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Maroc : la Génération Z en révolte, plus qu'un malaise social, une quête de dignité

par Nabil Mati*

  La fin septembre 2025 marque un tournant dans la vie politique marocaine. Après une longue période de stabilité relative depuis le Printemps arabe, émerge une vague de contestation d'un genre nouveau, portée par une génération connectée et déterminée. Articulant avec aisance mobilisation en ligne et action dans l'espace public, la « Génération Z 212 » réactive la mémoire de 2011 tout en imposant ses propres codes et un modèle de protestation renouvelé.

La colère a pris corps à la suite d'un drame survenu à l'hôpital public Hassan II d'Agadir, où huit femmes enceintes sont décédées en dix jours lors de césariennes. Devenu symbole de l'effritement du système de santé, ce choc a d'abord suscité des rassemblements devant les hôpitaux, réclamant des mesures immédiates. À cette indignation s'est ajoutée une contestation du financement des grands événements sportifs : alors que le Maroc se prépare à accueillir la CAN 2026 puis la Coupe du monde 2030, des milliards de dirhams sont consacrés aux stades et à leurs rénovations. Un contraste jugé insupportable par une jeunesse confrontée à des hôpitaux en sous-capacité, un système éducatif en crise et un chômage persistant. Pour beaucoup, ce décalage a été « la goutte d'eau qui a fait déborder le vase ».

Très vite, les revendications ont dépassé le seul cadre sanitaire pour embrasser des enjeux plus larges : amélioration de l'éducation, justice sociale et remise en cause des priorités de l'État. Porté par une colère accumulée depuis des années, amplifiée par la dynamique des plateformes numériques, le mouvement a pris une ampleur nationale, gagnant plusieurs grandes villes du royaume. D'abord pacifique, la mobilisation a rapidement dégénéré en affrontements. Selon des bilans provisoires, on compte trois morts, de nombreux blessés et des actes de dégradation.

Confronté à une crise d'ampleur sans précédent, le gouvernement marocain a tardé à communiquer, se contentant de déclarations éparses et de mesures superficielles, incapable de formuler une réponse structurelle. Ses appels au dialogue avec la jeunesse sonnent creux face à une Génération Z qui exige sa démission.

Dans le même temps, le silence persistant et inhabituel du roi Mohammed VI est devenu assourdissant. Absent des écrans alors que son état de santé fait l'objet de toutes les conversations, le souverain donne l'impression d'un retrait, laissant le champ libre à des luttes de palais pour gérer la situation. Ce double vide, gouvernemental et monarchique, exacerbe le sentiment d'abandon d'une jeunesse qui espérait encore une parole forte pour désamorcer la crise.

Il est important de rappeler qu'avant même ces événements, des millions de Marocains manifestaient chaque week-end pour soutenir le peuple palestinien et rejeter la normalisation avec Israël. Ces rassemblements, couverts par de grandes chaînes arabes comme Al Jazeera, ont bénéficié d'une visibilité médiatique internationale significative. Cette couverture a contribué à légitimer le mouvement aux yeux du public local et a suscité l'intérêt de militants potentiels. Sur le terrain, ces manifestations ont servi de creuset à la mobilisation actuelle.  

Les participants y ont tissé des liens et construit des réseaux associatifs ou militants, facilitant la coordination future. Cet effet d'entraînement est crucial : en voyant d'autres s'engager, de nouvelles personnes sont incitées à participer à leur tour.

Ces moments de mobilisation sont fondamentaux. Une manifestation réussie et visible accroît la légitimité perçue d'une cause, attire de nouveaux participants, renforce les réseaux et peut stimuler l'émergence de protestations ailleurs. Ce concept de « diffusion » montre comment la visibilité d'un mouvement inspire et informe les populations d'autres régions, les encourageant à s'engager. Cette dynamique contraste fortement avec la réponse silencieuse et évasive des politiques marocains sur la question de la normalisation, un mutisme qui n'a fait qu'alimenter le mécontentement.

De fait, les mobilisations massives en soutien aux Palestiniens, marquées par une hostilité à la normalisation avec Israël, apparaissent comme l'un des facteurs ayant préparé le terrain à l'explosion sociale actuelle. La présence de keffiehs et de drapeaux palestiniens parmi de nombreux jeunes, arborés dans la rue comme sur les réseaux sociaux, incarne un rejet profond d'un pouvoir perçu comme méprisant et complice d'un État accusé de pratiques génocidaires. L'élément le plus significatif qui étaye cette thèse est le suivant : si les problèmes économiques et sociaux au Maroc sont structurels et perdurent depuis de nombreuses années, l'élément déclencheur de la colère actuelle coïncide avec l'intensification de la destruction de la Palestine et des accusations de génocide, notamment depuis les événements du 7 octobre 2023.

En somme, la question est posée: le pouvoir marocain aura-t-il le courage de revoir une orientation contestée, ou choisira-t-il d'ignorer la Génération Z 212 , pour qui la normalisation avec l'État d'Israël constitue une ligne rouge, voire un « péché » impardonnable, au risque d'attiser l'embrasement et de prolonger le chaos ?

*Enseignant, (Université-Paris ) - Formation EHESS (Anthropologie)