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Dépénaliser l'acte de gestion publique: Restaurer la confiance sans affaiblir la responsabilité

par Boudina Rachid*

« on est souvent dupé par la défiance que par la confiance » Auteur inconnu

La dépénalisation de l'acte de gestion publique ne relève pas d'une complaisance, mais d'une nécessité : celle de rendre à l'administration sa capacité d'initiative. Sans confondre protection et impunité, il s'agit de replacer la responsabilité dans son cadre naturel, celui de la loyauté, de la transparence et de la bonne foi. C'est dans cet esprit que doit s'amorcer la réforme tant attendue de la gouvernance publique.

Une administration paralysée par la peur

Depuis plusieurs années, l'administration algérienne vit dans un climat de prudence extrême. Les responsables publics hésitent à décider, redoutant que le moindre acte de gestion soit interprété comme une faute pénale.

La décision devient alors un risque et l'inaction un refuge.

Cette peur institutionnelle freine l'action et dénature la mission de service public.

L'Etat, qui devrait encourager l'initiative et la responsabilité, se voit entraîné dans une spirale d'immobilisme administratif.

La dépénalisation, loin d'être une faveur, est avant tout un levier de libération de l'action publique.

La responsabilité dévoyée par la suspicion

Dans la sphère de la fonction publique deux articles du statut général illustrent parfaitement cette dérive.

L'article 47 rend le fonctionnaire responsable de ses actes combien même lorsqu'il ne fait qu'exécuter un ordre de son chef hiérarchique. D'un autre côté, l'article 174 autorise la suspension du fonctionnaire dés l'ouverture d'une poursuite pénale ou d'une simple enquête préliminaire et avant même tout jugement.

Ce faisant, ces dispositions aboutissent à instaurer une présomption de culpabilité. Le fonctionnaire devient suspect avant d'être entendu, ce qui est contraire aux principes du droit pénal et très normalement cette situation alimente la peur de décider et fragilise la notion même de la responsabilité. Aujourd'hui, il s'agit de bien concevoir que :

-La faute de gestion, de nature administrative, relève du contrôle interne ou financier ;

-La faute pénale, d'intention coupable, relève du juge.

Entre les deux, le champ d'action du gestionnaire doit être préservé. C'est-à-dire qu'il faut accepter qu'en agissant dans l'intérêt légitime et justifié du service et qu'aucune faute intentionnelle ou négligence grave n'est prouvée, le juge doit évaluer les circonstances atténuantes de la faute et la bonne foi du fonctionnaire.

XXL'acte de gestion sous tension permanente

Dans le contexte actuel, chaque signature, chaque visa, chaque commande publique est susceptible d'être analysée presque systématiquement sous l'angle pénal. Une erreur d'appréciation, un retard ou une négligence peut être assimilée à un délit. Il se passe ainsi, que cette confusion mine la confiance à tous les niveaux et stérilise l'action.

Or, agir pour l'intérêt général ne devrait jamais conduire à un risque personnel.

Le gestionnaire public doit pouvoir exercer son jugement, dans le respect des textes, sans craindre d'être sanctionné pour avoir décidé.

Il est évident de considérer ici que la clarté des règles est ici le premier rempart contre l'arbitraire.

Les marchés publics, un terrain d'incertitude

Ce n'est pas un hasard, mais c'est bien dans le domaine des marchés publics que la peur de gérer et de s'engager atteint son paroxysme.

Il n'est pas question de rappeler ici toutes les séquences et les risques qui sont liés aux marchés publics qui sont susceptibles d'exposer le gestionnaire au doute et à l'angoisse du gestionnaire. Aussi, prenons à la louche quelques-uns de ces moments qui marquent l'enchainement de la commande publique :

Le décret présidentiel n°15-247 du 16 septembre 2015, notamment son article 13, autorisait la passation simplifiée de marchés de faible montant (12 millions de dinars pour les travaux ou fournitures, 6 millions pour les études ou services).

Cette mesure visait à rendre souple et efficace le procédé des marchés publics dans l'hypothèse citée ci-dessus. Qu'en est-il advenu dans la pratique ?

La plupart du temps, elle a donné lieu à une interprétation divergente de des dispositions dérogatoires, chacun les a compris à sa manière, et qui de but en blanc ont semé doute et confusion.

Il est arrivé même que certains gestionnaires ont été poursuivis pour avoir appliqué cette disposition, tandis que d'autres ont été admonestés pour ne pas l'avoir utilisée.

Ainsi, un instrument de simplification est devenu un piège juridique nourri non pas par la règle, mais par l'incertitude de son application.

V - Pour une simplification encadrée

Pourtant, supprimer la procédure adaptée reviendrait à étouffer la souplesse que l'autorité avait voulu introduire. Le mieux, serait plutôt de promouvoir une normalisation encadrée, garantissant à la fois la transparence et la sécurité juridique :

Trois mesures concrètes s'imposent :

1-Fixer des modalités de consultation claires, imposant au moins trois devis pour toute commande simplifiée ;

2-Définir les pièces justificatives obligatoires à conserver dans chaque dossier ;

3-Instituer un contrôle a posteriori plutôt qu'une suspicion a priori.

La transparence devient ainsi la règle, et la peur cesse d'être le moteur de la décision ou de la non décision. De ce fait, le gestionnaire agit dans un cadre connu, traçable et vérifiable, sans craindre la sanction pour avoir pris des risques.

L'inflation pénale et la confusion des juges

La frontière entre faute et infraction s'est brouillée au fil des années.

Les articles 26 et 27 de la loi n°06-01 sur la prévention et la lutte contre la corruption ont élargi la notion « d'infraction de gestion » à des irrégularités purement techniques. Le juge pénal, le juge financier, le juge administratif interviennent désormais sur le même terrain de chasse, sans chercher à coordonner leurs efforts.

Le danger, c'est que tout cela a conduit à une pénalisation rampante de l'action publique, même si l'excès de contrôle ne garantit pas la probité.

Bien au contraire, il engendre une paralysie qui bloque le bon fonctionnement de l'administration, autant en son centre que dans sa périphérie.

La bonne voie, serait de revenir et d'encourager une logique de responsabilité mesurée, qui fait que seule l'intention frauduleuse fonde la culpabilité.

VII - Réhabiliter la confiance dans la décision publique

Dépénaliser ne signifie pas exonérer, mais redéfinir le périmètre de la responsabilité.

Il s'agit de reconnaître la valeur de la bonne foi et de la loyauté professionnelle.

Un gestionnaire qui agit selon les règles et dans l'intérêt de l'institution ne doit pas craindre d'être traité en prévenu potentiel.

Trois pistes pour guider cette réforme :

1-Clarifier les textes pour éliminer les contradictions entre les différents régimes juridiques de responsabilité ;

2-protéger le gestionnaire de bonne foi grâce à une instance d'arbitrage préalable aux poursuites ;

3-moderniser les pratiques et les modalités de fonctionnement de l'administration par la numérisation et la traçabilité de ses actes, garantissant de la sorte transparence et preuve de l'intégrité.

C'est ainsi que la responsabilité administrative redeviendra une valeur et non une menace.

Conclusion

La dépénalisation de l'acte de gestion publique ne vise pas à amoindrir la rigueur du contrôle, mais à réconcilier la loi et l'action. Un pays ne peut pas se construire sur la peur de décider. Son administration doit retrouver la confiance, non pour échapper à la sanction, mais pour mieux servir l'intérêt généra

La justice doit sanctionner la corruption, non l'initiative. La responsabilité doit s'apprécier dans le mouvement, non comme une entrave.

Redonner au gestionnaire la faculté d'agir pour le bien public, sans craindre une menace constante et imminente qui plane au-dessus de sa tête, c'est le réhabiliter et lui donner la sérénité, et c'est redonner en même temps à l'Etat d'aller de l'avant.

La dépénalisation, bien comprise, est donc moins une réforme juridique qu'un contratde confiance qui ne doit pas souffrir d'être remis en cause sur un doute, une équivoque ou le qu'en dira-t-on.

* Énarque retraité