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France, Titanic politique... et doigts pointés vers Alger

par Laâla Bechetoula

Prologue - Quand le projecteur s'inverse

Il est des moments où l'Histoire, ironique et patiente, décide de retourner le miroir. Pendant des décennies, Paris s'est plu à commenter l'Algérie comme on observe un objet sous microscope : avec distance, autorité et certitude. Le ton était professoral, les jugements tranchés, les analyses souvent condescendantes. Alger n'avait qu'à écouter, ou se défendre.

Mais aujourd'hui, surprise : le projecteur s'inverse. La République française traverse une crise politique d'une ampleur inédite, et c'est au tour des Algériens d'observer - calmement, lucidement, parfois avec un sourire en coin - le spectacle d'un grand navire qui tangue.

Cette inversion des rôles est bien plus qu'un simple effet de contexte. Elle révèle une mutation symbolique profonde : celle d'un rapport franco-algérien longtemps asymétrique, où le commentaire coulait à sens unique. Désormais, l'Histoire a déplacé la caméra.

I. Un navire qui tangue

Le 10 octobre 2025, le magazine Le Point publiait une " Lettre d'Alger " dont le titre a fait mouche :

> " Le "Titanic" France continue de prendre l'eau : la crise politique vue d'Algérie. "

L'image n'est pas qu'une métaphore journalistique. En l'espace d'un an et demi, la France a connu une instabilité politique telle qu'elle a surpris même les observateurs européens les plus aguerris : trois gouvernements successifs, des coalitions aussi improbables qu'éphémères, des alliances tactiques de circonstance, et enfin la chute express du gouvernement Lecornu... en quatorze heures à peine.

Quatorze heures : le temps d'un jour de pluie automnale, et une équipe gouvernementale s'est effondrée comme un château de cartes mal bâti. Même les chroniqueurs politiques les plus cyniques n'avaient jamais assisté à une telle valse ministérielle.

Cette instabilité n'est pas anecdotique. Elle dit quelque chose d'essentiel : le système politique français est entré dans une zone de turbulence profonde. Le pouvoir exécutif, affaibli, peine à maintenir une direction claire. Le Parlement est fragmenté à l'extrême. Les clivages sociaux s'accentuent. Les partis traditionnels se vident de leur substance, tandis que les extrêmes prospèrent sur le désenchantement général.

La France, longtemps perçue comme un modèle de gouvernabilité républicaine, ressemble aujourd'hui à un paquebot prestigieux, éclairé de mille feux, mais dont la coque a été fissurée par des décennies de tensions accumulées. Et pendant que la machine institutionnelle grince, l'Europe observe, gênée, la locomotive continentale tousser et ralentir.

II. Vu d'Alger - Entre lucidité et ironie

En Algérie, cette crise est suivie avec une attention à la fois sérieuse et amusée. Dans les cafés, sur les plateaux de télévision, dans les journaux comme Echourouk, El Khabar ou Le Quotidien d'Oran, on commente la chute express du gouvernement Lecornu, l'instabilité chronique de l'exécutif français et les querelles partisanes avec une lucidité nouvelle.

Pendant longtemps, la France était considérée comme une sorte de " laboratoire démocratique " : ses crises faisaient figure d'épisodes contrôlés, ses débats avaient une aura de rationalité. Mais aujourd'hui, l'Algérien moyen suit les péripéties parisiennes comme on suit une série politique : avec intérêt, mais sans fascination.

Dans la rue, on entend des phrases simples mais révélatrices :

> " Eux aussi, ils sont en crise, mais chez eux on appelle ça démocratie. "

" Quatorze heures ? Chez nous, on aurait dit que c'est une machination. Eux, c'est juste mardi. "

Les rédactions algériennes, elles, abordent le sujet avec sérieux. El Moudjahid titrait récemment : " Titanic France : un navire sans boussole dans une mer agitée ". D'autres médias rappellent combien la stabilité politique française était jadis invoquée en exemple... et combien la scène actuelle marque une rupture.

Ce changement de regard est historique. Il ne s'agit pas de se moquer pour se venger, mais de constater - avec une pointe d'ironie tranquille - que le centre d'analyse s'est déplacé. L'Algérie n'est plus l'élève dissipé ; elle est devenue observatrice critique.

III. La diversion commode : accuser Alger pour éviter l'introspection

Face à cette crise, la classe politique française aurait pu choisir la voie de l'introspection. Elle aurait pu s'interroger sur la panne démocratique, la désagrégation partisane, la défiance sociale ou encore l'impact de décennies de réformes bancales.

Mais une tentation ancienne ressurgit, presque mécanique : accuser Alger. Chaque fois que la scène politique parisienne vacille, un vieux levier électoral et symbolique est actionné. On réactive les dossiers bilatéraux, on brandit des accords, on évoque les flux migratoires ou les relations diplomatiques tendues, et surtout, on présente la relation avec l'Algérie comme un " problème " qu'il faudrait régler pour rétablir l'ordre intérieur.

Le dossier des accords de 1968, portant sur la circulation et le séjour des personnes, en est l'exemple parfait. Ces accords sont régulièrement sortis des tiroirs à chaque crise politique française, présentés comme une " anomalie historique " qu'il faudrait renégocier pour réaffirmer une souveraineté mise en scène comme vacillante.

Le débat n'est jamais purement juridique. Il est profondément politique. Il permet d'agiter des symboles puissants - migration, mémoire, identité - pour détourner l'attention du cœur de la crise : l'incapacité à construire une majorité stable et une vision politique partagée.

Même certains membres du gouvernement français s'en inquiètent : Jean-Noël Barrot a reconnu publiquement que transformer l'Algérie en punching-ball électoral a des conséquences néfastes sur les citoyens franco-algériens, et surtout, que cela n'apporte aucune solution aux défis politiques internes.

Mais le réflexe est tenace. Lorsque le Titanic prend l'eau, le capitaine désigne l'horizon sud, espérant que le public regardera ailleurs pendant que la coque se fend.

IV. Quand les commentaires débordent

Ce déplacement de projecteur vers Alger trouve un écho particulièrement virulent dans les espaces numériques. Sous les articles de la presse française qui évoquent la crise politique avec un angle algérien, les forums et sections commentaires deviennent rapidement des arènes de règlement de comptes identitaires.

Sous la fameuse " Lettre d'Alger " publiée par Le Point, la rédaction a dû fermer la section commentaires après une avalanche de propos haineux ou hors sujet. Des rancunes coloniales mal digérées, des visions fantasmées de l'Algérie, des frustrations sociales françaises instrumentalisées : tout s'y mêle, dans un vacarme qui ne laisse pas beaucoup de place à la nuance.

Cette dynamique n'est pas nouvelle. Mais elle prend une dimension particulière à mesure que la France s'enfonce dans sa propre crise politique. En s'abritant derrière l'écran algérien, une partie du débat public français déplace les frustrations internes vers l'extérieur, créant une illusion de clarté qui ne trompe personne.

V. Le miroir franco-algérien

Ce qui se joue aujourd'hui entre Paris et Alger est moins une joute diplomatique classique qu'une inversion des regards. Pendant des décennies, les crises algériennes étaient disséquées depuis Paris : experts, éditorialistes, diplomates et universitaires français commentaient, expliquaient, jugeaient.

Aujourd'hui, c'est l'inverse. Les soubresauts français sont observés depuis Alger, avec une attention sérieuse, parfois amusée, mais toujours lucide. Les Algériens lisent la scène politique française comme on lit un texte que l'on connaît par cœur : avec l'expérience de ceux qui ont été longtemps " lus " eux-mêmes.

Cette inversion n'est pas une vengeance. Elle marque une maturité nouvelle du regard algérien sur le monde. L'Algérie n'est plus dans une posture défensive. Elle n'attend pas d'être jugée, ni de réagir aux analyses françaises. Elle observe, analyse, commente. Et parfois, elle rit.

Rire non pas de la crise de l'autre, mais de la fragilité de ceux qui s'étaient toujours présentés comme solides. Rire de l'assurance désarçonnée. Rire, en somme, de ce moment où la parole se libère de l'asymétrie.

Conclusion - Diplomatie froide, ironie chaude

La France traverse une crise politique d'une gravité qu'elle n'avait pas connue depuis longtemps. Ses institutions craquent, ses coalitions s'effritent, sa classe politique s'éparpille. Face à cela, certains responsables et médias choisissent la voie la plus courte : détourner le regard collectif vers Alger, en espérant que l'écran sud masquera les fissures du nord.

Mais cette stratégie est vouée à l'échec. Elle ne répare aucune fissure, elle ne renforce aucune institution, elle ne reconstruit aucune confiance. Elle révèle surtout une nervosité profonde : celle d'un pays qui se découvre fragile et qui préfère désigner plutôt que penser.

De l'autre rive, l'Algérie observe, analyse et - parfois - sourit. Elle n'est plus dans la posture du pays commenté. Elle est dans celle du témoin lucide d'un système qui tangue.

> Il est temps, peut-être, de cesser de faire d'Alger le bouc émissaire commode des tempêtes parisiennes.

Le Titanic politique français ne retrouvera pas sa flottabilité en pointant l'horizon sud. Il devra affronter ses propres icebergs. Et cette fois, l'Histoire, malicieuse, a tourné la caméra.