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La crise des civilisations

par Arezki Derguini

Le raisonnement que nous allons développer ici ne s'apparente pas au raisonnement dichotomique. Il ne séparera pas la compétition de la guerre, la guerre militaire de la guerre économique et de la guerre culturelle. La véritable victoire est culturelle, aussi dans un Occident qui a perdu la guerre économique, s'emballe-t-on sur ce front.

La guerre culturelle oppose les pensées dichotomiques aux pensées non dichotomiques, elle touche aux rapports du travail et du savoir, des humains et des non-humains qui sont au cœur de la guerre économique. La compétition culturelle menace de se transformer en guerres militaires, la compétition économique en guerres civiles. Les sociétés qui ont perdu leur caractère civilisationnel, dont les croyances sont confuses, seront les premières victimes. Notre société ne peut se construire comme une société de classes à la pensée dichotomique, elle peut s'élever grâce à un système méritocratique au service de l'excellence étatique, à la pensée non dichotomique. Nous allons traverser une crise des civilisations, ce qui signifie opportunité pour des sociétés, disgrâce pour d'autres.

Compétitions et guerres intriquées

La guerre économique a toujours eu lieu, mais dans un monde aux rapports de forces militaires stabilisés : la colonisation du monde par la production industrielle a commencé par les armes et s'est poursuivie sans elles. La guerre économique vise à établir la domination de la production mondiale, elle développe une capacité de production excédentaire qui écrase les autres capacités de production. Elle se transforme en guerre militaire quand cette capacité de production se heurte à des marchés fermés qu'elle veut conquérir (ex. de la deuxième guerre mondiale, de la guerre d'opium). Elle se déclare quand la compétition capitaliste doit se disputer les marchés de manière violente. Aussi les compétitions économiques, culturelles et militaires sont-elles plus ou moins l'une dans l'autre selon les circonstances. La compétition culturelle succède à la compétition militaire pour soumettre les esprits à la compétition économique, étendre la production dominante, elle enveloppe, prépare et aménage le terrain de la compétition économique. Elle lui permet de vaincre sans combattre. Dès lors que la compétition peut se transformer en guerre, dès lors que le monopole de la violence régulateur de la compétition est en jeu, les compétitions économiques et culturelles se retournent en guerres militaires pour lever les obstacles à leur progression. La guerre militaire peut ne pas suffire pour faire progresser les guerres économiques et culturelles, elle provoque alors un chaos social au lieu de leur aplanir le terrain.

Aucun pays comme la Chine n'en a mieux fait l'expérience et la théorie. Il y a dans la « diplomatie de la canonnière » comme un archétype de l'intrication des différentes guerres/compétitions. Elle a d'abord subi une guerre économique, une ouverture de ses marchés aux produits des puissances occidentales par la force militaire du fait de sa résistance culturelle. Pour elle, la politique a été une poursuite de la guerre, initiée avec la politique des traités injustes. Le colonialisme a mené une guerre militaire pour imposer une division internationale du travail, s'approprier les ressources mondiales et développer sa puissance productive. Cette division du travail continuera de prédominer avec la décolonisation du fait de la puissance industrielle des anciennes puissances coloniales et la faiblesse productive des anciennes colonies. Mais entre les différentes guerres, il n'y a pas d'ordre de préséance : la production est simultanément production de puissances culturelles, industrielles et militaires. Militaires, culturels et économiques sont des aspects de la guerre. C'est le contexte et les forces en présence qui décident de l'aspect dominant qu'elle va prendre. Mais comme on peut le constater, c'est leur solidarité qui mène au succès : une guerre culturelle qui n'est pas économique et qui conduit à la guerre militaire est peu assurée du succès. Une guerre militaire qui ne s'accompagne pas d'une victoire culturelle ne se transforme pas en victoire économique. La montée en puissance de la production dans certaines anciennes économies dominées ou puissances vaincues n'a pas pu se faire sans une certaine guerre ou résistance culturelle. On ne protège pas sa production, ses marchés par la seule force militaire. C'est une culture qui se fait puissance productive, c'est une puissance productive qui se fait puissance militaire. Rappelons que par culture, il faut entendre tout ce qui se pratique et non pas les seules idées. La culture est un rapport de transformation de la nature : la culture transforme la nature en même temps que la nature transforme la culture. Nous sommes dans une pensée qui ne dichotomise pas nature et culture, théorie et pratique. Donc par culture, entendons d'abord les habitudes individuelles et collectives, les machines sociales en prise avec des machines vivantes et inertes qui fabriquent désirs et capacités. Les machines sociales sont des systèmes d'habitudes et d'automatismes sociaux. Les sociétés aliénées n'ont pas la pensée de leurs pratiques, elles ne peuvent pas mettre ce qu'elles disent dans ce qu'elles font, elles ne peuvent pas dire ce qu'elles font. Elles ne savent pas ce qui les machine, les machines qu'elles sont. Elles font partie du désordre du monde dont l'ordre du monde se nourrit.

Guerre militaire, guerre économique et guerre culturelle sont intriquées, elles se soutiennent et se relaient. De même pour la guerre et la compétition, la guerre se transforme en compétition et la compétition en guerre. Le protectionnisme et le libre-échange s'opposent comme doctrines, autrement dit quand idée et réalité sont prises séparément, mais pas comme faits historiques et politiques où ils se succèdent : ils sont les armes circonstancielles de la guerre économique. Le libre-échange est la doctrine de la puissance expansionniste, le protectionnisme celui de la puissance émergente ou submergée. On ne peut ni séparer les différents aspects de la guerre ni la guerre de la compétition. La guerre peut être tenue dans la compétition quand la production gagne dans l'échange sans combattre. Quand la production est accumulation de savoir-faire, elle peut perdre des batailles, mais pas la guerre. C'est l'accumulation culturelle, elle seule parce que durable, qui est décisive et non la simple accumulation matérielle, le simple pouvoir d'achat. L'accumulation culturelle inscrit la puissance productive dans le milieu social et naturel. Elle ne désolidarise pas la société de la nature, le savoir du travail, le capital du travail.

L'État de droit, le droit international et le monopole de la violence

Afin que les compétitions culturelle et économique ne fassent pas appel à la compétition militaire et ne se transforment pas en guerre militaire, elles doivent obéir à des règles et pour que ces règles soient respectées, il faut une puissance qui les fasse respecter. À l'échelle de la nation comme à l'échelle du monde, un monopole de la violence est nécessaire pour l'établissement du droit. Ce monopole peut être distribué ou non. Dans cette conception wébérienne de l'État de droit, militer aujourd'hui pour le droit international c'est militer pour un monopole distribué de la violence. Ainsi se présente la solution qui a été donnée au problème de la compétition des violences par la pensée occidentale. La compétition des violences conduit à la monopolisation, sauf quand la violence déjà monopolisée ne le permet pas. Derrière le droit on a trop tendance à oublier la force qui le fait respecter. Qui dit donc État de droit dit monopole de la violence, sinon faut-il dire, quand la force n'est plus monopolisée, droit du plus fort. Ce n'est donc pas parce que le droit international accorde le monopole de la violence à l'État que l'État monopolisera la violence. Car la monopolisation de la violence ne va pas sans le respect du droit. Un monopole de la violence qui ne peut faire respecter le droit se défait en compétition de violences. Entre respect du droit et monopole de la violence, il y a codétermination et c'est là que s'impose la culture. Autrement dit, une guerre n'est accomplie que lorsque la compétition culturelle l'achève, ce qui arrive lorsque le droit règle les habitudes sociales. On ne s'en remet pas à un arbitre si les règles auxquelles il propose de soumettre le jeu ne conviennent pas aux joueurs. Les joueurs s'abstiendront de recourir à la violence par crainte de l'arbitre ou parce que convaincus de la contre-productivité d'un tel recours. Dans le premier cas, l'arbitre se transforme en troisième joueur. Il peut remporter la partie un jour et la perdre un autre, gagner des batailles, mais il perdra la guerre, son monopole sur la violence légitime. Dans le second, ils préféreront renoncer aux pratiques destructrices pour s'attacher à gagner le jeu et transformer plus tard les règles. Ils reconnaîtront une défaite culturelle de laquelle ils voudront se remettre. Ils prendront les habitudes du vainqueur pour en triompher. Si une telle possibilité est exclue, on retombe dans le premier cas.

Le droit, les habitudes et les automatismes sociaux

J'opposerai droit et habitudes sociales, plutôt que droit et coutumes. Les coutumes sont chargées d'une connotation négative, elles enferment dans le passé. Les habitudes sociales sont autant antiques que modernes. Le droit est autant dans les habitudes, que les habitudes dans le droit. Une société est toujours réglée par des habitudes et des automatismes. Quand une certaine continuité existe entre les habitudes sociales ont pourra parler de tradition. Mais là aussi sans l'opposer à la modernité. La continuité peut connaître des mutations, mais comme en biologie, cela ne signifiera pas rupture radicale de la continuité, mais discontinuité dans la continuité. La Chine se réclame d'une certaine continuité, malgré le changement des habitudes, la discontinuité des politiques. Bref, une tradition aussi change, mais reste une accumulation d'expériences.

Dans les sociétés postcoloniales, la victoire politico-militaire des indépendances, victoire d'une résistance culturelle, ne s'est pas achevée en victoire culturelle. Le monopole de la violence a imposé un droit aux habitudes sociales, mais au lieu de les régler, il les a déréglées. Il n'a pas été en mesure de monter une machine sociale, il a divisé la société en partisans de la construction de la société par le haut et partisans de la construction par le bas. L'accès à la rente fait la différence. Car un droit qui prétendrait imposer des habitudes sociales sans prendre en compte ces habitudes sociales ne parviendrait pas à les changer. Il le prétendrait, mais ne viserait pas en réalité la réalisation de sa prétention générale. Il ne serait qu'une arme parmi d'autres pour permettre une certaine domination de la société. Il échouerait à la diriger. Pour que la loi puisse être générale, pour qu'elle puisse piloter les habitudes sociales, elle a besoin de s'inscrire dans leur dynamique. La construction par le haut pilote alors la construction par le bas, elle ne s'en dissocie que pour la faire progresser, lui donner un horizon. Elle transforme alors les faiblesses de la tradition en forces et protège ses forces d'une transformation en faiblesses.

Sans hégémonie mondiale occidentale armée d'une idéologie des droits humains à son service, il semblerait, pour le point de vue occidental, que le droit international ne puisse pas être respecté. Cela a pu être vrai. On assiste pourtant aujourd'hui à une démonopolisation de la violence mondiale : les guerres sous tous leurs aspects se développent. Une seule puissance mondiale ne pourra plus y mettre un terme. Ce n'est pas la démocratisation du conseil de sécurité des Nations unies qui y mettra fin. Le nombre ne fait pas la force à l'image d'une démocratie fonctionnelle. À l'occidentalisation du monde qui culmine et prend fin va succéder une crise des civilisations et une sinisation rampante du monde. La sinisation du monde ne s'accompagnera pas d'une monopolisation de la violence par la Chine, elle donnera une base culturelle à l'arbitrage entre puissances économiques et militaires effectives. La Chine triomphe par la culture au sein de laquelle loge sa puissance productive qui à son tour arme sa puissance militaire. Sa compétition culturelle s'objective en compétition économique et militaire. Distinguer la compétition culturelle des autres compétitions est une façon de dire les choses, il ne faut pourtant pas oublier que la compétition culturelle est dans la compétition économique et militaire, elle est celle qui traverse les autres compétitions qui sont comme ses condensations. Pour faire image en forçant le trait, je dirais que la compétition culturelle produit l'homme et ses habitudes, elle produit un certain homme machine, un certain automate vivant et intelligent. Pensez à l'image que certains dressent d'un certain Allemand.

La crise des civilisations

La société de classes est en crise, les humains et les non-humains ne pourront plus coexister pacifiquement. La crise des civilisations est une crise des rapports entre les machines sociales, humaines et non humaines. Les non-humains ne seront plus au service de la multitude humaine. La guerre des classes va s'intensifier du fait que la compétition entre les classes capitalistes va multiplier la fabrication d'esclaves intelligents d'un côté et des humains inutiles d'un autre côté. Classes, nation et races vont s'intriquer autrement. Sous hégémonie occidentale la nation brassait classes et races, maintenait une domination des humains sur les non-humains. Ce n'est pas la biologie qui fait la race, mais le bioculturel. Aujourd'hui, le rapport de la nation et de la race qui se resserre, le rapport des humains et des non humains qui se distend, sont l'enjeu de la lutte de classes. Les populations inutiles feront-elles encore partie des humains ?

À la question comment faire société, se surimpose désormais la question pour quoi faire société, pour quoi faire nation ? La division entre populations utiles et populations inutiles peut-elle être surmontée ? La liberté de circulation du capital avec la globalisation change la donne. Pourquoi être solidaire dans des sociétés de classes et des sociétés déstructurées lorsque le capital se considère libre d'attaches nationales, peut et veut se libérer de charges inutiles ? Nous sommes, pour une part, dans une situation de guerre mondiale du capital contre les sociétés. Le capitalisme financier se bat pour sa liberté de circulation, il se bat contre des capitalismes d'État et des sociétés. Il défait les sociétés aux faibles solidarités des capitaux et intéresse les grandes puissances militaires à ses objectifs.

Que faire pour que le capital ne rompe pas sa dépendance à l'égard de la nation, ne rompt pas l'unité du capital social entendu comme l'unité de l'ensemble des formes de capitaux ? La solution peut être dans la propriété publique du capital naturel et dans la souveraineté monétaire qui n'est précisément pas à la portée des sociétés déstructurées. Une guerre existe déjà contre la propriété publique du capital naturel dans certains pays grands producteurs tel le Congo. Les guerres civiles sont armées par des États. La guerre existe aussi contre la souveraineté monétaire avec les nouvelles monnaies et contre les banques centrales qui entravent la circulation du capital financier et qui ne font pas de la lutte contre l'inflation leur justification. Les sociétés postcoloniales se retrouvent en général avec des monnaies surévaluées qui favorisent les importations. On ne peut pas parler de souveraineté monétaire si on ne peut pas faire avec un taux de change qui équilibre les échanges avec le monde, si la propension à consommer d'une société importe plus que sa capacité de production.

Une société ou une nation ne l'est que par ce qu'elle partage, ce qu'elle tient, respecte ou se dispute, en indivision. Le libéralisme a été consacré par une croyance, la tragédie des communs, selon laquelle seule la propriété privée exclusive est en mesure de prendre soin des ressources[1]. Dans le passé précolonial, les sociétés tenaient par ce qu'elles respectaient et se disputaient de l'indivision. Dans la société postcoloniale, elle tient aussi par ce qu'elle se dispute de l'indivision, mais à la différence des sociétés précoloniales, elles n'ont plus de respect pour ce qu'elles se disputent. La dialectique de l'appropriation privée et de l'appropriation collective qui était complémentaire dans la société précoloniale ne l'est plus dans la société postcoloniale. La terre était l'objet d'appropriation privée et collective, le marché mondial des capitaux est devenu l'objet d'appropriation. Les sociétés postcoloniales ont perdu le moteur de l'accumulation culturelle en réduisant par la propriété publique l'appropriation collective à une appropriation privée, non pas en complément de l'appropriation publique, mais en opposition à elle. L'appropriation collective renaît sur les ruines de la propriété publique dans la forme d'une appropriation privée destructrice des autres formes d'appropriation. Sans appropriation collective, l'appropriation publique et l'appropriation privée sont non-complémentaires. C'est dans l'appropriation collective que se forme l'esprit de corps social, qu'il y a accumulation culturelle. Cette appropriation collective se déclinant en propriété privée et propriété publique selon ses besoins et ses capacités étant donné son contexte. Ces formes de propriété ne sont que les modalités de cette appropriation. L'objet de l'appropriation collective est resté centré sur l'appropriation des ressources collectives alors qu'il devrait se recentrer sur l'appropriation des capitaux du marché mondial. Cela n'est certes pas sans rapport avec les compétences sociales en matière de compétition. Cette appropriation collective d'anciennement tribale doit devenir nationale pour être en mesure de s'approprier les capitaux du marché mondial. Sa forme est nécessairement marchande. L'esprit de corps doit habiter le marché. Contre l'esprit marchand qui n'a pas pu faire corps social se dressait une certaine résistance culturelle : l'esprit du temps et des dispositions sociales postcoloniales. Du fait de la disposition au socialisme du corps social postcolonial et de l'hégémonie culturelle occidentale, l'esprit marchand n'a pas fait corps. Ce dernier est seul en mesure d'accorder consommation, épargne, production et investissement, de donner une direction au mouvement d'accumulation. Mais pour qu'il y ait appropriation collective nationale, c'est une machine sociale nationale qu'il faut monter, dont les rouages ne peuvent se mettre en place que s'ils se complètent.

Le populisme de droite dans les sociétés de classes est une réponse à leur déstructuration, à ce divorce entre les différentes formes de capital et par conséquent une réponse au divorce des élites et de leur société. Il compte resserrer les rapports de production autour de la propriété privée exclusive avec la crise de l'État-providence, alors qu'elle est la cause du divorce du capital financier vis-à-vis des autres formes de capital. La guerre de classes est une guerre du capital financier contre les autres formes de capitaux (capital naturel, capital culturel et capital social) dont ils visent l'asservissement. Le capital financier territorialise autour de ses centres d'accumulation et déterritorialise le reste. Rappelons que le capital est l'arme de la compétition, dans ses différentes formes, il est une arme sociale, culturelle, économique et politique[2].

Une autre réponse est dans le réenracinement des élites. Réenracinement qui suppose l'unité du capital dans ses différentes formes (naturel, social, culturel et économique) car l'unité du capital est nécessaire à la cohésion sociale. La société est une association entre les détenteurs de ses différentes formes de capital. Les différentes formes du capital doivent être réintriquées. Le réenracinement est réenracinement dans la terre, elle-même comprise dans la biosphère. Une civilisation est encastrement de l'humain dans le non-humain, entre ciel et terre, par lequel le ciel est dans la terre et la terre dans le ciel. Le social émerge du naturel, il se fait culture du naturel et prend forme technique et économique. Il émerge de la nature, du cosmos et s'y immerge. L'humain est cosmique. Il s'entretient et se développe dans ce mouvement d'émergence et d'immersion. Le point de vue occidental ayant posé l'extériorité de la nature et l'occidentalisation du monde ayant atteint son apogée, le social s'est déraciné du naturel et le capital financier (et culturel qu'il dispute aux autres formes de capitaux) s'est déterritorialisé. Nous vivons hors-sol et nous nous projetons dans l'espace interstellaire. Les puissants se sont comme substitués à Dieu, portés par un point de vue scientifique qui s'est substitué au point de vue divin : Elon Musk dirait comme à la chose d'être et elle serait. Les Américains veulent y croire, leur trajectoire historique les y porte. La foi en la Science s'est substituée à la foi en Dieu.

Face au mouvement de déterritorialisation du capital qu'ils ont initié, les États des anciennes puissances économiques s'efforcent désormais de le reterritorialiser devant la puissance productive et financière du capitalisme d'État chinois ; ils ne sont plus les maîtres du processus de territorialisation déterritorialisation. Les centres de gravité de l'économie mondiale bougent. Ils reprochent à l'État chinois les excédents physiques et financiers dont ils n'ont plus le monopole. La Chine n'a fait que s'introduire dans un tel mouvement pour ne pas le subir. Ainsi en s'incorporant de la culture occidentale (marxisme-léninisme par exemple) pour s'inscrire dans le cours du monde et en l'acclimatant progressivement à sa culture (légalisme, confucianisme et taoïsme), elle pense bien se loger dans le cours des choses. Après s'être occidentalisé, le monde se sinise, car le monde imite le vainqueur de la compétition. Il ne s'agit plus cependant de maîtriser son cours. Le monde musulman a rendu possible l'occidentalisation du monde, la sinisation du monde et sa désoccidentalisation pourra refaire place à certaines cultures, leur permettra de se soustraire à l'influence occidentale et de se restructurer. D'autres souffriront de la désoccidentalisation, incapables de se réformer. L'occidentalisation qui s'est accompagnée d'un certain découpage du monde n'est pas sans effet. Beaucoup sont mal logés dans le cours du monde.

Civilisations et sociétés

La Chine, dit-on, ne connaît qu'une seule loi invariable : le changement. Son problème démographique par exemple, de faiblesse sera transformé en force. À la politique d'un enfant par famille qui a permis de valoriser l'éducation, se substituera une politique diversifiée[3] qui palliera au vieillissement de la population dont une politique de robotisation opportune pour conquérir le marché mondial. Le changement est invariable, il faut pouvoir changer pour pouvoir préserver une certaine harmonie, il faut savoir faire d'une faiblesse une force et se préparer à ce qu'une force se transforme en faiblesse. Une génération vivra ce que n'a pas vécu une autre qui l'a précédée, qui pourtant lui aura légué son viatique. Chaque génération doit innover dans la tradition : la règle de l'accumulation. La tradition ce ne sont pas des habitudes figées, mais des habitudes renouvelées qui visent à préserver l'harmonie sociale. Il y a un sens chinois et un sens occidental de la tradition. La tradition ne s'oppose pas au changement : le changement est dans la tradition et la tradition est dans le changement. Les habitudes sont condamnées au changement, elles sont adaptées et produisent de l'harmonie, ou inadaptées et produisent de l'anomie. Elles sont adaptées ou inadaptées à leur milieu, qu'elles façonnent et qui les façonne positivement ou négativement. Un milieu exposé à la compétition mondiale ne développe pas les mêmes habitudes qu'un milieu qui en est protégé. Étant ceux d'une société contemporaine cohérente/harmonieuse, les deux milieux développeront un même esprit, une certaine continuité, une certaine intrication. Étant ceux d'une société déstructurée, les deux milieux auront tendance à s'opposer, à se disjoindre. Quand on dit tradition, il faut penser machine sociale, habitudes et automatismes. Une machine qui machine des flux. Machine qui évolue, mais n'en relève pas moins d'une certaine histoire, ne reste pas moins généalogiquement déterminée.

En Chine, la piété filiale, la loyauté et son art de la guerre, qui sont inscrits comme dans ses gènes, finiront par trouver la forme historique dans laquelle ils s'exprimeront. C'est que la piété filiale irradie dans toutes les relations, elle n'est pas cantonnée dans la famille. On ne peut plus se penser hors du monde, et nulle puissance ne peut se considérer maîtresse du cours du monde. Il faut savoir évoluer tout en restant soi-même, autrement dit en harmonie, ce qui se dit en termes moins contradictoires et de façon non dichotomique : accumuler, se renouveler, s'habituer et se déshabituer dans la cohésion. Transmission, accumulation du savoir-faire et du savoir-être. L'un étant dans l'autre.

Par la compétition inéluctable, le changement technologique, la révolution numérique et l'énergie disponible dicteront leurs lois ; c'est dans le changement qu'il faudra savoir faire et être, rester soi-même et devenir autre, pour préserver l'harmonie. De quelle manière les civilisations pourront durer, telle est la question. Pour l'heure, l'occidentalisation n'a pas encore rendu les armes. L'Occident persiste à ne reconnaître que sa propre culture qu'il croit ou prétend universelle et qu'il n'a de cesse d'exporter, malgré ses échecs, pour conduire l'humanité. Il ne cesse pas de vouloir dicter ses théories, malgré ses échecs. Du monde, ses lunettes lui donnent une mauvaise lecture. Et la sinisation du monde progresse à son insu : c'est qu'elle opère pratiquement et passe sous les radars.

« Les grandes traditions religieuses, avec l'énorme capital d'expérience, de sagesse et de spiritualité accumulé dans les siècles ou les millénaires, gardent toute leur importance à l'échelle du monde, et la conserveront d'autant mieux qu'elles sauront adapter la forme de leurs enseignements à l'esprit des temps. » [4] « En fin de compte, il faudrait parler à la fois d'une crise des civilisations qui s'accroît à mesure que l'on avance dans le siècle, et d'un choc de civilisations au sens de Huntington. »[5] Il y a dans ce dernier point de vue comme celui de la civilisation occidentale qui ne veut pas encore se considérer comme relatif. Les chocs ne produisent pas que des effets négatifs, ils peuvent engendrer des mutations.

Il y a dans la civilisation chinoise une certaine articulation du travail, du savoir et de l'énergie qu'elle tient de son industrie précapitaliste et de sa pensée non dichotomique. L'articulation du savoir, du travail et de l'énergie est dichotomique dans la civilisation occidentale. Elle est inséparable de la division de classes : le savoir à la classe supérieure, le travail d'exécution à la classe inférieure et l'énergie à une source non humaine, animale ou naturelle de préférence. La polarisation actuelle du marché du travail rappelle cette évidence de classes selon laquelle le savoir est un attribut de la classe supérieure : l'université n'a plus la fonction de produire la classe moyenne, la robotisation est en train de la laminer. L'ancienne classe ouvrière est devenue une population inutile, la nouvelle classe ouvrière est celle des robots, de leurs auxiliaires ou de leurs partenaires. Les machines ont travaillé pour la consommation humaine dans les anciennes révolutions industrielles. Dans les nouvelles, les machines travailleront pour leur consommation et celle de leurs maîtres. Car les maîtres esclavagistes ne voudront pas renoncer à leurs esclaves. Voilà pourquoi il ne faut pas sous-estimer la menace de la guerre, car il s'agira d'une guerre contre les populations inutiles qui a déjà commencé sur une partie de la planète. Car il s'agit d'une civilisation qui par crainte de perdre sa domination sur le monde pourrait ne pas y renoncer.

Le cours des choses anciennement dominé par la dynamique occidentale ne pourra pas persister dans sa trajectoire : les besoins humains excèdent les ressources naturelles. Les humains ne pourront pas accroitre le nombre d'esclaves mécaniques à leur service. Un processus de concentration est en cours. C'est en cela que nous sommes en présence d'une crise des civilisations, c'est en cela qu'un choc des civilisations est probable : les compétitions mondiale et sociale autour des ressources naturelles vont se dégrader. Toutes les sociétés et les civilisations ne pourront pas s'inscrire convenablement dans la nouvelle trajectoire du cours des choses. La puissance sera associée à celle des machines, le sort des machines attaché à l'énergie. Les mouvements d'extrême-droite occidentaux, pour ne pas dire de droite rénovée, ont le vent en poupe. Ils sont temporairement dans la nouvelle trajectoire du cours des choses qui est au resserrement des contraintes marchandes autour d'une base productive qui se contracte, contrairement aux mouvements de gauche qui sont toujours dans une problématique de redistribution. L'Europe très dépendante des ressources naturelles étrangères est particulièrement vulnérable.

Remettre les ingénieurs au travail

Il faudrait remettre les ingénieurs au travail entre l'eau et le soleil. Le soleil du Sahara est une nouvelle source d'énergie, elle doit rejoindre l'eau de l'Atlantique. Dans le nouveau cours des choses, il faudrait les remettre au travail au ras du sol, au niveau des plantes, des animaux et non pas à partir de quelque perchoir théorique et de leurs équipements. Ils doivent être remis dans la pratique, dans le travail et non au-dessus, pour transformer les pratiques et non appliquer des modèles. Le travailleur aujourd'hui ne peut être désormais qu'ingénieur et plus précisément une machine intelligente, machine intelligente en interopérabilité avec d'autres machines. La robotisation va gagner l'ensemble des activités. Ce n'est pas cela qui peut être contesté. Ce qui peut l'être c'est la séparation de l'homme et de la machine : une machine qui s'extériorise toujours davantage pour être la propriété d'une minorité qui s'approprierait le monde ou un humain qui intériorise une machine après l'avoir extériorisé sans l'objectiver. La mécanisation, l'automatisation et la révolution numérique vont conduire à la formation d'armées de machines, machines humaines et/ou d'esclaves mécaniques. En d'autres termes l'unité du travail et du capital devra être alors recomposée pour éviter la crise sociale : le capital doit être davantage dans l'humain que dans le non humain. Le robot doit être autant humain que non humain, se compléter plus que se substituer. Les énergies fossiles ont permis à une minorité de propriétaires de s'approprier le processus de mécanisation et d'automatisation. Le savoir-faire doit être extériorisé pour être transmis et intériorisé. Son objectivation ne doit pas s'effectuer pour qu'une classe le monopolise. Il doit être extériorisé pour être transmis. Le capitalisme l'a objectivé pour exproprier le travail de son savoir-faire. L'intelligence artificielle générative montre la voie : le robot intelligent n'est plus l'ancien esclave mécanique, il est davantage une part de nous-mêmes que nous ne contrôlons pas, et cela à mesure que le capital s'objective et se sépare du travail. Il devient un maître ou un partenaire des puissants. Bref, la robotisation signifiera soit séparation du travail humain et du savoir et monopolisation du savoir par une classe, soit une nouvelle alliance entre humains et non humains, machines humaines et machines non humaines.

Remettre l'ingénieur au ras du sol, au ras des machines vivantes et mécaniques, machine humaine parmi des machines non humaines, agent humain parmi des agents non humains, c'est aussi remettre la société au travail, mettre dans chaque humain du travail (énergie et savoir-faire) et dans chaque travailleur un ingénieur. La croissance de la production dépend de la croissance de l'énergie, l'ère de la croissance a été celle des énergies fossiles, elle a été aussi celle du capitalisme qui par elles et la division sociale de classes a pu exproprier le travail humain du savoir-faire. Pour ne pas être dépossédée du savoir (savoir-être et savoir-faire), pour ne pas être divisée en populations utiles et populations inutiles, la société doit se réincorporer le savoir-faire des machines, ne pas faire des machines des esclaves mécaniques pour produire de la puissance de destruction et détruire les machines vivantes. À la base de la révolution scientifique européenne, il y a le postulat que tout est machine (la physique classique étant la reine des sciences). Machine ce par quoi tout obéit au Créateur, à des lois et aboutit au déterminisme que la révolution quantique transforme en probabilisme. Oui tout est machine, mais machine intelligente dira-t-on aujourd'hui, agissant sur elle-même et ce qui en dépend. Le modèle de la machine passe de celui de la mécanique classique, la machine inerte, à celui de la machine vivante qui vit avec son environnement, avec d'autres machines. La machine inerte avec le capitalisme a fait la guerre à la machine vivante. Elle a vampirisé le vivant. L'homme ne doit plus se considérer au-dessus des autres machines, il n'est pas roi, il est une machine intelligente parmi d'autres dont le milieu auquel il appartient résulte de leur coopération et de leur compétition.

La nouvelle alliance des humains et des non humains

Ce ne sont pas les grands projets qui laissent la société inchangée qui vont lui permettre de s'adapter à l'imprévisible cours des choses à venir. C'est l'équilibre du rapport de l'humain et du non humain (naturel et mécanique) et donc de sa souplesse d'adaptation. L'occidentalisation du monde a instauré une extériorité du rapport de l'humain au non humain pour asseoir une domination de l'humain par le non-humain mécanique. C'est ce rapport d'extériorisation qui a désormais atteint son apogée et son point d'inflexion : il faut désormais mettre la machine dans l'humain, le mécanique dans le vivant après que nous ayons mis l'humain mécanique dans le non humain pour l'en séparer et produire l'esclave mécanique. L'industrialisation (mécanisation/automatisation) doit simultanément procéder par le bas et par le haut pour s'intriquer et se féconder. Les entreprises ne sont pas des îlots dans la mer de la société, elles sont des agents collectifs agis et agissants de la société.

Construction de la société par le haut et par le bas

L'histoire occidentale a d'abord construit l'État, la société s'est d'abord construite par le haut. La République est fille de la monarchie. La démocratie, comme construction par le bas, opère dans ce cadre : celui de la dictature de la loi. L'égalité des individus devant la loi qui administre leur compétition. La construction par le bas (démocratique) corrige la construction par le haut, la pilote pourrait-on dire, mais toujours dans une dynamique monarchiste : on a coupé la tête du roi pour faire de l'individu le roi : dissémination de l'individu roi. La dictature de la loi s'est démocratisée. Les croyances sociales ont partagé les croyances de l'élite, parce que l'élite a pu conquérir le monde.

L'ordre mondial pour nous accepter, nous a contraint à une construction de la société par le haut, par l'État, sur le modèle westphalien, en oubliant que notre société, nos sociétés, se sont construites par le bas, et qu'en général les individus sont des individus stratégiques, ne sont pas des atomes. Il y a à méditer sur l'expérience de construction de l'État par l'émir Abdelkader et par le président Boumediene. Aussi a-t-on abouti à une conflictualité entre les deux constructions. L'individu appartient à une famille, à un clan, à une « tribu » et à une nation. Quelle place peut-il se faire dans la hiérarchie sociale, son ultime objectif ? Ne peut-on pas voir la société algérienne comme une « tribu » dominée par un clan dominant la nation ? Quels rapports entre les individus, les clans, les « tribus », les associations dans la nation ? Se disputent-ils des ressources locales ou disputent-ils des ressources mondiales ? Etc..

La société algérienne est travaillée par deux logiques contradictoires : la logique du citoyen et la logique des cercles relationnels, comme on le dit de la société chinoise. La première est le fait de la construction par le haut de la société (État de droit), la seconde le fait de la construction par le bas. Les deux logiques peuvent opérer conjointement ou séparément. La logique du citoyen (égalité des individus devant la loi) prétend à l'universalité du droit et à l'impersonnalité du marché. Dans sa logique d'association, l'individu est au centre d'une construction sociale tenue formellement par le droit. Avec la logique des cercles relationnels, l'individu est au centre, mais autour de lui, les relations sociales s'organisent en cercles de proximité et d'intimité décroissantes. Le premier cercle est celui de la famille la plus proche (parents, enfants). Puis viennent les cercles des parents éloignés, des amis proches, des voisins, des connaissances, etc. Il n'y a pas de frontière claire entre ces cercles. Les obligations, la loyauté et la moralité varient en fonction de la distance relationnelle. Contrairement à l'éthique occidentale universaliste, l'éthique chinoise est relationnelle et hiérarchisée. Tous les individus ne sont pas égaux. La construction par le haut d'un état de droit, aplatit la société en la réduisant à des individus formant légalement des groupes. Son résultat négatif manifeste est plus probant que ses effets positifs dans la majorité de la société : elle déchire les familles, la compétition entre frères et sœurs se dégrade. Elle dégrade au-delà l'ensemble des relations sociales, faites de méfiance et de suspicion. La construction par le bas personnalise les relations et les hiérarchise. Il n'y a pas que l'économique qui produit du formel et de l'informel, il y aussi le social. L'économique produit de l'informel quand elle suppose un individu social autonome qui ne l'est pas et ne peut l'être. Et seule une faible partie de la société qui bénéficie d'une certaine autonomie s'attache à conforter une telle autonomie. La majorité de la population compte sur ses relations plus d'un demi-siècle après avoir subi une dictature de la loi. Et cela ne vas pas changer, l'individu ne se sent fort que par ses relations, son capital social. Le capital social ici n'est pas le monopole des dominants. Il faut mettre fin au combat entre l'État et la société, entre le droit et les habitudes sociales (la coutume disait-on), à l'opposition du formel et de l'informel. On ne peut pas concilier la société avec un État importé, les habitudes sociales le corrompront. L'État de droit westphalien n'est pas venu à bout des habitudes collectives. Les liens sociaux commencent avec la famille, puis s'élargissent aux compagnons et aux amis. Ainsi pour accepter une compétition entre les régions qui n'aboutissent pas à des régionalismes antagoniques d'un nationalisme, qui se complètent dans la compétition internationale au lieu d'en être les victimes, nous avons besoin d'une méritocratie au service d'une excellence étatique. Il faut ainsi mettre la société dans l'État et l'État dans la société. La construction par le bas ne signifie pas un État faible, mais un État fort, parce que bien enraciné, un État en mesure d'être le stratège de la compétition sociale. Nation-Etat plutôt qu'État-nation. Une construction par le bas signifie une privatisation qui impliquerait l'ensemble de la société pour polariser les liens sociaux et faire émerger une méritocratie légitime au service de l'excellence étatique. Le privé ne doit pas être opposé au public, il doit en faire partie. Le public doit être comme la colonne vertébrale du privé, ce n'est pas sa masse qui importe, mais sa qualité.

Les historiens distinguent habituellement dans la définition de la noblesse, la qualité et le statut. La qualité apporte le statut. Dans la société de classes occidentale, la qualité guerrière a fondé le statut de la noblesse terrienne, la qualité financière a fondé la noblesse de l'argent. C'est que dans la noblesse terrienne la qualité guerrière a été associée au principe de la propriété privée exclusive. L'appropriation guerrière d'un territoire a donné droit à la propriété du territoire (de ses humains et non humains). La noblesse a constitué des fiefs, le noble est propriétaire de la terre qu'il a défendue. Dans notre société, les moudjahidine ne se sont pas dit et ne pouvaient pas se dire collectivement propriétaires des terres qu'ils ont libérées de l'occupant étranger. À la propriété collective des tribus ne se sont pas substitué des fiefs, mais une propriété publique. Propriété publique qui a dû subir une appropriation privée rampante et informelle avec la conception socialiste dichotomique. L'expropriation de la propriété collective des tribus a certes été confirmée, mais n'a pas subi une appropriation privée de la part des moudjahidine, bien que des velléités individuelles aient pu s'exprimer. La méritocratie au service de l'excellence étatique n'autoriserait pas l'ambition de la méritocratie de se transformer en classe propriétaire des moyens de production. Le mérite ou la qualité des moudjahidine ne leur a pas donné le droit de s'approprier la propriété collective. La méritocratie insufflerait la compétitivité sociale, elle se renouvellerait constamment avec les générations, elle serait un statut qui n'irait pas sans une qualité effective. Un statut qui résulterait de son exemplarité et de sa contribution sociale qui ne peuvent être permanents.

Accumulation culturelle

Ce n'est pas en appliquant des recettes de cuisine que l'on devient bon cuisinier. Ce n'est pas en appliquant un savoir, dont on ne connait pas l'expérience de laquelle il sourd, qu'on fera œuvre gastronomique. Le bon cuisinier sait bien d'où viennent ses produits, il connaît les qualités qu'ils recèlent et qu'ils peuvent révéler dans leur combinaison. Il tient le milieu d'une chaîne de transformation qui va du paysan au consommateur qui lui permet d'aller de l'un à l'autre. Il est dans le goût du consommateur et dans les qualités du produit de l'agriculteur. Il est dans sa cuisine, il exécute des recettes, mais pour faire passer des qualités dans un goût.

L'agriculture n'est pas une somme de recettes techniques, elle est une expérimentation qui fait qu'entre la terre, la plante et le ciel, l'agriculteur se sent chez lui. Il est comme un médium. Elle est une agriculture prédatrice si elle se contente de transformer un capital naturel, un capital technique et économique en capital financier. Elle peut accorder une sécurité alimentaire à court terme, mais qui dissipera le capital naturel qui ne peut-être délocaliser, pour être converti dans un capital financier délocalisable. Pour obtenir une sécurité alimentaire à long terme, une préservation du capital naturel et une accumulation localisée d'un savoir-faire seront nécessaires. Il faut prêter attention au rapport du capital financier au capital naturel, entre les deux l'accumulation de savoir-faire et la préservation du capital naturel font la différence. L'accumulation d'un capital financier ne peut pas être négligée, mais il faut prendre à ce qu'elle ne détruise pas les autres formes de capitaux. En détruisant le capital naturel, en méprisant le savoir-faire, elle coupe la branche sur laquelle elle repose. Les entreprises qui économisent le travail des ingénieurs « en ne machinant pas leurs machines » ruinent leur avenir. Elles doivent cependant avoir le revenu qui leur permette d'incorporer le travail qualifié. Il faut apprendre à rééquilibrer les rapports entre les différentes formes du capital : le capital financier doit d'abord se préoccuper du développement des autres formes de capital et non de sa seule accumulation. Il n'y a pas de réelle et durable accumulation du capital sous l'hégémonie d'un capital financier prédateur.

Il reste cependant qu'il y a des conditions générales qui favorisent l'accumulation du seul capital financier. Dans une économie où il est préférable d'importer plutôt que de produire, il n'y a pas de place pour l'accumulation du savoir-faire, pour la préservation du capital naturel. Notre économie est passée par deux phases : avec un dinar surévalué, on a encouragé l'importation des biens d'équipements et de consommation pour importer des usines et favoriser l'urbanisation. L'importation d'usines n'ayant pas permis avec le temps à la préférence pour la production de se substituer à la préférence pour l'importation, cette dernière perdura. L'enrichissement par l'importation a fini par s'imposer. Nous avons importé pour consommer, que cela soit des biens de consommation ou de production. Nous avons importé des biens de production pour substituer une consommation de biens produits localement à des biens importés. Nous avons fait comme si le marché national était un marché à part. Nous étions riches de l'argent du pétrole, nous n'envisagions pas d'être riches de notre savoir-faire, d'acheter avec l'argent du pétrole du savoir-faire mondial. Nous ne pouvons pas agir, consommer et produire, sans le monde, nous ne pouvons agir que dans le monde. L'indépendance se mesure dans cette capacité d'agir dans un monde qui nous prédétermine largement. Elle réside dans la marge de manœuvre qu'il nous concède et dont nous disposons dans le cours des choses. Elle réside dans notre autonomie dans l'interdépendance mondiale. Une monnaie surévaluée favorise les importations (les USA émetteurs de la monnaie de réserve), une monnaie dévaluée favorise les exportations (ce que l'on a longtemps reproché à la Chine).

La guerre économique redouble de férocité. La Chine adopte le solutionnisme technologique pour supplanter ses concurrents et diviser les riches sociétés. Une politique que dicte la compétition mondiale. Il faut rappeler que l'on ne peut infléchir le cours des choses sans le dominer. Il faut distinguer en Chine la politique de la « doctrine ». La politique suit le cours de la compétition, elle colle aux compétiteurs, la doctrine qui est celle de la civilisation écologique attend son heure pour se réaliser. Dans un monde dominé par une pensée dichotomique, opposant nature et société, une telle doctrine vise un objectif contraire : remettre la société dans la nature. Aussi développe-t-elle en son sein les conditions qui lui permettront de ne pas se soumettre au solutionnisme technologique que lui impose la compétition internationale et de résister à l'effondrement de l'économie capitaliste auquel conduit la compétition forcenée actuelle. La civilisation chinoise ne connait qu'une seule loi, le changement, mais elle est fondamentalement agraire[6]. L'adoption des robots domestiques pour pallier au vieillissement de la population en milieu urbain, ne séparera pas le milieu urbain du milieu rural, ne fera pas disparaître la piété filiale sur laquelle repose toute la construction sociale et culturelle de la Chine. Ni sa pensée non dichotomique. Les Occidentaux continuent de penser la Chine au travers de leur dichotomie, ils ne peuvent la comprendre. En vérité, ils ne veulent pas la comprendre comme elle est, mais comme ils la veulent. Si elle ne se soumet pas, ils voudront lui déclarer la guerre. Elle a donné l'air de se soumettre au marché mondial, mais elle ne se soumet plus.

La guerre cognitive

Nous avons parlé d'intrication des guerres militaires, économiques et culturelles, idéologiques ou cognitives. La guerre culturelle est dite aujourd'hui guerre cognitive étant donné les moyens dont elle dispose. Dans la guerre économique s'implique une guerre cognitive qui est souvent décrite comme « la lutte pour les cœurs et les esprits » parce que c'est l'esprit humain qui devient le champ de bataille. L'intrication de la guerre économique et de la guerre cognitive a pour champ de bataille saillant : l'esprit du consommateur. La guerre idéologique ou culturelle s'affine aujourd'hui en guerre cognitive. Bref, la guerre se resserre autour de l'individu : cognitive, économique et militaire. « Les plateformes de médias sociaux sont apparues comme des champs de bataille cruciaux dans ce contexte, car elles peuvent influencer et manipuler les perceptions, les opinions et les comportements du public. L'importance croissante des médias sociaux dans la guerre contemporaine a conduit à son utilisation généralisée en tant que multiplicateur de force, améliorant considérablement son rôle dans les conflits modernes. La réalisation d'un examen complet du paysage de l'information en ligne est cruciale pour les gouvernements et les institutions, car elle leur permet d'améliorer leur compréhension du sentiment du public, d'identifier les segments d'audience sensibles réceptifs à des messages spécifiques et de détecter les efforts de désinformation, les récits hostiles et les premières indications de menaces hybrides potentielles... La transformation que l'IA apporte dans la guerre cognitive est significative et de grande portée. Divers logiciels d'analyse de sentiment tels que Google Cloud Natural Language API, Microsoft Azure Text Analytics API ou Lexalytics Salience sont actuellement disponibles sur le marché et personnalisés pour l'étude de marché, la gestion de la marque et l'analyse de produits / services. »[7]

La guerre culturelle accompagne désormais la compétition économique depuis que l'occidentalisation du monde, sa supériorité économique objective, est en question. On a l'habitude de la caractériser en Occident comme une guerre de la démocratie contre les dictatures. On la décrit aussi de manière plus nuancée comme étant une guerre entre deux modèles. Mais là encore, on se rabat vite sur l'opposition régimes autoritaires et régimes démocratiques. En vérité elle oppose deux modèles de pensée : l'un occidental que l'on dira dichotomique qui oppose nature et société, civil et militaire, société et État, privé et public, travail et capital, travail et savoir, l'autre que l'on dira non dichotomique où les différents termes sont l'un dans l'autre, se substituent et se complètent de temps à autre. L'on peut constater déjà un brouillage dans la pensée dichotomique : on a du mal à opposer dictature et démocratie (démocratie illibérale), civil et militaire (complexe militaro-industriel), privé et public (entreprises globales : Trump, Musk,) et une progression de la pensée non dichotomique que les médias occidentaux encore forts de leurs infrastructures se refusent d'expliciter.

Notes

[1] La tragédie des communs. Voir Elinor OSTROM. Gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles.

[2] Il faudrait relire K. Marx à la lumière de P. Bourdieu et celui-ci à la lumière de K. Marx, au lieu de les opposer.

[3] La Chine tente de moderniser sans désancrer : transformer les structures matérielles (soins, logements) tout en maintenant les valeurs morales de solidarité familiale.

[4]Ramses 2026. Ifri. Un nouvel échiquier. Dunod 2025.

[5] Ibid..

[6] Fei Xiaotong (1947). From the soil, the foundations of Chinese society. First Edition, A translation of Fei Xiaotong's Xiangtu Zhongguo. University of California Press. 1992.

[7] Using Artificial Intelligence Tools For Obtaining Cognitive Warfare Advantages. Written by Annamaria Sârbu, Gavrilas Anca on October 23, 2023.

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