|
La France malade de son ombre : autopsie d'une haine programmée
par Laâla Bechetoula Alors
que la France s'enfonce dans ses contradictions mémorielles, la tentation de
faire de l'Algérie un bouc émissaire ressurgit.
De Marine Le Pen à Éric Zemmour, des plateaux télé aux nouveaux «experts» autoproclamés de l'islam et de la République, c'est toute une industrie du ressentiment qui s'est mise en marche. Une mécanique bien huilée où la peur se vend mieux que la vérité. Rien n'est plus dangereux qu'une mémoire inachevée. Elle ronge de l'intérieur, se tait, puis ressurgit avec des mots nouveaux et des visages modernes. C'est ce qui se joue aujourd'hui entre la France et l'Algérie : une relation qui n'a jamais vraiment cessé, mais qui n'a jamais vraiment guéri. L'Algérie n'est pas seulement une ancienne colonie : elle est le miroir de la conscience française. Chaque fois que la France doute d'elle-même, elle regarde vers Alger. Non pas pour comprendre, mais pour s'y opposer, s'y justifier, s'y mesurer. Et dans ce jeu dangereux, la haine devient méthode, la mémoire devient arme. En France, la haine n'est pas un accident: c'est une continuité. Elle n'est pas née des banlieues ni des vagues migratoires : elle est héritée des ports de Marseille et des casernes d'Alger. Elle a changé de vocabulaire, mais non de fonction : désigner un autre pour ne pas se juger soi-même. Depuis la fin de la guerre d'Algérie, une partie de la droite française - et plus encore de l'extrême droite - n'a jamais pardonné à l'Histoire d'avoir eu raison. Pour eux, 1962 n'a pas été une libération, mais une défaite. Cette «blessure» s'est transmise, nourrie de nostalgie et d'amertume, jusqu'à devenir l'un des moteurs du discours politique contemporain. Marine Le Pen, Éric Zemmour, Marion Maréchal ou Jordan Bardella ne sont pas des accidents de l'Histoire : ils en sont les produits dérivés. Ils se sont construits sur le ressentiment post-colonial, sur la peur de l'effacement, et sur l'idée qu'il faudrait «reprendre le contrôle» - du sol, du récit, du sang. Jean-Marie Le Pen fut parachutiste pendant la guerre d'Algérie. Il n'en est pas revenu traumatisé par la violence, mais convaincu de la supériorité de la force. C'est là qu'il a forgé son mythe personnel: celui de l'homme qui aurait «tenu bon» quand la France, selon lui, aurait capitulé. Pour Jean-Marie Le Pen, la défaite de 1962 n'était pas une fin, mais un début : le point de départ d'une croisade contre tout ce qui, à ses yeux, symbolisait la décadence - l'immigration, la repentance, la diversité, la gauche, la démocratie molle. Marine Le Pen a hérité de ce fardeau et de cette rente. Elle n'a pas voulu rompre : elle a repeint. Là où son père criait, elle murmure. Là où il menaçait, elle rassure. Mais le contenu reste identique : l'Algérie demeure le centre fantôme de son récit. Éric Zemmour est le produit le plus sophistiqué de ce vieux traumatisme. Né en 1958 à Montreuil de parents juifs d'Algérie, il porte en lui une double blessure : celle du déracinement et celle de la rancune. Mais au lieu d'en faire un dialogue, il en a fait une vengeance. Zemmour hait l'Algérie parce qu'elle lui rappelle ce qu'il ne veut pas être : un enfant d'exil, un héritier d'un monde effondré, un témoin d'une colonie perdue. Son obsession pour «la France éternelle», «la pureté», «la grandeur» n'est pas de l'idéologie, mais de la psychanalyse. Il rêve d'une France qui n'a jamais existé, pour fuir une origine qu'il n'a jamais acceptée. Quand il dit que «la France est colonisée par ses anciennes colonies», il ne parle pas de géopolitique : il parle de lui-même. C'est la logique du miroir : celui qui ne supporte pas son reflet finit par casser la glace. Pourquoi l'Algérie plus que tout autre? Parce que l'Algérie n'est pas seulement un pays perdu : elle est une idée. L'idée d'une France toute-puissante, missionnaire, sûre d'elle-même. Quand cette idée s'est effondrée, la France n'a pas trouvé d'autre repère. Depuis, elle vit dans la nostalgie d'une grandeur qu'elle ne sait plus définir. L'Algérie devient alors l'écran sur lequel la France projette ses peurs. Elle incarne tout ce que le pays ne supporte pas de voir: le métissage, la jeunesse, la foi, la contestation, la mémoire. C'est pourquoi Marine Le Pen et Zemmour parlent de l'Algérie comme d'une entité abstraite : une source de problème, jamais une source de culture. L'extrême droite contemporaine n'est plus un cri : c'est un système. Elle a compris que la peur se vend mieux que le rêve. Elle s'est structurée comme un marché politique : avec ses producteurs de discours, ses distributeurs médiatiques, ses consommateurs électoraux. La peur a désormais son langage : «déclin», «insécurité», «identité». Elle a ses images : les banlieues filmées au ralenti, les drapeaux algériens dans les stades. Elle a même ses économistes : ceux qui calculent le coût supposé de «l'immigration». Elle a ses moralistes : ceux qui opposent la «République» à la «culture d'ailleurs». C'est une industrie complète : les uns fabriquent les clichés, les autres les diffusent, les troisièmes les consomment. Le produit fini s'appelle haine légitime. La haine, pour survivre, a besoin de respectabilité. C'est là qu'interviennent les «bons Arabes de service», les «voix lucides» que Paris exhibe pour se dédouaner de ses complexes. Mohamed Sifaoui : la peur en costume républicain. Journaliste d'origine algérienne, il s'est construit comme «expert du terrorisme». Sous couvert de défendre la laïcité, il alimente la suspicion permanente. Dans ses discours, chaque pratiquant devient un potentiel extrémiste, chaque banlieue un territoire étranger. Boualem Sansal : l'écrivain que Paris a adopté pour ne plus se sentir coupable. Ses romans sont profonds, mais à Paris on les lit comme pamphlets contre l'Algérie. Ses mots deviennent preuves d'un échec. On le récompense non pour ce qu'il écrit, mais pour ce qu'il conforte. Sifaoui légitime la peur. Sansal l'ennoblit. Ensemble, ils donnent à la haine ses lettres de noblesse. Les médias français rejouent la guerre d'Algérie sous d'autres formes : un débat sur «l'identité», une polémique sur «l'islam». Les chroniqueurs font du chiffre avec les blessures. La haine est devenue un format : trois invités, dix minutes, un bouc émissaire. Dans cette mise en scène, l'Algérie n'est pas un pays : c'est un décor. Les journaux oscillent entre bonne conscience et paresse. Ils dénoncent le «racisme», mais reproduisent les clichés. L'Algérie n'existe que vue de Paris, jamais depuis Oran ou Constantine. La France vit dans un rapport schizophrénique à son histoire. Elle veut être à la fois patrie des droits de l'homme et nation qui ne s'excuse de rien. La guerre d'Algérie est terminée depuis plus de soixante ans, mais elle n'a jamais quitté les esprits. Tant que cette guerre restera non dite, elle continuera d'être rejouée. Il suffit d'observer la France pour comprendre que la rupture est impossible. L'Algérie est partout : dans la langue, la cuisine, la musique, les visages. Et pourtant, on fait semblant de ne pas la voir. Ce paradoxe définit la France contemporaine: elle vit dans la proximité de ce qu'elle prétend refuser. Malgré tout, il existe des digues humaines: la vérité historique, la jeunesse des deux rives, la société réelle. Chaque archive ouverte fissure le mur du mensonge. Les Franco-Algériens bâtissent la France que Marine redoute : ouverte, métissée, pragmatique. La haine est spectaculaire, mais elle ne dure pas. Elle se nourrit du bruit, or le réel travaille en silence. Tandis que les polémistes hurlent, les peuples s'entraident. Pendant que les partis se crispent, les familles se mélangent. La réalité finit toujours par rattraper l'idéologie. L'histoire franco-algérienne est une leçon universelle. La France ne guérira pas de l'Algérie tant qu'elle n'aura pas accepté de regarder son propre visage dans ce miroir. L'Algérie n'a pas besoin d'être aimée : elle doit être respectée. Et la France n'a pas besoin d'être pardonnée : elle doit être lucide. On ne reconstruit pas la grandeur d'une nation en méprisant ceux qu'elle a voulu dominer. On ne se redresse pas contre l'Algérie-on se redresse avec elle. |
|
||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||