Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La science économique de nos enfants

par Barry Eichengreen *

La profession d'économiste a largement souffert de la crise. La reine Elizabeth II en attendait sans doute un peu trop lorsqu'elle a posé sa célèbre demande, pourquoi les économistes avaient échoué à prévoir la catastrophe, mais il y a néanmoins un sentiment largement répandu que la plupart de leurs recherches se sont avérées être sans importance. Pire encore, la plupart des avis émis par les économistes ont été de peu d'utilité pour les décideurs qui cherchent à limiter les retombées économiques et financières. Est-ce que les générations futures feront mieux ? L'un des exercices les plus intéressants dans lesquels je me suis plongé lors du récent Forum économique mondial à Davos était un effort collectif pour imaginer le contenu d'un manuel Principes d'Economie en 2033. Les participants ont fait valoir que de nombreux principes et thèmes sont négligés par les manuels existants, et devraient recevoir plus d'attention dans deux décennies.

Les économistes travaillant à la frontière de l'économie et de la psychologie, par exemple, ont émis l'opinion que la finance comportementale, qui a recours aux faiblesses humaines pour expliquer l'échec de la soi-disant hypothèse des marchés efficaces, deviendrait plus visible. Les historiens de l'économie ont quant à eux expliqué que les manuels futurs intégreront l'analyse de l'expérience récente dans l'évolution historique à plus long terme. Entre autres choses, cela permettrait aux économistes en formation de prendre l'évolution des institutions économiques plus au sérieux.

Les économistes du développement, pour leur part, ont expliqué que beaucoup plus d'attention serait accordée aux essais randomisés et expériences sur le terrain. Les économètres appliqués ont souligné l'importance croissante des « masses de données » et la probabilité que les grandes bases de données auront considérablement amélioré notre compréhension de la prise de décision économique d'ici 2033.

Dans l'ensemble, cependant, l'image était celle d'une science économique en 2033 ne différant que marginalement de celle d'aujourd'hui. Un manuel dans vingt ans sera probablement plus sophistiqué que l'édition de cette année, en intégrant pleinement les contributions qui représentent aujourd'hui les frontières de la recherche économique. Mais ni sa structure ni son approche ne serait fondamentalement différente de ce que la profession connaît aujourd'hui.

Le consensus, en d'autres termes, semblait être qu'il n'y aurait rien dans les 20 prochaines années d'aussi transformateur que la synthèse d'Alfred Marshall des années 1890 ou la révolution initiée par John Maynard Keynes dans les années 1930. Contrairement à la science économique de ces années-là, l'économie est aujourd'hui une discipline mature et bien établie. Et, comme toute discipline à maturité, elle avance progressivement plutôt que par étapes révolutionnaires.

Cette présomption est presque certainement erronée. Elle reflète la même erreur que celle des chercheurs technologiques qui soutiennent que toutes les percées radicales ont déjà été faites. Comme ce point de vue est parfois exprimé, les 20 prochaines années ne connaitront aucune percée aussi révolutionnaire que la machine à vapeur ou le transistor. Les progrès technologiques seront progressifs plutôt que révolutionnaires. En effet, dans la mesure où les avancées sont petites, le résultat sera probablement un ralentissement de la croissance de la productivité et une «Grande stagnation.»

En fait, l'histoire de la technologie a réfuté à plusieurs reprises cette vision pessimiste. Il est impossible de dire quelle sera la prochaine innovation radicale, mais des siècles d'expérience humaine suggèrent qu'il y aura (au moins) une.

De même, nous ne pouvons pas dire quelle sera la prochaine révolution dans l'analyse économique, mais plus d'un siècle de pensée économique moderne suggère qu'il y aura une.

Tout cela suggère que le manuel d'économie de 2033 sera très différent du manuel d'économie d'aujourd'hui. Nous ne pouvons simplement pas dire à quel point.

En fait, il y aurait même lieu de questionner le principe même que, d'ici deux décennies, il y aura encore des manuels tels que nous les connaissons actuellement.

Aujourd'hui, l'introduction à l'économie est enseignée en utilisant un manuel dans lequel un éminent professeur confère de manière autoritaire la sagesse conventionnelle à ses élèves (typiquement masculins). La connaissance, reprise dans le manuel et interprétée par le professeur, est livrée de haut en bas.

Ceci, bien sûr, est aussi la façon dont les journaux ont traditionnellement fournis les informations. Les rédacteurs et les éditeurs réunissaient et rassemblaient des histoires, et le journal qu'ils produisaient était ensuite livré à la porte de leurs abonnés. Cependant, la dernière décennie a vu une véritable révolution dans le secteur des informations. Les actualités sont maintenant assemblées et diffusées via les sites Web, les wikis et les commentaires sur les blogs. L'information, en d'autres termes, est de plus en plus livrée du bas vers le haut. Plutôt que de compter sur les éditeurs, chacun est en train de devenir son propre fournisseur d'informations.

Quelque chose de semblable est susceptible de se produire pour les manuels scolaires, en particulier en ce qui concerne l'économie, où tout le monde a une opinion et expérience de première main avec le sujet. Les manuels seront comme les wikis : les professeurs et les étudiants les adoptant pourront modifier le texte et contribuer au contenu. Il pourrait toujours y avoir un rôle pour l'auteur en tant que gardien ; mais le manuel ne sera plus la source de la sagesse et son auteur n'en contrôlera plus la table des matières.

Le résultat sera désordonné. Mais la profession d'économiste deviendra également plus diversifiée et dynamique ? et la science économique de nos enfants en sera en meilleure santé par conséquent.

Traduit de l'anglais par Timothée Demont

* Professeur de sciences économiques et politiques à l'Université de Californie, Berkeley.