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![]() ![]() ![]() Le rapport Rodwell ou la persistance coloniale dans la politique française
par Salah Lakoues ![]() Sous l'apparence d'un audit
technique sur l'accord de 1968, le rapport Rodwell
ressuscite une vieille tentation française : faire de la relation avec
l'Algérie un miroir commode des angoisses nationales.
Derrière les chiffres et les équilibres budgétaires, il y a une mémoire refoulée-celle d'une colonisation jamais réparée, d'une guerre d'indépendance mal digérée, et d'une diaspora érigée en variable d'ajustement politique. À chaque crise, la France revient à l'Algérie comme à son passé non soldé. Ce rapport n'est pas une rupture : il est la continuité d'un malentendu historique entre domination et reconnaissance. À chaque fois que la France traverse une crise politique ou identitaire, l'Algérie revient dans le débat public-comme un miroir des fractures françaises, un exutoire commode pour conjurer l'impuissance. Le rapport Rodwell, qui propose de dénoncer l'accord de 1968, ne déroge pas à cette règle. Sous couvert de rationalité budgétaire, il réactive une vieille mécanique : transformer l'héritage colonial en argument de campagne, et la mémoire d'une guerre inachevée en outil de politique intérieure. Un texte à portée plus politique que budgétaire Publié à l'initiative d'un groupe de députés macronistes engagés sur les questions migratoires, le rapport Rodwell s'inscrit dans une dynamique plus politique que juridique. Présenté comme une réflexion sur le « coût » de l'accord franco-algérien de 1968, il repose en réalité sur une lecture sélective et utilitariste de l'histoire. Ce texte survient dans un moment politique particulier : le départ de Bruno Retailleau, figure d'une ligne dure sur les questions migratoires, laissait espérer un apaisement diplomatique sous la houlette du nouveau ministre de l'Intérieur, Laurent Nuñez. Mais la publication du rapport a aussitôt ravivé les tensions, rétrécissant l'espace pour un dialogue serein avec Alger. L'accord de 1968 : une mémoire juridique d'une histoire partagée Signé six ans après l'indépendance algérienne, l'accord de 1968 régit la circulation, le séjour et le travail des ressortissants algériens en France. Il constituait alors une réponse pragmatique à la fois à la reconstruction économique française et aux réalités humaines d'une migration postcoloniale inévitable. Ce cadre, qui conférait un statut dérogatoire aux Algériens, était le prolongement d'une relation historique d'interdépendance. Aujourd'hui encore, il demeure un pilier discret mais vital de la coopération entre les deux pays. Le rapport Rodwell le présente comme un privilège coûteux, sans rappeler le contexte historique qui en justifie l'existence : la France avait besoin de cette main-d'œuvre, tout comme elle avait une dette morale envers un peuple qu'elle avait longtemps exploité. Une dette historique toujours en suspens Car l'histoire n'a jamais été soldée. Les cicatrices de la colonisation restent profondes : expropriations, spoliations du trésor d'Alger, massacres, tortures, essais nucléaires dans le Sahara, déscolarisation forcée Autant de réalités dont la France n'a jamais assumé les conséquences, ni sur le plan moral, ni sur le plan matériel. Les réparations n'ont jamais été sérieusement discutées, encore moins les indemnisations des victimes de la guerre d'indépendance. Or, ces questions constituent le véritable déséquilibre historique : celui d'un pays ancien colonisateur refusant toujours d'assumer sa dette envers l'ancien colonisé. En se concentrant sur le « coût » supposé de l'accord de 1968, le rapport Rodwell inverse la logique : il présente comme une charge financière ce qui fut, historiquement, une dette contractée dans le sang et l'injustice. Une contribution algérienne bien réelle à la France Loin d'être un fardeau, la présence algérienne en France représente un pilier économique et social. En 2024, près de 3 800 médecins diplômés hors Union européenne, majoritairement algériens, ont passé les épreuves pour exercer en France. Ces praticiens sont indispensables dans les zones rurales et les hôpitaux publics, et leur intégration soulage le système hospitalier français des coûts de formation de nouveaux médecins. De même, les entrepreneurs d'origine algérienne contribuent au dynamisme économique local : ils créent des emplois, paient des impôts, innovent et participent à la vitalité des territoires. Ces acteurs économiques et sociaux, loin de peser sur la France, incarnent la continuité d'un lien humain et productif. En invisibilisant cet apport, le rapport réduit la réalité à une simple ligne budgétaire-un traitement comptable d'une histoire humaine et partagée. Un rapport piloté et instrumentalisé La rédaction du rapport a été confiée à un noyau de parlementaires macronistes à sensibilité sécuritaire, épaulés par des experts juridiques et financiers proches des commissions sur les affaires étrangères et l'immigration. Ce travail collectif, soutenu par certains think tanks et universitaires, illustre une volonté politique : peser sur les orientations du gouvernement, influencer la communication publique et repositionner la majorité sur un terrain identitaire avant les échéances électorales. Ce rapport n'est donc pas neutre. Il s'inscrit dans une stratégie de contrôle du récit politique, à la fois pour rassurer un électorat conservateur et exercer une pression interne sur un gouvernement qui semblait prêt à renouer avec Alger. Le risque d'une fracture diplomatique durable La dénonciation de l'accord de 1968, même envisagée théoriquement, poserait de graves problèmes diplomatiques et juridiques. L'accord ne comporte pas de clause de dénonciation unilatérale claire. L'agiter comme une menace reviendrait à rompre un cadre de coopération qui, malgré ses imperfections, reste l'un des rares canaux de dialogue institutionnel entre les deux pays. Cette surenchère politique pourrait aussi saper la coopération dans des domaines cruciaux : lutte contre le terrorisme, gestion des flux migratoires, santé, éducation et mobilité universitaire. À l'heure où la France cherche à préserver une influence dans le Maghreb, un tel geste reviendrait à isoler Paris et à renforcer les partenariats algériens avec d'autres puissances, notamment la Chine et la Russie. La mémoire coloniale comme instrument politique Le rapport Rodwell illustre une dérive constante de la politique française : instrumentaliser la mémoire coloniale pour gagner du terrain électoral. Ce texte, sous couvert de rigueur budgétaire, évite la question centrale : celle de la réparation historique. Il ne répond ni aux besoins d'équité, ni à la nécessité d'un dialogue franc entre deux nations liées par l'histoire. Plutôt que de revisiter les blessures du passé pour les transformer en ponts de coopération, la France semble préférer en faire des armes politiques. Tant que la colonisation restera un tabou ou un outil de campagne, la réconciliation avec l'Algérie demeurera une promesse sans lendemain. |
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