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L'Amérique latine face à Gaza : la nouvelle fracture mondiale
par Salah Lakoues Comment
un continent en recomposition est devenu la conscience politique du Sud global.
Depuis les bombardements massifs sur Gaza et la multiplication des violations du droit international, un nouvel acteur a émergé dans le paysage diplomatique mondial : l'Amérique latine. Longtemps considérée comme périphérique dans les grandes crises internationales, elle s'affirme désormais comme un espace politique où se redessine un rapport nouveau au droit, à la souveraineté et à la justice internationale. Alors que les grandes puissances occidentales peinent à articuler un discours cohérent oscillant entre indignation humanitaire sélective et realpolitik assumée - les gouvernements latino-américains ont adopté des positions d'une clarté inédite. Du Brésil de Lula à la Colombie de Petro, du Chili de Boric au Mexique de Claudia Sheinbaum, du Venezuela à la Bolivie, les lignes diplomatiques s'alignent : condamnation vigoureuse des bombardements, soutien à l'État de Palestine, dénonciation du « double standard » occidental et critique frontale de l'impunité dont bénéficie Israël depuis des décennies. Ce qui était autrefois un « dossier du Moyen-Orient» est devenu un révélateur mondial. En Amérique latine, Gaza n'est pas un événement lointain : c'est un miroir. Un miroir des violences coloniales. Un miroir des dictatures soutenues par les grandes puissances. Un miroir des luttes populaires pour l'autodétermination. Un miroir des inégalités que produit un ordre international manipulé par quelques États. Cet article propose une analyse approfondie, nuancée et pédagogique de cette transformation géopolitique continentale. - Le poids de l'histoire : un continent forgé par la colonisation et l'ingérence Pour comprendre pourquoi la cause palestinienne trouve un écho si puissant en Amérique latine, il faut d'abord revenir à l'histoire longue. - La mémoire coloniale, fondatrice et structurante Du Mexique au Chili, du Brésil aux Caraïbes, l'Amérique latine a subi cinq siècles de domination : Colonisation européenne, Extermination des peuples autochtones, Esclavage africain, Extraction violente de ressources, Coups d'État orchestrés par des puissances étrangères, Dictatures militaires installées ou soutenues de l'extérieur. Le récit national de nombreux pays s'est donc construit autour d'une lutte : résister à une domination imposée de l'extérieur. Dans cette perspective, la situation palestinienne est interprétée non pas comme un conflit lointain, mais comme une reproduction contemporaine des mécanismes qui ont marqué l'Amérique latine. Le poids de la doctrine Monroe et des interventions américaines Au XXI siècle, les États-Unis ont exercé une influence directe ou indirecte sur le continent: Soutien aux dictatures militaires au Chili, en Argentine, au Brésil, en Uruguay ; Financement des Contras au Nicaragua ; Interventions armées au Panama, au Guatemala, à Grenade ; Pression politique et économique permanente à Cuba et au Venezuela. Cette histoire a créé une méfiance profonde envers les « grandes puissances » et leurs discours sur la démocratie ou les droits humains. Elle explique aussi la solidarité naturelle envers les peuples considérés comme soumis à des rapports de force asymétriques. Gaza devient alors un symbole : celui d'un peuple privé d'autodétermination face à un acteur militairement surpuissant soutenu par des puissances occidentales. L'ascension des gouvernements progressistes : moteur du tournant latino-américain. Depuis une quinzaine d'années, l'Amérique latine connaît une profonde recomposition politique. Les gouvernements de gauche - démocratiques, sociaux, écologistes ou nationalistes populaires - dominent aujourd'hui la majorité du continent. Cette « seconde vague progressiste » pèse directement sur la politique régionale vis-à-vis de Gaza. - Brésil : Lula, la voix morale du Sud global Luiz Inácio Lula da Silva est devenu l'une des voix les plus influentes du Sud global. Son discours est clair: Dénonciation explicite de « crime contre l'humanité», Critique du « deux poids deux mesures » occidental, Soutien ferme à un État palestinien, Appel à une réforme urgente du Conseil de sécurité de l'ONU. Le Brésil, membre des BRICS élargis, se positionne comme une puissance mondiale en construction, refusant les diktats sécuritaires de Washington. Pour Lula, la question palestinienne symbolise le déséquilibre moral d'un monde encore dominé par une poignée d'États. - Colombie : Gustavo Petro, la rupture historique La Colombie est le pays où le changement est le plus spectaculaire. Longtemps alliée fidèle des États-Unis, elle a, sous Gustavo Petro, opéré une rupture radicale : Rupture des relations diplomatiques avec Israël, accusations de « génocide » et alignement clair sur le camp palestinien. Pour Petro, l'enjeu est moral et civilisationnel : « On ne peut pas défendre la démocratie tout en justifiant l'extermination d'un peuple. » Chili : lorsque la diaspora palestinienne devient une force sociale Le Chili accueille la plus grande communauté palestinienne hors monde arabe. Cette présence historique plus de 500 000 personnes influence inévitablement la politique nationale. Le président Gabriel Boric, issu d'une nouvelle génération politique, défend une position de principe Reconnaissance de l'État palestinien, Condamnation des colonies israéliennes, Critique des frappes sur Gaza, Pression diplomatique sur Israël. Le Chili est ainsi un exemple unique où société civile et structure démographique influencent directement la diplomatie. Mexique : non-ingérence et fidélité au droit international Le Mexique a toujours défendu le principe de non-ingérence. Mais ce principe ne signifie pas neutralité. Sous AMLO puis sous Claudia Sheinbaum, le pays adopte une ligne équilibrée : Critique des bombardements, Soutien humanitaire à Gaza, Défense des résolutions de l'ONU, - Prise de position contre les attaques disproportionnées. Claudia Sheinbaum - de confession juive, et première femme élue à la présidence du pays incarne une diplomatie nouvelle : souveraine, multipolaire, et centrée sur la légalité internationale. - Les pays les plus radicaux : Bolivie, Venezuela, Nicaragua Bolivie : pionnière de la rupture Dès 2009, la Bolivie d'Evo Morales avait rompu avec Israël. Sous Luis Arce, la position reste ferme : Israël accusé de mener une politique d'apartheid, Reconnaissance avancée de l'État palestinien, Soutien humanitaire direct à Gaza. - Venezuela : du soutien diplomatique à la solidarité idéologique Hugo Chávez avait fait de la Palestine un symbole de lutte contre l'impérialisme. Nicolás Maduro a poursuivi cette tradition, liant étroitement : Soutien à la Palestine, Critique des États-Unis, Dénonciation de l'OTAN, - Revendication d'une nouvelle architecture internationale Nicaragua : une alliance politique assumée Daniel Ortega inscrit la cause palestinienne dans une lecture plus large : Résistance à l'ingérence américaine, défense de la souveraineté nationale, solidarité entre nations librement alliées. Pays dits «modérés» du Cône Sud : Argentine, Uruguay, Paraguay Pays dits «modérés» : un Cône Sud où les gouvernements restent proches d'Israël, mais où les sociétés civiles basculent clairement du côté de la Palestine Contrairement au Brésil, à la Colombie, au Mexique ou au Chili, qui ont adopté une position ferme contre la guerre à Gaza, trois pays du Cône Sud - l'Argentine, l'Uruguay et le Paraguay - ont adopté une ligne plus ambiguë, oscillant entre tradition diplomatique, pressions externes et structures d'influence internes très bien établies. Derrière l'apparente neutralité, ces pays abritent en réalité certains des réseaux pro-israéliens les plus puissants du continent, souvent structurés autour de fondations, institutions communautaires et acteurs privés qui participent activement à la diplomatie parallèle. - Argentine : un gouvernement ultra-aligné sur Israël, une société profondément solidaire de Gaza L'Argentine, qui abrite la plus grande communauté juive d'Amérique latine, possède un écosystème institutionnel très structuré : AMIA, DAIA, Fondation Cohen, Fondation Isaac, Fundación Judaica, et un ensemble de centres culturels et ONG travaillant étroitement avec Israël. Ces organisations jouent un rôle important dans la vie publique : lobbying politique, influence médiatique, coopération sécuritaire et actions éducatives orientées vers la défense de la stratégie israélienne. L'arrivée au pouvoir de Javier Milei, ouvertement pro-israélien, a radicalisé cette orientation. Le président argentin a multiplié les déclarations en faveur d'Israël, annoncé le transfert de l'ambassade à Jérusalem et fait de Netanyahu un partenaire privilégié. Cette posture l'isole diplomatiquement en Amérique latine et rompt avec la tradition argentine de non-alignement et de respect du droit international. Pourtant, la population argentine ne suit pas : des centaines de milliers de manifestants ont défilé à Buenos Aires pour dénoncer le massacre à Gaza. Les syndicats, les mouvements sociaux, les organisations de droits humains-héritiers du combat contre les dictatures-soutiennent massivement la Palestine. L'Argentine illustre donc un paradoxe : gouvernement ultra-aligné sur Tel-Aviv, opinion publique en rupture totale avec cette ligne. - Uruguay : neutralité diplomatique affichée, proximité réelle avec Israël L'Uruguay, souvent présenté comme le pays le plus stable d'Amérique latine, entretient une relation ancienne avec Israël. Sa classe politique, les réseaux communautaires urbains et certaines élites intellectuelles défendent une position traditionnellement favorable à l'État hébreu. Le président Luis Lacalle Pou a choisi une posture prudente : il déplore les victimes civiles à Gaza mais refuse de condamner Israël ou d'évoquer le génocide. Derrière cette prudence se cache une réalité : l'Uruguay demeure l'un des partenaires les plus constants d'Israël dans le Cône Sud, notamment en matière de coopération sécuritaire et technologique. Cependant, à l'image de l'Argentine, la société civile uruguayenne se mobilise de plus en plus pour la cause palestinienne, en particulier dans les milieux universitaires et culturels. - Paraguay : l'allié inconditionnel d'Israël Le Paraguay est sans doute le pays le plus aligné sur Israël en Amérique latine. Le gouvernement de Santiago Peña a relancé le projet de transfert de l'ambassade à Jérusalem et intensifié la coopération sécuritaire avec Tel-Aviv. L'influence d'Israël s'explique par trois grands facteurs : L'héritage du Partido Colorado, qui gouverne quasi sans interruption depuis 70 ans et conserve une orientation très pro-occidentale. L'importance des réseaux transnationaux communautaires, notamment ceux liés aux fondations argentines (Cohen, Isaac, AMIA/DAIA), actifs dans l'éducation, la diplomatie privée et la technologie. La culture sécuritaire héritée de la dictature Stroessner, historiquement proche d'Israël. À la différence de l'Argentine et de l'Uruguay, le Paraguay connaît très peu de mobilisation populaire en faveur de la Palestine, ce qui laisse au gouvernement une large marge de manœuvre. Le rôle des fondations et institutions communautaires : un soft power structuré. Les fondations Cohen, Isaac, ainsi que les institutions AMIA et DAIA, épaulées par des organisations israéliennes partenaires, jouent un rôle clé dans la diplomatie parallèle du Cône Sud. Leur action se décline de plusieurs manières : - Lobbying politique direct auprès des gouvernements et des partis. Influence médiatique grâce à des experts, tribunes et réseaux journalistiques. Coopération sécuritaire (police, cyberdéfense, renseignement). Programmes éducatifs et chaires universitaires diffusant le récit israélien. Actions culturelles destinées à créer une image positive d'Israël. Ces réseaux expliquent en grande partie pourquoi certains gouvernements sud-américains adoptent une position dite « modérée », en réalité fortement structurée par des influences externes. Conclusion du Cône Sud Dans ces trois pays, un schéma identique apparaît: Les gouvernements (Milei, Lacalle Pou, Peña) maintiennent une posture favorable à Israël, pour des raisons idéologiques, sécuritaires ou liées à des réseaux d'influence. Les opinions publiques, surtout en Argentine et en Uruguay, basculent massivement en faveur de la Palestine, choquées par l'ampleur des destructions à Gaza. Les fondations communautaires et réseaux transnationaux jouent un rôle central dans la diplomatie informelle pro-israélienne. Au final, ces «pays modérés» ne sont modérés qu'en apparence : ils représentent le cœur de l'influence israélienne en Amérique du Sud, mais cette influence se heurte de plus en plus à une conscience populaire latino-américaine profondément marquée par l'histoire des luttes anti-coloniales. - Opinion publique : un soutien massif à la Palestine Aucun autre continent, en dehors du monde arabe, n'exprime un soutien populaire aussi fort à la Palestine. Les raisons Tradition anti-impérialiste, Solidarité culturelle avec les peuples en lutte, Influence de la théologie de la libération, Présence de diasporas arabes importantes (Chili, Argentine, Brésil, Uruguay, Honduras), Méfiance historique envers les grandes puissances, Forte politisation des mouvements sociaux. Les manifestations massives à Mexico, Santiago, São Paulo, Bogotá, Buenos Aires ou La Paz montrent une mobilisation transversale : Etudiants, Eglises, ONG, Syndicats, Mouvements indigènes, Coalitions féministes, Partis progressistes et écologistes. Dans ce contexte, défendre Israël est devenu politiquement coûteux pour les dirigeants latino-américains. Le rejet du « double standard » occidental : le cœur du discours latino-américain L'argument central de la diplomatie latino-américaine est clair : Le droit international ne peut pas être appliqué à géométrie variable. Les critiques portent sur : L'utilisation systématique du veto américain pour protéger Israël ; Le silence européen face aux bombardements de civils ; La criminalisation sélective des actes de résistance La légitimation implicite de l'occupation ; L'impunité absolue des colons ; La paralysie volontaire de la Cour pénale internationale ; La couverture médiatique biaisée des événements. Pour Lula, Boric ou Petro, la question n'est pas seulement géopolitique : Elle est morale. l Gaza révèle un déséquilibre structurel : Certains États jouissent d'une immunité totale, tandis que d'autres sont soumis à des normes strictes. L'Amérique latine refuse désormais cet ordre. Vers un leadership latino-américain dans la gouvernance mondiale La question palestinienne est devenue une opportunité politique pour l'Amérique latine : Celle d'affirmer qu'un nouveau monde multipolaire est déjà en marche. Réforme du Conseil de sécurité Le Brésil, l'Argentine et le Mexique militent pour une réforme profonde : Elargissement, limitation du veto, transparence, responsabilité juridique des États membres. Alliance diplomatique Sud-Sud Un axe inédit est en formation : Amérique latine Afrique Asie du Sud-Ouest BRICS élargis Ces alliances peuvent peser dans les discussions sur l'ONU, la CPI, l'aide humanitaire et les sanctions internationales. Initiatives humanitaires coordonnées Plusieurs États latino-américains envisagent : D'envoyer des équipes médicales, D'accueillir des réfugiés palestiniens, De lancer des programmes d'aide bilatéraux, De financer la reconstruction de Gaza. Leadership moral L'Amérique latine rassemble aujourd'hui les rares dirigeants mondiaux capables de parler de Gaza sans ambiguïté : Lula, Petro, Boric, Arce, Maduro, Sheinbaum. Dans un monde où les grandes puissances vacillent diplomatiquement, cette clarté devient une force politique. L'Amérique latine, nouvelle conscience morale d'un ordre mondial en crise l La réaction latino-américaine à Gaza n'est pas un accident. Elle est le produit : D'une histoire coloniale longue, De décennies de luttes démocratiques, De résistances populaires, D'une méfiance envers les grandes puissances, D'un désir de multipolarité, D'un engagement sincère envers le droit international. La Palestine n'est pas un dossier « extérieur ». Elle est devenue un repère moral. Dans ce monde en recomposition, l'Amérique latine ne se contente plus de réagir : elle propose une vision. Une vision d'un ordre mondial fondé sur la justice, le droit international et la solidarité entre peuples, où les puissances ne décident plus seules de qui a droit à la protection et de qui est laissé à l'arbitraire. Cette vision, née de l'histoire et de la conscience populaire du continent, fait de l'Amérique latine une voix morale du Sud global, capable de peser sur les équilibres diplomatiques et de rappeler au monde que la souveraineté et la dignité des peuples ne sont pas négociables. Et si le monde veut enfin parler de justice et de droits humains sans hypocrisie. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||