoque son nom. Les 2 et 3 décembre 1852, Laghouat fut le théâtre d’un génocide méthodique, pensé, exécuté et célébré. Un massacre planifié comme un “cadeau” impérial, et l’un des tout premiers usages documentés d’un gaz suffocant - soixante ans avant Ypres. Tandis que Paris brillait de lumières et de musique, Laghouat s’effondrait sous le fer, le feu et la suffocation. Dans l’histoire coloniale française, cet épisode n’est presque jamais mentionné. Il a été relégué dans les marges, laissé à l’oralité, confié à la mémoire des familles et à la conscience obstinée de quelques chercheurs. Pourtant, il s’agit d’un événement fondateur de la modernité violente : un laboratoire du génocide avant le mot, de la guerre chimique avant la science. Le 4 décembre 1852, dans les salons dorés des Tuileries, Napoléon III lève sa coupe pour célébrer le premier anniversaire de son coup d’État. Paris resplendit, l’Empire palpite, les dignitaires savourent leur renaissance politique. Au même moment, à deux mille kilomètres au sud, une ville agonise. Le contraste est si extrême qu’il en devient une métaphore : la lumière qui brille à Paris n’était possible que parce qu’on avait éteint la vie à Laghouat. Deux mondes, une même journée, un même empire. Pour comprendre comment on en arrive à un tel crime, il faut revenir un an plus tôt. Le 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte renverse la Deuxième République. L’armée est déployée dans Paris, les députés sont arrêtés, la presse étouffée, les boulevards deviennent un champ de bataille. Victor Hugo sera marqué à vie par ce qu’il voit et écrira plus tard : « Ce jour-là, la République a été assassinée en plein jour. » Le futur Napoléon III fonde son pouvoir dans le sang. Une année plus tard, devenu Empereur, il a besoin d’une victoire éclatante pour asseoir sa légitimité. Pas en Europe, où la politique est complexe. Pas en métropole, où l’opinion pourrait s’enflammer. Mais en Algérie, où le silence est garanti. Là-bas, tout est permis. Là-bas, il n’y a pas de témoins, pas de journaux, pas de députés pour protester. Là-bas, on peut écraser un peuple sans craindre de troubler une soirée mondaine. Laghouat n’était pas une cible quelconque. Depuis vingt ans, cette oasis résistait. Elle symbolisait une Algérie du Sud fière, autonome, indomptable. Pour les généraux français, c’était un affront ; pour Napoléon III, c’était une opportunité. Détruire Laghouat, c’était envoyer un message à l’Algérie entière - et offrir un trophée à l’Empereur. Le 21 novembre 1852, le général Aimable Pélissier - dont le nom reste associé à l’enfumade des grottes de Dahra en 1845 - reçoit l’ordre de marcher sur Laghouat. Un officier rapporte plus tard : « On nous ordonna de frapper un coup qui marquerait. La dépêche devait parvenir à l’Empereur pour sa fête. » La précision du calendrier annonce déjà la nature de l’opération : non pas une bataille militaire, mais une exécution politique. Six mille soldats encerclent la ville. Douze canons sont positionnés. Les munitions sont si abondantes qu’un officier écrira qu’elles suffiraient à “raser trois villes”. Laghouat comprend vite qu’elle ne survivra pas. Les habitants, pourtant, ne fuient pas. Ils resteront chez eux, comme si abandonner la ville équivalait à perdre son âme. Le siège dure treize jours. Le froid de décembre s’installe, les vivres s’épuisent, la population s’accroche. À l’aube du 2 décembre - date anniversaire du coup d’État - les premiers tirs de canon résonnent. Les remparts cèdent. Les soldats français déferlent dans les ruelles. À partir de cet instant, ce qui se déroule à Laghouat n’est plus de l’ordre de la guerre. C’est autre chose. Quelque chose de plus sombre, de plus profond, de plus méthodique. Les témoignages de l’époque, tant militaires que civils, dressent un tableau d’une cruauté extrême. Les soldats ont ordre de ne faire aucun quartier. Les rues deviennent des couloirs de mort. Des hommes sont égorgés à même les seuils de leurs maisons. Des femmes sont violées puis assassinées. Des vieillards sont brûlés vifs. Des enfants sont brisés contre les murs. Des bébés sont arrachés des bras de leurs mères. Un officier français écrit, presque malgré lui : « Les rues étaient des fleuves de sang. Je n’ai jamais vu pareil enfer. » Le 3 décembre, l’acharnement continue. Chaque maison est fouillée. Les survivants sont exécutés. Les zaouïas sont profanées. Les manuscrits anciens - parfois vieux de plusieurs siècles - sont brûlés. Les tombes des saints sont piétinées. Les puits deviennent des fosses communes. Tout doit disparaître. Tout doit être réduit au silence. Ce double mouvement - tuer les corps et détruire la mémoire - caractérise tous les génocides modernes. Laghouat n’échappe pas à cette logique. Les chiffres varient selon les sources, mais la réalité est terrible : entre 2 500 et 3 000 habitants, soit plus de 60 % de la population, sont exterminés en deux jours. La ville, elle, est vidée, pillée, transformée. Pour les Laghouatis, 1852 restera “Aam El Khaliya”, l’Année du Vide. Le vide des maisons. Le vide des rues. Le vide des voix. Le vide d’une ville qui n’existe plus que par ses fantômes. Après l’extermination vient l’effacement. Les familles sont expulsées, les biens confisqués, les colons installés. Les écoles sont fermées. Les manuscrits sont brûlés. Les noms sont francisés ou changés. L’histoire est réécrite. Tout se passe comme si la France ne cherchait pas seulement à conquérir, mais à remplacer. On ne tue pas seulement les hommes : on tue la possibilité qu’ils aient existé autrement que comme “rebelles écrasés”. À la lumière de la Convention de 1948 sur le génocide, il ne fait aucun doute que Laghouat répond à tous les critères juridiques : intention de détruire un groupe, destruction physique massive, atteinte grave à l’intégrité physique, destruction des conditions d’existence, effacement culturel. Laghouat est un génocide avant le mot. Un génocide dont personne ne voulait parler. Et il y a pire encore. Car Laghouat fut aussi le théâtre d’une innovation macabre. Les archives évoquent des “fumigations”, des “procédés atmosphériques”. Les témoins parlent d’une odeur irritante, de gorges brûlées, d’yeux enflammés, de victimes mortes sans blessures. Ces descriptions correspondent à l’usage de composés chlorés, ancêtres du phosgène. Pélissier avait déjà expérimenté ce type de gaz lors de l’enfumade de Dahra. À Laghouat, il réemploie et perfectionne ces procédés. La première attaque chimique moderne n’a donc pas eu lieu en Europe, à Ypres en 1915. Elle a eu lieu en Algérie, en 1852, dans une oasis que le monde a tenté d’oublier. Cette vérité bouleverse le récit officiel de la modernité militaire. Elle déplace le centre de gravité moral : la barbarie scientifique ne naît pas dans les tranchées européennes, mais dans les colonies. L’Europe teste sur les peuples dominés ce qu’elle déploiera plus tard entre elle-même. Laghouat devient ainsi le premier laboratoire du crime industriel. Aujourd’hui, cette histoire ne subsiste que grâce à des hommes qui ont refusé que l’oubli triomphe. Parmi eux, Cheikh Mabrouk Kouissi - paix à son âme — dont la mémoire prodigieuse a conservé des récits qui auraient autrement disparu. Le Dr Lahcen Sohbi, disparu lui aussi, qui a consacré sa vie à documenter Laghouat, à interroger les archives, à croiser les sources. Et le Dr Ali Sohbi, qui continue aujourd’hui ce travail essentiel avec rigueur, patience et fidélité. Ce texte leur doit beaucoup. Mes premières recherches se sont nourries de leurs écrits, de leurs témoignages, de leur générosité intellectuelle. Mais l’hommage le plus important ne peut être que pour les martyrs de Laghouat. Pour ces milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui sont tombés dans le silence d’un désert que l’Empire pensait pouvoir recouvrir à jamais. Sans leurs noms, cette histoire n’existerait pas. Sans leur souffrance, aucune vérité ne serait possible. Le général Pélissier écrivait : « Laghouat sera une leçon éternelle pour les Arabes. » Il se trompait. La véritable leçon est pour l’Occident. Pour ses mémoires sélectives, pour ses gloires bâties sur des charniers, pour ses récits triés. Un jour viendra où l’histoire officielle devra regarder Laghouat en face. Et ce jour-là, les fantômes de décembre 1852 pourront enfin cesser d’attendre. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||