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Violences en Tunisie : le paroxysme

par Abdelkader Leklek

Quand elles rencontrent la léthargie et les atermoiements comme réponses à leurs ruptures et à leurs interruptions, les violences, sociales, politiques ou révolutionnaires, prennent de l'ampleur. Elles innovent dans la gamme et élargissent leur macabre spectre.

Le nuancier de la palette combine toutes les chimies qui font le corps humain, possibles et même inimaginables, à la recherche de l'exclusivité dans la manifestation. Bien sûr autant la démonstration est sanglante, autant elle rassure et conditionne ses auteurs. Après divers mode d'emploi et autres recettes déjà usitées ou bien innovantes. La violence en Tunisie post révolte avait atteint son paroxysme le mercredi 6 février 2013 au matin. En conséquence, la configuration du paysage politique de la Tunisie post révolte ne sera plus la même, après cette fatidique date. Effectivement l'une des figures de proue, une des pièces maîtresses de cet agencement politique tunisien, avait ce jour là était lâchement assassinée. Chokri Belaïd, puisque c'est de cette personnalité qu'il s'agit, avait été exécuté à la sortie de sa résidence, à El-Menzah, sur contrat, selon ce lâche procédé bien connu en Algérie et utilisé à partir de 1993. Son assassin vêtu d'une kachabia ou bien d'un burnous s'approcha de la petite voiture coté passager où se trouvait la victime,- Chokri Belaïd n'a pas son permis de conduire-, et lui logea trois balles.

Deux dans la tête et la troisième dans la poitrine. En fait, l'assassin tira par cinq fois. Monsieur Belaïd rendit l'âme durant son transfert, du lieu de l'attentat meurtrier vers la clinique En-Nasr. Père de deux petite fillettes, désormais orphelines, Chokri Belaïd, qui laisse sans soutien, sa dame, était le secrétaire général du parti de gauche laïc : le mouvement des patriotes démocrates.

Il avait 49 ans, l'age de raison, pour celui qui capitalisait à l'entame de cette belle saison, une carrière militante, longue mais aussi très chargée. Comme si la mort accordait, quoique l'en fasse, un répit avant le coup de faux létal. Leader étudiant au sein de l'union générale des étudiants tunisiens, il connut dès 19 ans les geôles de l'état policier tunisien bourguibien, dont les outils de répression étaient à l'époque pilotés par le fuyard Ben Ali. Il fut, tôt, interdit d'université pour activités politiques subversives selon le dogme bourguibo-bénalien. Il dut s'exiler en Irak pour poursuivre ses études de droit, qu'il complètera en France à l'université Paris 8. C'est ce qui avait fait qu'il n'entamera sa carrière d'avocat que relativement tard, c'est-à-dire en 2004. Cette courte période passé dans le bâtonnat de Tunisie fut exclusivement consacrée à la défense de tous les opprimés, politiques, sociaux ou autres.

Il avait défendu devant les tribunaux répressifs de Ben Ali, même des salafistes. Selon tous les témoignages, il était rare qu'il se fasse rémunérer dans ces affaires là. Mais il était, dit-on, dans ses plaidoiries, courageux dans ses propos, et intellectuellement honnête dans ses positions. Il n'était pas propriétaire, il louait son logement à Tunis, et ses parents habitaient toujours la maison humble de Djebel J'loud, où Chokri vit le jour en 1964. Il y demeura fidèle jusqu' au dernier jour de sa vie. Selon son frère abdelmadjid, il y revenait chaque dimanche pour manger le couscous avec ses parents, y faisait ses courses et ensuite rentrait à tunis. Située dans la banlieue Sud Tunis, sur l'axe Tunis Sousse, pas loin du terminal portuaire de Radès, cette région fut l'une des premières et des plus importantes zones industrielles de tunisie. La plus grande cimenterie du pays y est installée, ainsi que diverses industries lourdes. Donc cela allait de soi, que baignant dans cette atmosphère ouvrière revendicatrice, il développa cette âme de justicier, et fourbit ses armes de syndicaliste. Opposant il le demeura jusqu'au 14 janvier 2011, date de la fuite du potentat Ben Ali. Le 12 mars de la même année il fonda son parti, le Mouvement des Patriotes Démocrates. Conscient des enjeux politiques de son pays, d'après révolution, et des alliances qui se créaient pour monopoliser les acquis de cette révolte. Il adhéra au front populaire, cette coalition des plusieurs partis politiques de gauche, d'associations, et de ligues du même courant politiques qui regroupent un nombre important d'intellectuels.

Le porte parole de ce Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution, fondé le 7 octobre 2012, est une grande figure de l'opposition tunisienne de gauche, Hama El Hammami. Cet ancien étudiant en littérature à l'université de Tunis, né en 1952, connut également, dès l'age de 20 ans, les geôles tunisiennes, par intermittence, depuis 1972, jusqu'à la veille de la fuite de Ben Ali. Puisqu'il fut arrêté par la police le 12 janvier 2011, pour être relâché le 14 pour cause de vacance du pouvoir policier liberticide. Donc, ce 06 février 2013, devant la clinique où se trouvait la dépouille de Chokri Belaïd, le secrétaire général du parti des travailleurs tunisiens, ex parti communiste des ouvriers de Tunisie, PCOT, El-Hammami déclarait, que cet assassinat a été planifié et exécuté par des professionnels. Et qu'il faisait endosser la responsabilité au gouvernement, qu'il accuse d'indulgence coupable face aux violences islamistes. Cette déclaration va en droite ligne du discours de Chokri Belaïd qui n'arrêtait pas de dénoncer la politique d'usure entretenue par le gouvernement en direction des forces de sécurité tunisiennes et aussi de l'armée. A la veille de son assassinat, soit le 5 février 2012, il déclarait, sur la chaîne radio, Shem's FM:«qu'il ne voyait pas l'intérêt du prolongement de l'état d'urgence en Tunisie». Avant de souligner: «que l'armée tunisienne est la seule armée au monde qui n'est pas en état de guerre, mais qui est tout de même sur le terrain depuis plus de deux ans. C'est dangereux a-t-il précisé, car les soldats sont épuisés. De ce fait avait-il conclu, il existe un complot qui vise à affaiblir l'armée, pour faciliter le passage sur les frontières de terroristes et d'armes. Comme il existe certaines parties qui ont la volonté de démanteler l'Etat tunisien». Trois jours auparavant, c'est-à-dire le samedi 2 février, il disait sur les ondes de la même chaîne, que lors du congrès de son parti organisé à El-Kef à l'extrême ouest de la tunisie, des salafistes avaient violemment attaqué des congressistes, des militants et des syndicalistes. En conséquence, il entreprit de lancer une initiative pour l'organisation d'une conférence nationale contre la violence, sauf que cette forme d'expression, qu'il voulait dénoncer, le rattrapa dans sa formule la plus brutale, l'assassinat, pour l'éliminer. Dès lors tous les observateurs, les analystes politiques et autres experts, après avoir rappelé la singularité des assassinats politiques en Tunisie, en évoquant le meurtre dont fut victime, le 5 décembre 1952, le grand nationaliste tunisien, aux cotés de Bourguiba, et fondateur de l'union générale des travailleurs tunisiens, en 1946 et son premier secrétaire général, Farhat Hached. Subséquemment, ils se sont lancés en faisant le parallèle, en disséquant les analogies, et en explorant et décomposant les comparaisons, avec ce qui s'était passé, en Algérie durant les années 1990. Pour aborder cette période, je me dois de faire court. Ce fut le 30 décembre 1991, quand des partis politiques et des organisations essentiellement l'UGTA et l'Union Nationale des Entreprises Publiques, et plusieurs personnalités, journalistes, intellectuels, artistes, avaient à travers feu Abdelhafid Senhadri, annoncé la naissance du Comité National de la Sauvegarde de l'Algérie, CNSA. Abdelhafid le fit à une heure de grande écoute au journal de 20 heures, avec l'attitude et le ton du convaincu. Le 14 mars 1993 il est assassiné au pied de son immeuble, situé dans un quartier populaire de la capitale. Il inaugurait ainsi la longue série de meurtres visant ce qu'avait produit le peuple algérien comme compétences confirmées. Ainsi donc, épreuve pour une autre similaire, le lâche assassinat de Chokri Bélaïd, serait-il le funeste augure, et le mauvais présage d'une reproduction en Tunisie, des scénarii macabres, qui se sont déroulés en Algérie ?

En observant ce qui s'y déroule depuis, on a la confirmation du déjà vécu, et qui nous donne encore des cauchemars. Cependant il se dégage également du pays du jasmin, une quasi évidence, que nos frères tunisiens, ne mesurent pas ce qui désormais peut leur arriver. C'est-à-dire l'éclosion de l'escalade déclencheuse de l'avalanche tueuse. Victimes, qu'ils sont, d'un culturel, qui malgré l'assassinat de Chokri Belaïd, les empêche de prendre réellement la dimension de ce qu'ils ont entrain de vivre. La tunisiens quoi que l'on dise, vivaient dans le calme. Et que dés à présent, ils doivent s'habituer à vivre avec cette menace prédatrice, dont le caractère principal est la permanence. Et ils doivent aussi, ce qui est vital pour la démocratie, obligatoirement, adopter d'autres attitudes pour éradiquer, du moins neutraliser le phénomène et l'étouffer dans l'œuf. Nos amis tunisiens, en ces dures journées débattent beaucoup, discutent et échangent énormément à travers les chaînes de télé, de radios et dans d'autres forums. Ce qui est en soi, un marqueur de maturité dans les conduites humaines et la vie en société en bonne intelligence. En respectant les orientations philosophiques de tous et de tout un chacun. Car moi je dis, que la violence commence, quand s'arrête le débat. Cependant est-ce que tous les interlocuteurs et les protagonistes, sur la scène politique tunisienne adhèrent à cette démarche ? La réalité prouve sans équivoque, malheureusement le contraire. L'autre camp a déjà choisi la violence. En Algérie nous avions, hélas, compris cette stratégie manœuvrière, tardivement. Ce qui nous coûta très cher. Le parti En-Nahdha en Tunisie est aux commandes du pays depuis octobre 2011. Il dirige d'une main de fer un gouvernement de coalition de façade. Néanmoins construit sur la même organisation structurelle de ses frères d'obédience. Il garde toujours son conseil consultatif, le Medjlès Ech-Choura. Le gardien du dogme et du temple, qui a la main mise au final, sur toutes les décisions, aussi insignifiantes soient-elles. Mais également étant violent, comme tous ses cousins, il ne peut se défaire de son bras armé, ses milices. En Tunisie elles ont été baptisées par leurs promoteurs, Rabitat Himayet Athoura, les ligues de défense de la révolution. A l'origine, ces comités étaient composés de simples citoyens de diverses tendances politiques et aussi non politiques du tout. Ils s'étaient constitués à travers des villages et des quartiers aux premières heures de la transition démocratique, pour empêcher les anciens du parti de Ben Ali de se recycler. Ils s'étaient d'eux-mêmes auto dissous après les élections du 23 octobre 2011 à la constituante. Toutefois, dans leur composante islamiste, ils étaient demeurés actifs, pour des raisons idéologiques.  Ces deux organisations de l'ombre bien installées dans leurs certitudes n'ont que faire des débats et des dialogues. Par vocation, ils n'acceptent aucun autre avis. Ils détiennent selon leur dogme la vérité et tous les autres ne sont là que pour empêcher que se réalise leur projet. Celui de l'état théocratique. La preuve s'il en était besoin, est le couard assassinat de Chokri Belaïd. Par ailleurs, l'argumentaire des tenants de la comparaison d'avec l'Algérie pèche par l'essentiel. Ce n'est pas le même topo, ce n'est pas la forme, dont émanait en Algérie, et émane actuellement en Tunisie, la violence politique. Car la prétendue justification de la violence diffère fondamentalement, dans les deux pays. Si en Algérie, ceux qui avaient pris les armes contre le peuple, se disaient avoir été frustrés d'une victoire électorale. Ce qui à leurs yeux légitimait leur passage aux actions violentes.    Il en est tout autrement pour les islamistes tunisiens. Ces derniers n'avaient absolument pas participé à la révolte du 14 janvier 2011, mais en avaient cependant récolté tous les dividendes. Ils avaient remporté la majorité lors des élections à la constituante. Et de ce fait dans une alliance de circonstances, avec le Congrès Populaire Républicain, de Monsieur Mohamed Marzouki, auquel avait échu la présidence de la république par intérim. Et le Takatol, de monsieur Mostéfa Ben Jaafar, qui préside l'assemblée nationale constituante, ils dirigent la tunisie. Chemin faisant, la troïka n'a cessé d'accumuler des ratées, des échecs et une impopularité amplifiée chaque jour un peu plus. Elle se lézarde et s'ébrèche, et aux dernières nouvelles, elle est sur le point d'exploser. Jebali, le premier ministre nahdhaoui, veut remanier le gouvernement pour y introduire des technocrates et virer d'autres, de son propre camp, qui seraient tentés de se présenter aux prochaines élections.

Ce qui ne ferait qu'effet placebo. Le président Marzouki ne l'entend pas ainsi. Et le théoricien doctrinaire des frères musulmans tunisiens, Rached Khéridji, alias Ghanouchi, le véritable chef politique de Tunisie, hésite à trancher. Donc si la violence et les assassinats politiques avaient été en leur temps, en Algérie motivée, par le non accès des islamistes au pouvoir. En Tunisie, c'est justement la prise du pouvoir par les islamistes, qui en est l'origine. Il est de notoriété publique, pour exemplifier, que ce sont les activistes des ligues de la protection de la révolution, proches d'En-Nahdha qui avaient tabassé à mort, le 18 octobre 2012, Lotfi Nagadh, secrétaire général de l'union des agriculteurs à Tataouine, mais aussi coordinateur régional de Nida Tounès, le parti de Béji Caïd Sebsi. En-Nahdha n'en serait pas à son premier exploit lugubre. Ses activistes sont à l'origine de l'attentat qui avait été perpétré, le 17 février 1991, par trois activistes islamistes nahdhaoui contre deux gardiens de la permanence du parti RCD de Bab Souiqa, en les aspergeant d'essence avant de les enflammer vifs. L'un d'eux mourut et le second fut grièvement brûlé. Est-ce à dire que c'est le début, sinon la reprise de la danse macabre, marqué par l'assassinat de Chokri Belaïd ? Des listes noires sont publiées sur les réseaux sociaux Internet, des menaces téléphoniques et des lettres de cachets circulent.      Ce serait dommage, et c'est peu dire en la circonstance, si rien n'est entrepris par les autorités tunisiennes pour endiguer les effets de la psychose, avant l'issue fatale, pour ce que compte la Tunisie comme forces vives du progrès. Intellectuels, hommes politiques, journalistes, communicants, artistes créateurs, grands penseurs et autres talentueux hommes et femmes. Ces autorités ne pourront jamais dire qu'elles ne savaient pas. L'exemple algérien est toujours là vivant, et les plaies, les blessures ainsi que les meurtrissures, sont encore saignantes.

Les bleus et les ecchymoses demeurent aussi tenacement imprimés dans notre mémoire collective. Je suis tenté par reconnaissance, de nommer certaines de toutes ces compétences et de tous ces talents menacés, pour aider, un tant soit peu, à préserver leur vie. Mais ce serait peut-être de ma part une maladroite complicité. Dans le même ordre des difficultés. Jusqu'à l'heure de la rédaction de cette chronique, la veuve de Chokri, madame Basma El-Khalfaoui, femme discrète, malgré la célébrité de son époux, qui s'était adressée au ministère de l'intérieur, le 9 février 2013, à travers un appel lancé sur une chaîne de télé, pour sa protection ainsi que celle de ses deux filles, affirme qu'aucune mesure n'avait été prise, pour ce faire. Pour ce qui nous concerne madame, hommage est ici rendu à votre dignité, courage et sérénité, pour votre imperturbable stature durant cette dure épreuve. Merci pour cette leçon de constance résolue, dont vous dites tirer toute votre énergie, du grand combat de feu votre compagnon, Chokri Bélaïd. Paix à son âme.