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A QUITTE OU DOUBLE

par M. Saadoune

La capacité des Tunisiens à faire des compromis utiles est mise à l'épreuve. La journée d'aujourd'hui s'annonce décisive. En décidant que le gouvernement sera «technocratique» ou bien il démissionnerait, le Premier ministre tunisien Hamadi Jebali est entré dans un bras de fer avec Ennahda dont il est le secrétaire général en titre. Il vient de recevoir un appui tonitruant, mais pas nécessairement décisif de Abdelfatah Mourou, lui également responsable d'Ennahda, qui a violemment étripé Rached Ghannouchi. Mourou qui aime bien jouer les trublions ne sert pas nécessairement Jebali en affirmant qu'il lui a «soufflé» l'idée d'un gouvernement de technocrates.

Il reste au chef du gouvernement tunisien qui dispose du soutien des laïcs, de l'UGTT et du patronat d'avoir l'appui de l'Assemblée nationale constituante. Et là, les choses sont beaucoup moins faciles. S'il peut compter sur l'appui d'Ettakatol, un des partis composant la troïka, les voix d'Ennahda et du CPR (Congrès pour la République) vont lui faire défaut. Ces deux partis ont très clairement rejeté l'idée d'un gouvernement technocratique en soulignant que la situation actuelle nécessite un «cabinet de coalition ouvert sur des personnalités politiques et indépendantes». Ces deux partis peuvent compenser la défection d'Attakatol puisqu'ils sont rejoints dans leur démarche par le mouvement Wafa et du bloc parlementaire Liberté et Dignité.

Il n'y a pas que les députés d'Ennahda et du CPR pour s'opposer à ce qu'ils appellent une tentative de «contournement» de la légitimité de l'Assemblée nationale constituante. «Aucun ministre ni secrétaire d'Etat n'entamera son travail sans passer par l'Assemblée constituante», avait averti le député d'Ennahda Habib Khedhr qui a qualifié l'initiative de Jebali de second choc après l'assassinat de Chokri Belaïd. Les islamistes d'Ennahda et les autres partis qui partagent sa démarche ont les moyens institutionnels de bloquer Jebali et de le contraindre à aller vers la démission. Il doit annoncer aujourd'hui son gouvernement de «compétences nationales» et a indiqué que s'il est rejeté, il ira remettre sa démission à Moncef Marzouki. Jebali est dans une alliance de fait avec Abdelfatah Mourou contre le chef du mouvement Rached Ghannouchi. La diatribe de Mourou contre Ghannouchi aurait pu être le fait d'un opposant laïc acharné et il n'en manque pas en Tunisie.

Mais si ce discours peut plaire à ceux qui sont hostiles à Ennahda, il n'a de chance d'avoir un effet que si la donne au sein du mouvement d'Ennahda change. Or, rien n'indique que l'aura et l'emprise de Rached Ghannouchi soient remises en cause. Et on peut se demander s'il est de l'intérêt de la stabilité de la Tunisie et de la réussite de son processus démocratique de voir Rached Ghannouchi mis sur la touche. Car, même s'il est violemment pris à partie par les laïcs et les modernistes, Ghannouchi est un élément modérateur au sein du mouvement. Et la bruyante approbation des laïcs à Jebali n'est pas de nature à entacher sa popularité au sein du mouvement.

Ce samedi, Jebali joue à «quitte ou double» en annonçant la composition du gouvernement tandis que les islamistes vont manifester pour défendre la «légitimité». Disposant des moyens institutionnels, Ennahda va chercher à prouver, contre son propre «secrétaire général» Hamadi Jebali, qu'il dispose aussi d'un appui conséquent dans la rue. Ce sera un grand test pour tout le monde. C'est une journée très particulière en Tunisie. Et au-delà, de ce bras de fer, l'enjeu central, celui qui détermine l'avenir, est la capacité à établir des règles et un consensus pour préserver le «vivre ensemble» qui est fortement affecté.