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Culture :
Biyouna, ou le rire comme langue maternelle: Hommage à celle qui a fait de l'Algérie populaire un personnage de cinéma
par Laâla Bechetoula Quand la rumeur oublie le
respect
Il arrive qu'un pays s'inquiète un peu trop vite de perdre ceux qu'il aime. Depuis quelques jours, les réseaux bruissent à nouveau d'une rumeur absurde : celle de la mort de Biyouna. Des messages s'échangent, des «condoléances» s'inventent, des «sources proches» surgissent de nulle part. Et pendant que les clics s'additionnent, la vérité, elle, reste silencieuse - comme souvent. Mais si ces rumeurs disent quelque chose, ce n'est pas seulement la légèreté de ceux qui partagent sans vérifier. Elles révèlent surtout à quel point cette femme fait partie de notre mémoire collective, au point que son simple silence suffit à troubler tout un pays. Alors, plutôt que de commenter sa disparition fictive, faisons mieux : parlons de sa présence réelle, de cette lumière populaire qu'elle a su allumer dans nos vies, et qui continue, malgré tout, de briller. Prologue : Une présence familière Il existe des voix qu'on reconnaît avant même de voir le visage. Des voix qui ne s'imposent pas, mais s'installent - rauques, profondes, mêlant la mélancolie du cabaret et la franchise de la rue. Celle de Biyouna appartient à cette catégorie rare : une voix que l'on distingue parmi des centaines d'autres, une signature sonore à elle seule. Elle en a d'ailleurs fait un instrument à part entière, dans deux albums devenus cultes : Raid Zone (2001) et Blonde dans la Casbah (2006), où l'on découvre une Biyouna chanteuse autant qu'actrice - entre jazz oriental, chaâbi revisité et ironie savoureuse. Mais avant les micros, il y eut la scène. Avant les projecteurs et Cannes, il y eut Belcourt, ces ruelles d'Alger où les histoires se racontent sans micro ni caméra. Baya Bouzar - c'est son vrai nom - y a grandi, y a appris à chanter, à exister dans l'espace public avec cette assurance tranquille des femmes qui n'ont jamais demandé la permission. Elle tambourine avec Fadhéla Dziria, anime les mariages, fait vivre les cabarets d'un Alger encore en noir et blanc. Cette école-là ne distribue aucun diplôme, mais elle forge quelque chose de plus précieux : une présence. Cette capacité à entrer en scène et à faire comprendre au public : «Je suis d'ici, je viens de là où tu viens, mais ce soir, c'est moi qui raconte.» Puis vient Mustapha Badie. La Grande Maison, L'Incendie, les couloirs labyrinthiques de Dar Sbitar, où se croisent toutes les douleurs d'une nation en mutation. Biyouna y marche comme on se faufile dans un pays en pleine métamorphose : entre l'espoir et la désillusion, le drame et la dérision. Elle n'est pas encore l'icône flamboyante qu'elle deviendra, mais déjà, elle incarne ce personnage qu'on reconnaît entre mille : la femme du peuple qui refuse d'être invisible, qui parle fort, qui dit ce que tout le monde pense sans oser le formuler. Papicha, Madame Aldjéria quand une actrice devient allégorie Avec Nadir Moknèche, Biyouna franchit une autre frontière. Elle cesse d'être simplement «vue» pour devenir symbole. Dans Viva Laldjérie, Papicha est cette femme qui se débat dans les décombres d'une société fracturée. Dans Délice Paloma, Madame Aldjéria n'est plus seulement un personnage : elle est l'Algérie elle-même-ses compromissions, ses rêves écrasés, sa corruption assumée, mais aussi sa résilience obstinée, son refus de mourir. Les analystes du cinéma l'ont bien compris : Madame Aldjéria est une métaphore nationale. Une République parallèle, un État informel fait de petits arrangements et de grandes douleurs. Et Biyouna, dans ce rôle, apporte ce que personne d'autre ne pourrait donner : l'authenticité du vécu. Elle ne «joue» pas une femme algérienne - elle est cette femme, avec son franc-parler, sa vulgarité parfois assumée, son humour comme arme de survie, et ce cœur immense qu'elle cache sous une insolence de façade. C'est là, peut-être, que réside son génie : avoir fait du corps populaire algérien -celui qu'on cache, qu'on euphémise, qu'on «civilise»-un corps de cinéma. Massif, bavard, imparfait, magnifique. Nass Mlah City, ou le rire comme résistance Le peuple, lui, la connaît d'abord par la télévision. Nass Mlah City, Nsibti Laaziza : ces soirées de Ramadan où l'on se retrouve, en famille, devant un écran qui fait office de place publique. Biyouna y règne en souveraine du rire populaire-pas celui, policé, des salons bourgeois, mais celui, gras, libérateur, qui fait mal au ventre et remet les pendules à l'heure. Elle ne cherche pas à plaire aux puristes. Elle parle la langue du quotidien, avec ses glissements, ses outrances, ses exagérations. Elle sait qu'un pays se soigne aussi par le rire. Dans une Algérie souvent prise en étau entre le sérieux des discours officiels et l'angoisse du quotidien, elle offre un espace de respiration : un rire parfois dérangeant, souvent lucide, toujours profondément algérien. Ce rire-là n'est pas une fuite. C'est une forme de résistance, une manière de dire : «On ne me fera pas taire, on ne m'effacera pas, même si tout va mal.» La rumeur comme harcèlement collectif Et puis il y a l'autre théâtre, le plus sombre : celui des rumeurs de mort. Depuis des années, le nom de Biyouna revient régulièrement dans des posts Facebook, des messages WhatsApp, des vidéos YouTube à sensation. «Biyouna est décédée dans un accident.» «Biyouna est morte à Paris.» La machine s'emballe, et en quelques heures, tout le pays pleure une femme qui, elle, se réveille le matin en lisant sa propre nécrologie. Ce phénomène en dit long sur nous. Si on la «tue» si souvent, c'est parce qu'elle compte. Parce qu'elle fait partie de ce petit patrimoine affectif que le pays partage, au-delà des clivages, des classes, des régions. Mais cette récurrence devient un harcèlement numérique-un jeu morbide qui exploite la peur collective pour générer des clics. Qu'elle soit aujourd'hui malade, fatiguée, fragilisée par l'âge ou les épreuves, cela relève de l'intime, de la pudeur, du respect. Mais que son nom soit régulièrement transformé en «breaking news» sensationnaliste, voilà ce qui devrait tous nous interroger. V. Ce qu'elle nous a transmis On pourrait énumérer ses films, ses albums (Raï Zone, Blonde dans la Casbah), ses spectacles entre Paris et Alger. Mais l'essentiel est ailleurs. Biyouna nous a transmis trois leçons 1. Le populaire est une noblesse. Elle n'a jamais renié Belcourt, ni les accents de l'Algérie d'en bas. Elle a prouvé qu'on pouvait partir de la rue et devenir icône sans se travestir. 2. Le rire est une arme politique. Dans un pays marqué par le non-dit et la censure, elle a pratiqué un humour frontal, impudique, parfois obscène, qui casse les hypocrisies et met à nu les mentalités. 3. Une femme peut exister autrement que comme décor. Ses personnages-Papicha, Madame Aldjéria, la voisine, la tante-ont en commun de prendre toute la place. Ils ne s'excusent pas d'exister, ne demandent pas la permission de parler. Ils sont là : massifs, bavards, puissants. Pour une vivante Cet hommage n'est pas une oraison funèbre. C'est un texte pour une vivante, pour une femme dont l'œuvre est déjà entrée dans la mémoire collective, alors même que son histoire personnelle continue-loin des caméras, entre hôpitaux, familles, souvenirs et prières. À toi, Biyouna, toi qui t'es glissée un jour dans les couloirs de Dar Sbitar, toi qui as traversé Belcourt, les cabarets, les plateaux télé, Cannes et les scènes parisiennes, toi qui as fait rire un peuple qui avait parfois envie de pleurer, toi qui as transformé la femme algérienne en personnage de cinéma-non pas en l'idéalisant, mais en la montrant telle qu'elle est : vivante, complexe, magnifique, croyante aussi, à ta manière, dans cette foi tranquille des femmes simples qui confient leur douleur à Dieu sans en faire spectacle. Merci. Merci d'avoir fait du rire une langue maternelle. Merci d'avoir refusé de disparaître. Merci d'avoir imposé ta voix, ton corps, ta présence dans un monde qui préférait souvent les femmes silencieuses. Et que Dieu - que tu as toujours gardé dans ton cœur malgré les excès, les projecteurs et les rumeurs - t'accorde santé, sérénité et longue vie. Parce qu'on a encore besoin de toi. Parce que l'Algérie a encore besoin de se reconnaître dans ton rire, dans ta vérité, dans ta foi simple et lumineuse. Parce que tu es, qu'on le veuille ou non, éternelle. |
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