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Quand le blé tendre s'impose en intrus squatteur de terroirs algériens de prédilection du blé dur ! - Que faire pour rétablir l'ordre naturel des choses ?

par Mahmoud Chabane*

Dans une de mes contributions consacrées à la souveraineté alimentaire de notre pays, intitulée « décolonisation de notre agriculture : un acte majeur de notre souveraineté nationale1 » j'avais relaté, de manière succincte, les principales phases qui ont marqué notre agriculture, ébauché et soumis à débat un certain nombre de propositions jugées pertinentes pour passer d'une agriculture au service de la puissance coloniale à celle destinée au peuple Algérien.

Dans le sillage de la série de contributions que j'avais rédigées pour développer les propositions formulées au titre de cette dernière afin de leur donner une forme opérationnelle, j'ai jugé utile de traiter la question primordiale du blé dur2pour alerter sur l'impérieuse nécessité de le remettre au centre de la stratégie de réalisation de notre indépendance alimentaire sécurisée.

Mais avant d'entrer dans le vif du sujet de la présente contribution qui se veut être le prolongement de cette dernière , il m'est apparu utile de rappeler (i3ada ifada, dixit nos ascendants)que l'impérialisme français, en prenant le risque d'engager son armada pour envahir des contrées lointaines, parmi elles notre pays, n'avait pas entrepris une telle aventure, très coûteuse en vies humaines, en moyens matériels et financiers..., pour aller civiliser, par philanthropie disait-il, des sauvages, mais bel et bien pour réaliser ses ambitions expansionnistes et hégémoniques, n'en déplaise à ses chantres.

Pour s'emparer d'un pays en vue d'exploiter ses richesses naturelles et soumettre ses habitants, appelés avec mépris : indigènes sauvages, les stratèges colonialistes français avaient considéré qu'il leur suffirait de tenir ces « sauvages » par le tube digestif et les plonger dans l'obscuritétotale pour les dominer. Pour cela, ils ont entrepris avec la sauvagerie qui les caractérise de :

1 - Semer à la volée la famine en détruisant systématiquement les structures agraires mises en place patiemment depuis des lustres par les autochtones, pour s'accaparer de leurs terres les plus fertiles et de l'eau. Et pour réaliser cet objectif criminel, ils ont promulguéla loi portant « Sénatus consult » et la loi Warnier, de sinistre mémoire.

2 - Effacer l'autre, en détruisant systématiquement tout ce qui rappelle sa présence sur cette terre, sa culture ancestrale, et en fermant ses écoles en place. Il faut dire que le sort dramatique réservé par les empires anglais et espagnol aux populations indigènes des Amériques, a sûrement inspiré les impérialistes français pour élaborer leur mode opératoire d'un « parfait » colonisateur.

Sur les terres spoliées aux indigènes, ils ont installé un plan de culture complémentaire à celui de la métropole orienté vers l'exportation de produits agricoles de qualité pour améliorer qualitativement et quantitativement le menu de la bourgeoisie française. Parmi les cultures introduites à cette fin par la France coloniale en Algérie, il y a lieu de citer à titre indicatif: le blé tendre installé sur une sole estimée à environ 1.600.000 ha, la vigne à vins implantée sur environ 400,000 ha, les agrumes à hauteur de quelques 159.000 ha, le maraîchage primeur et l'arboriculture fruitière occupant le reste des terres spoliées dont la superficie avoisine les 3 millions d'hectares.

Ce qu'il faut savoir aussi c'est que l'essentiel de ces superficies étaient occupées avant la colonisation « civilisatrice », par les cultures de blé dur et d'orges, des espèces végétales endémiques constituant la base de notre alimentation. Pour rappel : les armées de Napoléon envoyées guerroyer dans des contrées lointaines pour étendre son empire furentapprovisionnées en blé dur par l'Algérie que la France n'a toujours pas payé. Parmi les conséquences et les méfaits innombrables de l'odieuse colonisation française ayant impacté durablement notre pays, il m'est apparu utile de n'en citer que deux qui ont un rapport direct avec notre souveraineté alimentaire. Le modèle de consommation, basé essentiellement sur la semoule de blé dur et de l'orge, (des cultures endogènes adaptées aux terroirs), est pollué par l'introduction dans notre alimentation de produits correspondant à la culture française. Le plus emblématique de ces produits reste sans conteste la baguette de pain dite la « parisienne » faite à base de farine de blé tendre. Indépendamment de ce qu'elle représente dans la culture française, cette baguette garde toujours son statut d'étendard du néocolonialisme français.

Pour avoir une idée sur l'importance stratégique de cette dernière dans l'entreprise de colonisation, il m'est apparu utile de rappeler ici des propos qu'aurait tenus un homme politique français répliquant à un fanatique partisande l'Algérie française qui lui aurait reproché d'avoir trahi le sang des jeunes français morts pour l'Algérie française ceci ; je cite de mémoire : « ne vous inquiétez pas, ils (comprendre par-là les indigènes) mangeront toujours de la baguette française ». Il convient de relever que le présumé auteur de cette réplique, un des artisans de l'idéologie néocoloniale, n'a pas dit : « ils parleront toujours français ». Il savait que les indigènes insoumis, interdits d'accès à l'école durant la colonisation pour les maintenir dans l'obscurité, ont appris, malgré les moyens divers et variés mis en œuvre pour les en empêcher, à écrire et à parler la langue française dans les prisons, les maquis ...,pour mieux combattre la colonisation. . D'ailleurs nos illustres hommes politiques, nos écrivains, se sont exprimés en français pour porter haut et fort l'Algérie, sans faire appel à des interprètes. Et l'un de nos grands écrivains, Kateb Yacine en l'occurrence, avait statué sur cette langue universelle en la qualifiant de butin de guerre. Lui et tant d'autres, pensent algérien et écrivent en français pour faire connaître leur Algérie. Et tout récemment, les autorités en charge de la souveraineté de notre pays ont pris des mesures pour replacer cette langue étrangère, un acquis de l'Algérie souveraine, dans ses limites de sa fonction première.

Il faut admettre que ces propos, qu'ils aient été tenus ou juste une fanfaronnade fantasmée produit de l'imagination de quelques frustrés, trouvent leur consistance dans les faits. La baguette de pain dit parisienne reste consommée dans les ex colonies françaises qui continuent de la panifier, toujours, essentiellement avec du blé tendre importé, aggravant dangereusement leur dépendance alimentaire des importations de blé tendre. Pire encore, devenue, à la faveur de comportements incohérents des consommateurs et autres acteurs professionnels et décisionnaires, un aliment de base de la population à faible revenu, celle-ci a envahi les étals des boulangeries aux dépens des produits locaux constitutifs des arts culinaires nationaux, tel le metlo3 national fait avec de la semoule de blé dur.

Pour les céréaliers français qui produisent annuellement quelques 360 millions dequintaux de blé tendre, dont une très grande quantité doit être nécessairement exportée vers les pays qui continuent de consommer la baguette parisienne, principalement les anciennes colonies,celle-ci trouve son rôle de véritable navire amiral de la néo-colonisation et leur assurance vie.

Le désarroi qu'a provoqué au sein de la dite profession la décision souveraine de notre pays d'ouvrir le marché blé tendre, détenu jusqu'à un passé récent par la Franceà hauteur de 70 %, à la concurrence internationale, renseigne amplement sur l'intérêt qu'ils portent à ce précieux débouché que fut notre Algérie. Quand on sait que les importations de blé tendre par notre pays sont passées de 1.300.000 quintaux en 1978-80, dont 10%de France, à quelques 50 millions de quintaux, il est aisé de mesurer l'ampleur de ce désarroi et l'impact de cette salutaire décision.

A l'évidence, la perte même partielle de ce juteux marché prive les autorités de l'ancienne puissance colonialede brandir cette redoutablearme alimentaire pour faire pression sur les gouvernants qui osent défendre la souveraineté de leur pays.

Le plus préoccupant c'est de voir la consommation effrénée de cette céréale, pourtant réputée nocive pour la santé humaine (maladies gastriques et diabètes=une baguette de pain de 250 grammes contient l'équivalent de 20 morceaux de sucre=) connaitre une augmentation, pour des raisons connues de tous, hors normes et irrationnelle. Il fautdire que le marché informel consistant à détourner, à des fins de spéculation, une partie de la farine de blé tendre subventionnée destinée originellement à la panification du pain ordinaire vendu à un prix réglementé pour soutenir le pouvoir d'achat des citoyens à faibles revenus, qui s'installe allégrement autour de cette denrée, est en partie responsable de cette situation dommageable pour notre pays. Les auteurs de cette action répréhensible utilisent, sans état d'âme, la farine détournée de sa destination originelle pour préparer des baguettes de pain dit « amélioré » des croissants, de la pâtisserie dite occidentale... vendus à des prix libres et hors de portée. Le pain dit normal, raison première de l'existence de la boulangerie assurant une mission de service public, n'est disponible qu'à des horaires bien étudiés, et visiblement en petites quantités, si l'on juge à travers les chaines compactes qui se forment aux horaires de la disponibilité du pain subventionné.

Alléchés par le gain facile, cette faune d'insatiables fraudeurs et détourneurs de la farine de blé tendre subventionnée continuent d'engranger sur le dos du consommateur et du trésor public de consistantes indues plus-values.

Et en tant que citoyen de surcroît agronome, ce qui me chagrine et me taraude l'esprit, c'est de voir le blé tendre introduit par la colonisation pour améliorer la qualité boulangère de son blé tendre métropolitain, continuer d'occuper les terroirs de prédilection du blé dur, une céréale noble cultivée dans notre pays depuis plus de 6.000 ans, Le blé dur n'est pas dangereux pour la santé, il faut le savoir.

La question que tout un chacun peut se poser, pourrait être la suivante :peut-on, au regard de la place que blé tendre a pris dans les habitudes routinières alimentaires se passer du blé tendre ?Or quand on étudie et analyse de plus près la question en prenant en compte les méfaits et les conséquences sus indiqués que cause la consommation inconsidérée, comme c'est le cas dans notre pays, de ce blé tendre, on est amené à conclure qu'il est indispensable d'engager urgemment un plan de réduction drastique de la consommation de cette céréale.

Les solutions existent, et elles sont à la portée de notre pays. Il suffira de :

Mettre en place un plan de culture national stratégique3 articulé autour de l'exploitation rationnelle des ressources naturelles (eau, terres) de la vocation originelle de chaque terroiret des priorités nationales en matière de production des produits alimentaires essentiels à la population établies sur la base du modèle de consommation repensé. « La plante qu'il faut à la place qu'il faut » doit être la devise de tous les concepteurs et acteurs d'une agriculture repensée à mettre en place.

Réinstaller la culture de blé dur dans ses zones de prédilection jusque-là« squattées » par ce blé tendre envahissant, de surcroit néfaste pour la santé des citoyens, pour augmenter substantiellement la production de la semoule de blé dur utilisée depuis des temps immémoriaux pour manufacturer des pâtes alimentaires, rouler le couscous, pétrir du metlou3,...etc.

Ne plus soutenir la farine de blé tendre détournée au profit de produits spéculatifs à forte valeur ajoutée, particulièrement les pâtisseries, les croissanteries et les pizzérias. Pour ceux qui tiennent à leur « parisienne », il y a lieu de les rassurer en leur disant qu'une baguette faite avec un mélange subtil de semoule de blé dur et de son (pain complet) de meilleures qualités diététiques et gustatives, ferait mieux l'affaire ;

Prendre sérieusement et nécessairement en considération les raisons médicales, économiques, politiques, culturelles, civilisationnelles, agronomiques... qui requièrent la réduction drastique de l'usage de la farine de blé tendre produit localement ou importé ;

Elaborer et mettre en œuvre les mesures et les mécanismes appropriés pour permettre à notre métlou3 national de reconquérir sa place injustement spoliée par la « parisienne ». Parmi ces mesures, il y a lieu de citer, à titre indicatif, la nécessité de subventionner en lieu et place de la farine de blé tendre, la semoule destinée à la manufacture des pâtes alimentaires et la panification du Métlou3, d'en fixer les prix publics pour protéger le pouvoir d'achat des citoyens ;

= Définir clairement le concept de la souveraineté alimentaire, un terme tellement galvaudé qu'il a perdu son sens originel, de manière à unifier sa compréhension et à préciser son contenu permettantd'arrêter la liste des produits agricoles entrant dans ce cadre, à produire nécessairement localement pour satisfaire les besoins alimentaires de bases nécessaires à la population.

À travers la mise en œuvre de ses propositions, éventuellement enrichies par les pouvoirs publics, il est attendu, à l'évidence, de mettre de l'ordre dans ce segment vital de notre économie nationale au demeurant extrêmement sensible qui nous concerne tous.

Et c'est aussi une façon salutaire de protéger la santé et le pouvoir d'achat des citoyens, de réduire à sa plus simple expression le gaspillage de cette précieuse denrée alimentaire, de permettre au blé dur de reconquérir sa sole de prédilection, et de réaliser des économies substantielles en devises et en dinars.Le but ultime étant la réalisation de l'indépendance alimentaire sécurisée du pays et son corollaire le renforcement de la souveraineté nationale. Naturellement, le paysan avec son bon sens, refuse d'être assez crédule pour se laisser entrainer par le discours qui consiste à dire que l'ennemi d'hier qu'il avait de surcroît humilié, se comporterait en bon samaritain au point de partager avec lui le progrès pour améliorer la rentabilité de son exploitation et lui fournirait, si besoin est, ses semences, ses intrants,... et, sa pitance.

Ce piège tendu, visant à faire de lui un « tube digestif », une « cigale », lui qui a toujours était « fourmi », est inopérant pour tout paysan qui se nourrit fièrement du fruit de son labeur et à la sueur de son front. Partant de là, il est permis d'affirmer et même de soutenir que le retour à la normale, passe par une politique hardie et volontariste visant à renvoyer d'où est venuce colon résiduel nommé blé tendrequi continue, malgré sa nocivité pour la santé, d'occuper indûment la sole de prédilection du blé dur qu'il occupait avant la colonisation française. Il est temps que des mesures salvatrices soient prisent pour réduire considérablement la consommation de la farine de blé tendre pour protéger la santé des citoyens et soulager le trésor public, et de réinstaller dans ses terroirs notre blé dur.

* Agronome

1. Quotidien d'Oran du 16 juillet 2020.

2. Quotidien d'Oran du 8 décembre 2022 et l'Expression du 12 décembre 2022

3. Quotidien d'Oran du 18 mai. 2023 et Le Soir d'Algérie du 12 juin 2023.