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Hommage :
Mohamed Tahar Fergani : l’architecte du malouf : Comment un homme a sauvé la mémoire musicale de Constantine
par Laâla Bechetoula Certains artistes traversent leur époque. D’autres la portent sur leurs épaules. Mohamed Tahar Fergani, né à Constantine en 1928 et disparu en 2016, appartient à cette seconde catégorie. Pendant près de sept décennies, il n’a pas simplement chanté le malouf : il l’a empêché de disparaître. Non pas en le figeant, mais en le comprenant si profondément qu’il a su le transmettre intact aux générations suivantes. Cette enquête retrace le parcours d’un homme qui a fait de la fidélité une forme de courage, et de la tradition une œuvre vivante. I. LES ORIGINES : NAÎTRE DANS LA LIGNÉE Constantine, début du XXI” siècle. La colonisation française ébranle les structures culturelles traditionnelles. Les zaouïas s’affaiblissent, les manuscrits se perdent, les chaînes de transmission se brisent. C’est dans ce contexte fragile que Hadj H’mou Fergani, père de Mohamed Tahar, maintient vivante la pratique du malouf. Non pas comme un divertissement, mais comme un devoir. Sa maison devient un lieu de répétitions, de mémoire orale et de transmission discrète. Le jeune Mohamed Tahar grandit dans cet univers sonore exigeant. À quinze ans, il mémorise des istikhbâr simplement en écoutant les répétitions paternelles. Pas par ambition, mais par nécessité intérieure : quelque chose lui dit déjà que ce patrimoine tient à un fil. Bien des années plus tard, interrogé par la Radio Algérienne dans les années 1980, il confiera : « Je n’ai jamais voulu être célèbre. Je voulais seulement ne pas être celui qui laisserait perdre ce que d’autres ont protégé avant moi. » Une phrase testamentaire. COMPRENDRE LE MALOUF : UNE SCIENCE AVANT D’ÊTRE UN ART Le malouf n’est pas une musique folklorique. C’est une architecture modale complexe, héritée de l’Andalousie médiévale et enrichie au fil des siècles par Constantine. Il repose sur des maqâmât précis, des cycles rythmiques rares (mîzân), des poèmes andalous, orientaux et melhoun, et une technique vocale fondée sur le souffle long, la modulation subtile et la retenue expressive. Contrairement au tarab oriental, le malouf n’est pas improvisé : il est construit. Chaque nûba suit une structure rigoureuse en plusieurs mouvements (touchiya, msaddar, btayhi, darj, insiraf), chacun avec son tempo et son caractère propres. Plusieurs musicologues - dont Pierre-René Haddad et Jonathan Shannon - ont démontré que le malouf constantinois figure parmi les traditions modales les plus exigeantes de la Méditerranée. C’est un art que l’on ne saisit pas en quelques années. Fergani y consacra sa vie entière. LA FORMATION D’UN MAÎTRE : LA DISCIPLINE COMME ASCÈSE On a souvent dit de Fergani qu’il possédait un don vocal exceptionnel. C’est vrai. Mais ce don n’aurait rien produit sans une discipline presque monastique. Son fils Salim raconte que son père s’exerçait pendant des heures à tenir une seule note, cherchant la stabilité parfaite du souffle. Dans le malouf, le chanteur n’est pas un soliste : il est un serviteur du mode, du texte et de la tradition. Une anecdote vérifiable illustre cette maîtrise. Lors d’un concert à la Maison des Cultures du Monde à Paris, dans les années 1980, Fergani tient une note pendant près de quarante secondes, sans variation. Les ingénieurs du son crurent à un défaut technique. Marc Loopuyt, spécialiste présent ce soir-là, confirmera : « Ce n’était pas un trucage. C’était une maîtrise respiratoire qui relevait de l’ascèse. » Cette rigueur définit toute sa carrière. CONSTANTINE : UNE VILLE QUI FAÇONNE SES MUSICIENS Impossible de comprendre Fergani sans comprendre Constantine. Ville verticale, suspendue entre ciel et ravin, Constantine entretient un rapport particulier à la musique. Le malouf y est un code social, un rituel d’identité, une mémoire collective. On y chante pour marquer le temps, les passages, les moments importants. Dans les années 1950, alors que les familles juives constantinoises quittent massivement la ville, des manuscrits anciens risquent de se disperser. Le jeune Fergani en copie certains à la main, en rachète d’autres. Il dira : «Les manuscrits sont comme les vieillards : si tu ne les écoutes pas aujourd’hui, demain il sera trop tard.» Ce geste révèle une conscience aiguë : le malouf ne tient pas seulement à une voix, mais à une chaîne fragile qu’il faut protéger. CE QUE FERGANI A TRANSFORMÉ SANS TRAHIR On croit souvent que Fergani était un conservateur. Erreur. C’était un réformateur prudent, mais audacieux. L’orchestre Il introduit le violon ténor, affine l’usage du mandole, structure davantage les percussions - mais refuse catégoriquement le synthétiseur, qu’il juge incompatible avec la respiration du maqâm. Les interprétations Il normalise l’ordre interne de certaines nûbât pour les rendre plus accessibles au public moderne, tout en respectant scrupuleusement leur architecture traditionnelle. Le répertoire Il récupère, restaure et réhabilite des poèmes oubliés depuis les années 1920. La transmission Pour lui, enseigner n’était pas un acte pédagogique, mais un engagement moral : être digne du malouf. Fergani laisse une discographie abondante, utilisée aujourd’hui par les chercheurs comme corpus de référence : Nûba Zidane - UNESCO Collection (1980) Nûba Raml el-Maya - INA (1988) Chants sacrés et profanes de Constantine - Institut du Monde Arabe (1990) Ana Elli Nebghik - Oasis Disques (1992) Nûba Mezmoum - Radio Algérienne (2004) Anthologie du Malouf - Marabi (2010) Ces enregistrements forment aujourd’hui le socle académique du malouf constantinois. CONCERTS VI. DISCOGRAPHIE : UNE EMPREINTE SONORE DE RÉFÉRENCEMAJEURS : UNE RECONNAISSANCE INTERNATIONALE Festival de Fès (1986) Standing ovation après un istikhbâr en Sîkah. La presse parle d’un « moment suspendu ». Paris, Maison des Cultures du Monde (1983, 1991) Deux concerts de référence, dont celui où il démontre son souffle exceptionnel. Syrie - Damas et Alep (1997) Rencontre historique avec Sabah Fakhri ; reconnaissance unanime du monde arabe. Palais de la Culture, Alger (2002, 2005) Prestations magistrales que des musiciens évoquent encore comme des « leçons ». Institut du Monde Arabe, Paris (2007) Un Mezmoum d’une profondeur rare, étudié aujourd’hui dans plusieurs universités. VIII. LA TRANSMISSION : UN FLAMBEAU PORTÉ PLUS LOIN La plus grande réussite de Fergani n’est peut-être pas sa voix, mais ce qu’il a transmis. Son fils, Cheikh Salim Fergani, continue l’œuvre avec une rigueur exemplaire. Le flambeau n’a pas seulement été transmis : il a été approfondi, consolidé, internationalisé. Salim résume l’héritage paternel : « Mon père n’enseignait pas le malouf. Il enseignait ce qu’être digne du malouf voulait dire. » LA MORT D’UN MAÎTRE, LA NAISSANCE D’UN MONUMENT Lorsque Mohamed Tahar Fergani s’éteint en 2016, l’Algérie perd une voix, mais gagne un monument. Jamais un homme n’aura porté aussi loin l’exigence constantinoise. Jamais un interprète n’aura été aussi fidèle aux anciens, aussi humble dans la grandeur. Dans chaque salle où une nûba s’élève aujourd’hui, on entend encore un écho de cette voix grave, ample, patiente. Un rappel qu’une nation tient aussi par ce qu’elle choisit de ne pas oublier. CONCLUSION : CE QUE FERGANI NOUS LAISSE Une question demeure : Sommes-nous capables de protéger aujourd’hui ce qu’il a protégé hier ? Si la réponse est oui, le malouf vivra. Si la réponse est non, nous aurons perdu plus qu’un style musical : nous aurons perdu une part de notre identité. Mais tant qu’une note résonnera dans une nuit constantinoise, tant qu’un élève ouvrira un manuscrit, tant qu’un orchestre accordera son violon avant une nûba, Mohamed Tahar Fergani vivra. Parce que les maîtres ne meurent pas. Ils changent simplement de silence. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||