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Les inéluctables robots intelligents

par Derguini Arezki

L'informatique n'est plus une discipline isolée. Elle devient une infrastructure mondiale fondamentale de la société contemporaine, au même titre que l'électricité ou les réseaux de transport, mais pas seulement. Elle est une infrastructure tramée d'une culture mondiale que fabriquent et dans laquelle vivent les nouvelles générations. Les robots intelligents qui en émanent sont une partie de notre humanité augmentée. L'humain et le non humain se sont toujours complétés, qu'il s'agisse de l'outil ou de l'air. Les robots informatiques mobilisent notre mémoire que nous ne portons plus, ils opèrent à une vitesse qui nous dépasse.

Jusqu'à quand niera-t-on l'évidence de plus en plus nette que la société est une association d'humains et de non-humains ? La société est une association d'associations d'humains et de non-humains. Associations malfaisantes et bienfaisantes. Les robots intelligents sont des membres de la société dont l'association fera la différence. Ils seront les amis des uns et les ennemis des autres.

L'intelligence artificielle est donc à la fois une menace et une opportunité pour les individus, les sociétés et l'humanité. On peut dire que tout dépend du rapport entre travail et capital, entre savoir et culture, entre savoir et énergie. Si la machine intelligente exproprie le travail de son savoir, autrement dit oppose travail et capital dans un jeu à somme nulle, le travail mort se substituant au travail vivant et le travail vivant ne pouvant se substituer au travail mort, elle devient son ennemie. Si le travail s'approprie le travail de la machine, autrement dit si le travail vivant peut se substituer au travail mort comme celui-ci peut le faire, la machine intelligente se fait l'allié du travail vivant. Rappelons que par travail, on entend savoir et énergie. Dans le premier cas, les machines apprenantes se substituent aux humains, ne les complètent pas et multiplient les populations inutiles. Dans le second cas, l'intelligence artificielle est une puissance du travail social, elle ne défait pas l'unité de ce dernier, mais l'élève à un niveau supérieur. La substitution du travail mort au travail vivant, des machines intelligentes au savoir humain, ne menace pas alors leur complémentarité, elle porte leur complémentarité à un niveau supérieur. Les machines apprenantes non humaines restent des objectivations des " machines " apprenantes humaines. Le premier cas peut s'imposer au second si deux conditions sont réalisées : si l'énergie non humaine se substitue à l'énergie humaine et rend cette dernière inutile, si la domination de classes peut se perpétuer malgré la multiplication du travail inutile.           

La seconde situation peut s'imposer à la première dans le cas contraire : si l'énergie non humaine complète l'énergie humaine et si les machines apprenantes complètent la compréhension humaine.           

Cette dernière situation suppose une nouvelle distribution du savoir-faire mondial et un rapport de classes non antagoniste, la compétition mondiale ne s'accompagnant pas d'une monopolisation du savoir et la division de classes ne s'accompagnant pas d'une multiplication des populations inutiles.

Ennemis ou amis du travail humain

La séparation du travail vivant et du travail mort (du capital et du travail, du savoir humain et des machines intelligentes) peut prendre la forme d'un antagonisme, si le travail mort ne peut pas être transformé en travail vivant, autrement dit si le savoir ne se diffuse pas, mais se monopolise. Avec la digitalisation de la société, le corps social ne peut pas se défendre des cyberattaques s'il ne peut pas reconstituer son activité indépendamment de son objective infrastructure digitale.

L'intelligence artificielle peut-être une opportunité pour certaines nations si elle leur permet de s'approprier du savoir-faire mondial, d'engager un rapport vertueux du travail vivant et du travail mort, du savoir et de l'énergie.

Il y a là une nouvelle opportunité pour les sociétés postcoloniales pour refaire leur retard en matière de savoir, mais que beaucoup ne seront pas en mesure de saisir. Tout dépendra de la capacité de ces sociétés à s'approprier le savoir-faire mondial, à faire corps avec les infrastructures des nouvelles révolutions industrielles, ce vers quoi aspirent les nouvelles générations.

La société doit revoir son rapport au monde et au savoir, elle baigne de plus en plus dans une culture qui est à la fois mondiale et locale. Les universités doivent revoir leur rapport au monde et à la société. La société doit être en mesure de faire corps avec les nouvelles infrastructures, ce qui suppose qu'elle doit être en mesure de convertir le travail mort que ces infrastructures représentent en travail vivant afin que l'État ne soit pas leur otage et le travail vivant de la société pulvérisée en miettes.          Selon le niveau d'énergie disponible, pour subsister, la société doit pouvoir mettre en œuvre un certain savoir vivant dans une forme objectivée ou non, séparée ou non de l'énergie humaine.

Ainsi peut être garantie une reproductibilité des infrastructures. Pour l'heure, il faut constater, que la reproductibilité des infrastructures n'est pas assurée, que les conditions d'une telle reproductibilité sont négligées.

Concrètement, il faudra revoir le rapport des richesses et du savoir-faire. Les unes ne vont pas sans l'autre, mais toutes les sociétés ne cultivent pas le même rapport. Les sociétés industrielles ont associé richesses et savoir-faire, les sociétés postcoloniales n'ont pas pu les associer. Chez ses dernières sont cultivées les richesses, mais pas le savoir-faire. Les sociétés qui ont émergé ont cultivé le savoir-faire davantage que les richesses, les richesses ont suivi le savoir-faire. Être riche, c'est savoir-faire et savoir-être. Dans les sociétés postcoloniales, le savoir-faire n'a pas suivi les richesses. Elles sont comme restées fétichistes, comme victimes du fétichisme de l'argent et de la marchandise. Elles rendent un culte au travail étranger. L'argent achète, mais il achète du travail étranger que le travail local ne subsume pas. La différenciation sociale a pour base la consommation. La " chtara/qfaza " définit le savoir-être.

Dans ce même ordre d'idées, il faudra revoir le rapport de la masse à l'élite : une masse s'appropriant le savoir d'une élite locale s'appropriant le savoir du monde. L'université de masse a réalisé une condition de sa transformation en université du savoir, une condition nécessaire, mais non suffisante. Elle a mis la société dans l'université, il lui reste à mettre l'université dans la société et le savoir-faire du monde dans l'université. L'université doit s'approprier un savoir-faire mondial que la société pourra s'approprier au travers d'elle et convertir en savoir-faire et équipement.

Il faut distinguer entre savoir théorique et savoir-faire : les universités ont importé de celles du monde la théorie, mais pas la pratique, on a ainsi des universités sans leurs laboratoires, un savoir vide de savoir-faire. La raison principale est que l'acquisition du savoir-faire est coûteux, les théories circulant plus aisément que les pratiques. S'approprier une machine importée c'est être en mesure de la reproduire et pas seulement de l'utiliser. Quand elle tombe en panne, il faut la réparer et non refaire appel à ses concepteurs. Importer une machine et ne pas pouvoir la réparer, c'est perpétuer une dépendance en étant incapable de s'approprier le savoir qu'elle objective.

Il faut encore distinguer entre savoir scientifique et culture, associer savoir et sagesse. Tout le savoir que nous mobilisons n'est pas scientifique. La Science ne peut chasser la sagesse. La sagesse mobilise toutes les ressources d'une culture, la Science s'abstrait de la culture, l'activité scientifique s'abstrait de l'activité sociale, diversifie l'activité ; la culture réunit l'activité. La culture est en partage avec toute la société, l'activité scientifique un de ses pôles. L'activité scientifique est une partie de la culture, elle ne peut réduire toute l'expérience à une expérience scientifique, en retour elle doit être recultivée par la société. La société s'incorpore ou ne s'incorpore pas l'activité scientifique. L'activité scientifique est comme la partie dure de l'activité culturelle, une partie qui ne cesse de se transformer avec l'expérience. L'activité scientifique produit des expériences, la culture offre des visions dans lesquelles les expériences vont s'inscrire. On ne peut comprendre l'audace scientifique et technologique d'un Elon Musk si on ne voit pas la vision qui la supporte.

Nos propres laboratoires

Voilà pourquoi il ne faut pas craindre de partir de bas, de l'unité des humains et des non-humains, de leur compétition et de leur coopération. C'est aussi là, la condition d'une unité locale du travail vivant et du travail mort, d'une appropriation locale du savoir mondial ; d'une unité du savoir et de la culture, du savoir-faire et du savoir-être. La conversion du travail mort en travail vivant, du savoir mondial en savoir local (et inversement), assure au corps social sa puissance et sa résilience. Une conversion complète peut exister exceptionnellement, mais elle n'est ni nécessaire ni souhaitable. Par exemple, le génie humain et la puissance de calcul ne sont pas réductibles l'un à l'autre. Ce qui importe c'est qu'ils se tiennent, que l'on peut aller de l'un à l'autre, de la personne intelligente à la machine et de la machine intelligente à l'homme, qu'ils se complètent en se substituant l'un à l'autre, sans que ne se rompe leur unité.

La place de la machine intelligente va croissant, mais elle ne peut se substituer indéfiniment à la machine humaine. Elle a appris à raisonner, à prédire et à créer, mais elle ne pourra pas être omnisciente. La machine intelligente est du savoir objectivé, du savoir séparé de l'énergie humaine à laquelle s'est substituée une énergie non humaine. Jusqu'à quel point le savoir humain pourra être séparé de l'énergie humaine, jusqu'à quel point la machine non humaine pourra subsumer le savoir, cela dépendra de la mesure dont on pourra substituer de l'énergie non humaine à l'énergie humaine, de la mesure dont le savoir machinique pourra recouvrir l'expérience humaine. Tant que la consommation d'énergie non humaine pourra croître, la substitution des machines intelligentes au travail humain pourra accroître l'expérience et la puissance productive humaine que se disputeront les nations. Il reste que l'expérience des machines ne pourra pas recouvrir, se substituer à toute l'expérience humaine. L'expérience des machines pourra marginaliser l'expérience humaine, mais parvenue à son apogée, dans son déclin elle devra refaire place à l'expérience humaine.

Aussi l'unité du travail vivant et du travail mort doit pouvoir être établie, le système économique doit pouvoir fonctionner, avec différents niveaux d'énergie. Le rapport du travail vivant au travail mort s'organise en différentes strates selon le niveau d'énergie disponible. L'unité du travail vivant et du travail mort s'éprouve dans la capacité de conversion de l'un dans l'autre avec la variation du niveau d'énergie.

Nous ne devons pas et ne pouvons pas importer les laboratoires du monde, mais nous pouvons et devons développer nos propres laboratoires. L'élite ne doit pas être obnubilée par les laboratoires étrangers, par une compétition directe avec ces laboratoires. Elle doit viser à fabriquer ses propres expériences et laboratoires, celles que la société peut reproduire. C'est par ces laboratoires qu'elle pourra innover et entrer en compétition avec ceux du monde. La compétition ne peut être qu'indirecte, ne peut emprunter que des voies non balisées par la compétition mondiale.

L'élite doit se mettre simultanément à la hauteur de l'élite mondiale et de la société, sans être obsédée par ce que fait l'élite mondiale, mais préoccupée par ce qu'elle peut monter dans sa société, avec sa société, comme laboratoires et expériences. Sur la voie de l'accumulation du savoir, elle doit créer ses propres chemins du succès. Il faut mettre les laboratoires dans la société, l'expérimentation dans la société. L'élite doit savoir faire et la société pouvoir faire avec. Si elle doit être à la hauteur de l'élite mondiale, c'est pour ne pas réinventer la roue et être en mesure d'innover. Toute innovation n'est pas bonne à prendre. La bonne innovation est celle qui cultivant la propension à innover dans la société améliore son savoir-faire et son savoir-être. Nous sommes ce que nous faisons et non ce que nous possédons.

L'innovation doit être une disposition sociale, autrement dit une disposition générale et non l'attribut d'une minorité. C'est ainsi que les bonnes innovations s'imposeront et se diffuseront rapidement. Il ne s'agit pas de remettre le pouvoir de décider que faire à une minorité. Il s'agit de faire de chaque agent un élément actif dans son milieu : dans ce milieu humain et non humain que puis-je faire qui améliore son fonctionnement ? Une innovation agit sur le milieu, mais le milieu agit aussi sur l'innovation. Il peut s'en porter mieux ou moins bien. Nous avons jusqu'ici développé des dispositions négatives à l'égard du savoir et du milieu.

Fenêtre d'opportunité

La fenêtre d'opportunité ouverte aux sociétés postcoloniales pour faire irruption dans ce que certains appellent une seconde modernité ne s'éternisera pas. Il faudra bientôt payer pour ce à quoi l'on accède aujourd'hui gratuitement. En tant qu'universitaire, j'ai connu deux " révolutions " : l'accès à l'encyclopédie par le moyen des CD-ROM et de l'ordinateur. Ils m'ont donné un accès au savoir dans sa globalité, je pouvais situer ma réflexion par rapport à d'autres chercheurs, avoir une meilleure connaissance du marché intellectuel. Ce que ne pouvait me donner ma communauté.

La seconde a consisté dans l'accès aux moteurs de recherche intelligents (IA) qui m'épargne une lecture considérable et me permet d'affiner ma recherche rapidement.

Le savoir n'est gratuit que parce que les machines intelligentes ne paient pas de droits aux auteurs dont elles empruntent le contenu de leurs œuvres. Mais les machines intelligentes qui ont pu s'entraîner gratuitement ne vont pas tuer leur poule aux œufs d'or. Elles paieront le travail dont elles ont besoin, si elles veulent ne pas s'en abstenir.

La question de la propriété intellectuelle est ainsi le principal point de friction juridique et éthique entre l'industrie de l'IA et les créateurs de contenus. L'intelligence artificielle est actuellement dans une zone grise juridique. À court terme : La tendance est aux procès et aux négociations de licences forcées. Les grands acteurs (OpenAI, Google) préfèrent payer pour sécuriser leur approvisionnement en données de qualité et éviter des amendes ou des interdictions. À moyen et long terme : le système va probablement évoluer vers un modèle de licensing massif et systémique, où l'entraînement des modèles d'IA sera considéré comme une nouvelle forme d'exploitation des œuvres, nécessitant une compensation. Les législateurs du monde entier travaillent à encadrer cette nouvelle réalité.

Les moteurs de recherche et les modèles d'IA générative ont exacerbé le problème de la propriété intellectuelle au point de forcer une refonte des pratiques et peut-être même des lois. La phase actuelle est celle d'une négociation tendue pour définir les nouvelles règles du jeu.

L'esprit de corps et son milieu

La pensée occidentale n'explique plus le cours des choses et son implication est de plus en plus critique. Son expérience du monde, son plan pour le monde, ne convainquent plus. Voulant dérouler devant elle le monde, elle a fini par se méprendre. Dominée par une pensée mécanique, elle échoue à reconstruire le tout à partir de ses parties ; c'est que de ces parties elle a une mauvaise prise et du tout une mauvaise appréciation. Pour la pensée chinoise, il ne s'agit pas d'expliquer le monde en se tenant hors de lui, mais de s'y impliquer convenablement. Elle ne croit pas pouvoir tenir le tout à partir de ses parties ni ses parties à partir du tout. Elle recherche dans ces parties les dispositions du tout, les propensions du tout à partir des configurations des parties, propensions à partir desquelles elle s'efforce de faire.

A la base de cette différence se trouve la conception dichotomique et non dichotomique, de la nature et de la société, de l'esprit et du corps. Dans la conception non dichotomique, l'esprit a un corps, le corps a un esprit, mais qui ne leur appartient pas en propre. L'esprit de corps est celui que le corps se fait dans un milieu, il lui appartient comme il appartient au milieu. Le corps d'un esprit est celui que se fait un esprit, mais dans un milieu. Milieu, corps et esprit se différencient, mais restent l'un dans l'autre dans une certaine mesure. L'esprit de corps tribal est celui d'un milieu tribal et d'une tribu particulière. Lorsque l'esprit de corps tribal est confronté à un milieu non tribal, il subit l'influence de son milieu, réussit à faire corps ou échoue. Le corps se transforme avec son milieu.

Avec le colonialisme, l'esprit de corps de classes colonial a triomphé du milieu tribal, qu'il défait en classes de propriétaires et de non-propriétaires. L'esprit de corps de classe qui anima la civilisation occidentale et qui fut porté par le développement de ses forces productives développe le corps de classes occidental en pillant les ressources des autres civilisations défaites militairement. Mais dès lors que cet esprit de corps ne peut plus décomposer et recomposer le milieu qu'il occupe, dès lors qu'il ne peut plus s'approprier ses ressources, son développement s'arrête. Il a cessé de faire corps avec son milieu. Les ressources sur lesquelles il comptait se raréfient. Le milieu se retourne alors contre lui, il n'arrive plus à recomposer son corps et son esprit de corps. N'ayant appris qu'à tirer sa puissance d'une conversion du travail vivant en travail mort, avec la baisse du niveau d'énergie disponible, il a des difficultés à effectuer la conversion inverse adaptée au niveau d'énergie disponible étant donné la prolétarisation du travail qu'il a entraînée. Il y a alors destruction du travail mort (équipements, infrastructures) et dissipation du savoir-faire humain. La réindustrialisation occidentale ne peut s'effectuer que par une conversion plus grande du travail vivant en travail mort, car elle ne dispose plus de la main-d'œuvre qualifiée qu'elle a détruite.

La " ville de bois " chinoise

J'aimerai ici donner l'exemple de l'ancienne " ville de bois " chinoise pour opposer les deux civilisations occidentale et chinoise quant au rapport de l'esprit et du corps, du travail vivant et du travail mort. Le corps peut dépérir, mais si son esprit est préservé, le corps peut renaître s'il peut refaire corps avec son milieu.

On utilise l'exemple de la disparition des bâtiments en bois pour illustrer une différence " philosophique " fondamentale entre la Chine et l'Occident, un conflit fondamental entre deux conceptions de la permanence et de la culture. On oppose la civilisation chinoise, qui accepte la fugacité et l'impermanence des choses (d'où les bâtiments en bois, périssables), à la civilisation occidentale (héritière de l'Égypte et de Rome), qui cherche à bâtir pour l'éternité dans la pierre.

La plupart des constructions impériales et aristocratiques (palais, résidences, temples) étaient en matériaux périssables (bois, terre battue, tuiles), elles n'ont pas survécu. Ces bâtiments étaient magnifiques, colorés et sophistiqués, mais ils étaient vulnérables au feu, à l'humidité et simplement au temps. Les bâtiments en bois étaient constamment entretenus, réparés, et parfois reconstruits à l'identique. Le sanctuaire d'Ise au Japon, reconstruit tous les 20 ans, en est un exemple extrême d'une logique similaire en Asie.

Dans cette culture vivante, la préservation se faisait moins dans la matière que dans la transmission des formes et des techniques de génération en génération. Le travail mort consistait davantage en savoir-faire qu'en matière et savoir objectivé. C'est l'unité du travail vivant et du travail mort qui prévalait et l'unité fondamentale du travail mort et du travail vivant était préservée. Ce que l'on sait faire à un côté éphémère et un côté durable, ce qui est durable n'est pas le produit, mais le mode de production. Le produit a un cycle de vie, le savoir s'accumule dans une société de tradition écrite.

Pour les Chinois, ce qui doit durer, ce n'est pas l'objet matériel, mais le savoir-faire, la tradition et le souvenir. Un temple en bois peut brûler, mais s'il est reconstruit à l'identique selon les mêmes principes et avec la même fonction, l'essentiel est préservé.

L'Occident hérite de l'Égypte et de Rome une culture de la trace matérielle, une obsession pour les monuments éternels, bâtis dans la pierre. La permanence est physique au contraire de la civilisation chinoise. La preuve de la grandeur d'une civilisation réside dans ses ruines imposantes qui défient les siècles (le Parthénon, le Colisée). Sont préservés les objets, les reliques, les bâtiments. La disparition du support physique est vécue comme une catastrophe irrémédiable.

La civilisation chinoise, influencée par le bouddhisme et le taoïsme, est en accord avec le cycle naturel de la naissance, de la croissance et de la décomposition. Utiliser le bois, un matériau vivant, mais périssable, c'est accepter cette loi universelle. L'accumulation culturelle est de savoir-faire et de savoir-être.

Ce que nous voulons retenir de cet exemple c'est que ce qui doit durer, ce n'est pas l'objet qui n'est que savoir objectivé qui ne garde du savoir que la trace et périt avec l'objet, mais le savoir-faire dont il est l'objectivation. Ce n'est pas l'objet qui peut être produit, mais de l'objet ce qui peut être reproduit, son processus d'objectivation. Ce qui s'accumule vraiment c'est le savoir au travers du processus d'objectivation, pas les productions matérielles qui n'en sont que des excrétions. Ce qui importe c'est l'unité du travail vivant et du travail mort, c'est la conversion toujours possible du travail mort en travail vivant, celle du travail vivant en travail mort étant relative à l'importance de l'énergie non humaine disponible.

" Aller chercher le savoir jusqu'en Chine "

La révolution numérique peut-être une opportunité pour de nouvelles nations, si elles s'extraient de la pensée occidentale à laquelle elles ont été/se sont soumises et s'appuient sur la pensée chinoise. Le hadith " aller chercher le savoir jusqu'en Chine " ne peut pas s'interpréter de manière religieuse. Il ne s'agit pas de juger de l'authenticité du hadith ou un hadith authentique. Il s'agit de son sens, celui qui peut être donné à une telle sentence et ce qu'il peut en être fait. Il ne s'agit donc pas du savoir religieux, mais de la sagesse pratique. Il ne s'agit pas de chercher en Chine un savoir qui ne s'y trouve pas. S'il s'agissait du savoir religieux, la mention de la Chine aurait été superflue. Le déclarer faux pour le rejeter, c'est réduire le savoir au savoir religieux et se refuser d'aller chercher un savoir d'une autre nature, un savoir-faire. Même si l'on considère que savoir religieux et savoir profane ne sont pas dissociables. Une civilisation qui s'enferme dans sa culture se sclérose. On l'a déjà soutenu, les croyances sont à la base du savoir, elles lui donnent ses hypothèses fondamentales. Mais les expériences qu'elles produisent se détachent d'elles et peuvent s'apparier avec d'autres croyances. L'expérience sécularise les croyances. Des savoir-faire peuvent s'apparier avec des savoir-être différents, pourvu que ces derniers les acceptent. C'est l'opposition entre savoir-faire et savoir-être, entre ce que nous faisons et ce que nous sommes, qui empêche l'accumulation du savoir. Ce que nous faisons n'augmente pas ce que nous sommes.

Différenciation et indifférenciation sociales

Si on ne peut pas séparer le savoir du religieux, le savoir du politique et le politique du religieux, les hommes de religion, tout comme les hommes de savoir, peuvent être séparés des hommes du politique. Mais cela ne peut être le fait que de la différenciation de la société et de son activité. La division du travail qui rompt l'unité du savoir et du politique, de la pensée et de l'action, rompt la société. Car politique et religion sont affaire de croyances, dans le sens ou croyances et savoir ne s'opposent pas, mais se présupposent. Ce que je crois, c'est ce que je sais, mais que je sais tellement que je n'y pense plus ou sans pouvoir le penser vraiment. La laïcité sépare le politique du religieux, non pas comme elle sépare hommes du politique et hommes du religieux, mais parce qu'elle a opposé savoir et croyances, parce qu'elle a réduit les croyances aux croyances religieuses et les croyances religieuses à la magie et à la superstition. Les laïcards ne veulent pas voir que la laïcité s'est imposée dans des sociétés qui ont cessé de croire en la religion, en même temps qu'elles ont cessé de croire dans les hommes de religion au moment où le savoir est sorti de la sphère religieuse et devenait l'attribut des marchands. Au moment où la sphère religieuse ne pouvait plus contenir le savoir que se disputent désormais marchands et religieux, Science et Religion se sont construites dans une opposition de classes antagonique. Les premiers savants étaient des religieux. Savoir et croyances ont pu être opposés parce que croyances et croyances religieuses ont été confondues, et qu'en place des croyances religieuses se sont substituées des croyances en la Science. Les croyances n'ont pas disparu, elles se sont métamorphosées, le savoir ne s'est pas émancipé des croyances, il en a gardé les hypothèses fondamentales. La Science a gardé les hypothèses fondamentales de la Religion et Elle en a repris les chantiers.

Les croyances ont ainsi été parquées dans le passé, alors qu'elles s'actualisent régulièrement jusqu'à l'épuisement. Les croyances ne séparent pas le passé du futur, car croire c'est attendre du futur ce qui n'est pas encore là. Les sociétés qui croient que le futur reproduira le passé n'ont plus besoin de croire, elles végètent et sont à moitié mortes, gagnées par l'inertie. La séparation du clergé de la politique, n'est donc pas la sortie des croyances, sauf à séparer le savoir des croyances, à fixer les croyances dans le passé et attribuer le savoir à l'élite et les croyances à la société. Elle est le résultat de la séparation des activités : la sphère religieuse ne peut plus contenir tout le savoir que devra mobiliser le politique. Le savoir vient de l'expérience, l'expérience de l'expérimentation et de ses hypothèses, les hypothèses des croyances. Le clergé est sorti de la classe dominante en même temps que la société est sortie de la Religion.

Dans les sociétés où les champs sociaux sont dans une relative indifférenciation, telle la société tribale, la séparation de l'homme politique et de l'homme de la religion se produit de fait, mais non de droit. Elle ne consacre pas l'autonomie du savoir religieux et du savoir politique. C'est la différenciation sociale et du champ du savoir qui consacre la séparation des savants religieux des hommes politiques. Dans la cité mozabite, l'exemplarité religieuse qui inspire l'exemplarité sociale, n'est pas moins distincte de la représentation politique. La société doit pouvoir se rendre des comptes en se référant à une exemplarité, mais aussi à une certaine solidarité.

Différenciation sociale et changement technologique

Avec les nouvelles révolutions technologiques, la révolution numérique et l'intelligence artificielle, il y a une opportunité pour les sociétés émergentes parce que se met en place une nouvelle indifférenciation/différenciation sociale. Ce sont de nouvelles sociétés d'humains et de non humains qui se mettent en place. L'avantage dont elles disposent constituait leur désavantage : une structure sociale instable. Elles n'héritent pas d'une lourde structure sociale et d'un esprit formaté. Le désavantage ne se transformera cependant en avantage que si elles parviennent à faire corps dans le nouveau milieu, si elles réussissent à produire les bonnes associations d'humains et de non humains.

Les métiers ne peuvent plus être définis et exercés de la même manière que lors des révolutions industrielles précédentes. Le déversement de populations qu'ont effectué les révolutions industrielles, de l'agriculture à l'industrie et de l'industrie aux services doit s'inverser de quelque manière. Le destin de l'humanité tourne autour du rapport qu'entretiendront humains et non humains : compétition et/ou coopération au service de quelques seigneurs ou du plus grand nombre ? Dans le milieu de classes, il y aura les humains qui pourront faire travailler les machines intelligentes et ceux qui ne le pourront pas ; il y aura ceux que les robots intelligents pourront remplacer et ceux qu'ils ne pourront pas. Un homme de religion par exemple qui disputerait le savoir à un robot intelligent et ne le complèterait pas serait rapidement vaincu.

Il va sans dire que la compétition généralisée (entre les sexes, au sein des sexes, entre les classes, au sein des classes, entre les races et au sein des races, bref entre un certain nombre d'ensembles et au sein de chaque ensemble, le tout étant dans chacun inextricable), ne peut conduire qu'à une aggravation des inégalités plutôt qu'à une belle symphonie.

Comme lors de la guerre froide, la compétition entre les deux puissances mondiales va conduire à l'effondrement de l'une d'entre elles. L'une d'entre elles ne pourra plus soutenir la compétition. Elle n'aura pas pu s'adapter au cours des choses et sera victime des compétitions qui l'animent. Emportera la compétition celle qui aura su gérer une meilleure coopération entre humains et non-humains. Ce n'est qu'après l'effondrement d'un des compétiteurs que la compétition pourra être modérée, revenir à un niveau d'énergie qui permette une coopération des humains et des robots intelligents. Car il va sans dire que nous sommes entrés dans l'ère des robots intelligents, reste seulement à savoir comment ils vont peupler le monde. On ne pourra plus penser le travail sans les robots intelligents. Nous devons nous-mêmes humains nous penser comme des robots intelligents, seulement plus polyvalents, plus compliqués qu'eux. Nous devons pouvoir échanger avec eux les places, dans les deux sens et non pas dans un seul sens, celui des non-humains aux humains. La coopération entre humains et non-humains exige que chacun sache ce qu'il peut attendre de l'autre, ce que chacun peut faire dans des conditions différentes. L'humain devra être à sa manière un robot intelligent qu'il pourra compléter ou auquel il pourra se substituer et de même pour le robot intelligent qui devra être un humain à sa manière. Ils doivent être l'un dans l'autre, pouvant passer l'un dans l'autre, se compléter et se substituer l'un à l'autre de manière relativement harmonieuse étant donné l'énergie humaine et non humaine disponible.

La coopétition entre les différents ensembles composés d'humains et de non humains va largement dépendre de la confiance qui règne entre les différentes parties. Si la compétition s'exacerbe, si la coopération se réduit accentuant les luttes de classe, de sexes et de races et accroissant la défiance entre les humains, la course des robots intelligents imposera sa loi aux humains à laquelle seule une minorité pourra être associée. Une minorité qui projettera d'abandonner une planète dévastée.

Afin qu'une telle course ne s'impose pas aux humains, afin qu'elle puisse être contenue dans certaines limites, on pourra demander n'importe quoi aux robots intelligents, ce que nous savons faire et ce qu'ils savent seuls faire. Mais il nous faudra faire qu'avec ce que nous savons faire, qu'avec ce que nous savons ce que cela fait (de faire faire au robot). Quant à ce que nous ne savons pas faire en lieu et place du robot intelligent, ce qu'ils savent seuls faire, nous en ferons seulement un horizon probable.

Il faut mettre les robots intelligents au service d'une diffusion du savoir alors que la compétition non coopérative s'attachera à une monopolisation plus forte du savoir. Il ne faut pas compter sur le marché pour engager le processus de coopération entre humains et non-humains. Le marché (de la science économique standard) va au contraire servir la monopolisation du savoir par les non-humains et leurs propriétaires. Il va privilégier la compétition sur la coopération. C'est une planification qui va s'imposer, celle des entreprises globales et/ou celle des nations-États.

Il faut reprendre l'opposition entre nation-État et État-nation de Juan J. Linz[1]. L'Algérie selon LINZ devrait être une nation-État, la nation ayant précédé l'État, contrairement à l'État-nation où l'État a précédé la nation. Pour Linz les deux processus de construction de l'État et de la nation doivent être distingués sans être dissociés. Une nation qui se donne un État, il cite l'Allemagne - l'Italie et l'Espagne en Europe -, ne connait pas la même construction historique que l'État qui se donne un la nation. Pour ce qui nous intéresse, nous devrions prendre garde à vouloir construire un État-nation en lieu et place d'une nation-État. Les faiblesses et les forces de ces deux formes de construction de l'État et de la nation étant différentes.

L'État-nation engendré par la société de classes a tendance à vivre dans une trop grande proximité avec les classes dominantes. Il se fait souvent complice des entreprises globales dans le processus de centralisation concentration quand il n'est pas captif d'une société dominante. Il sera en faillite quand il ne pourra pas être à la hauteur de la complicité avec les entreprises globales. L'unité des humains et des non-humains doit être une construction par le bas autant que par le haut, autrement dit qui ne pousserait pas à une prolétarisation de la masse des humains, ne ferait pas des non-humains un instrument de domination des humains.

En guise de conclusion

Grâce à la révolution numérique et aux machines apprenantes, il est possible d'hériter à la fois de la pensée occidentale et de la pensée chinoise. La Chine hérite déjà de la pensée occidentale, elle a assimilé les forces de la pensée occidentale et s'est défendue de ses faiblesses, elle peut désormais innover. Sa pensée holiste s'est incorporé la pensée mécanique occidentale. Humains et non humains ne s'excluent pas, ils se substituent et se complètent. Quand les uns se développent, les autres se rétractent ; quand les uns se rétractent, les autres se développent. La compétition entre puissances va pousser à la substitution de l'humain par le non-humain, mais alors que la puissance occidentale va aller à la rupture de l'unité des humains et des non-humains, la puissance chinoise va préserver l'alternance, se préparer à inverser le mouvement de substitution quand la compétition va décliner et le niveau d'énergie disponible diminuer.

Pour les nouvelles nations émergentes, il s'agit donc d'assimiler les forces et les faiblesses des pensées occidentale et chinoise, pour bénéficier des unes et se protéger des autres. De la pensée dichotomique occidentale on apprend à séparer humains et non humains, savoir et énergie, de la pensée chinoise non dichotomique à les lier (associer, dissocier sans rompre leur unité) en fonction des circonstances. La Chine a un nouveau plan pour le monde, l'émergence hier était une émergence dans le monde occidental, elle sera demain une émergence dans le monde chinois. Le monde dans lequel nous devrons vivre, d'une échelle cosmique s'il ne s'effondre pas, de culture mondiale, se caractérisera par la présence systémique des robots intelligents dans les associations d'humains. Ils augmenteront le pouvoir terrestre de l'humanité ou le détruiront.

[1] Juan J. Linz, "State Building and Nation Building", European Journal of Sociology, vol. 2, 1967