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T. DJAOUT : ÉCRITS PRÉMONITOIRES (II/II)

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

L'invention du désert. Roman (récit) de Tahar Djaout. Editions Quipos, Alger 2014 (Le Seuil, 1984). 207 pages, 900 dinars



Tout a commencé lorsqu'un éditeur a demandé à l'auteur un récit sur une dynastie ancienne d'Afrique du Nord, les Almoravides. On a donc pour résultat un récit historique intégré dans un roman ; en fait, le récit d'une enfance heureuse au sein de l'univers champêtre avec, au loin, bien visible, la mer (en Grande Kabylie), d'une jeunesse, d'une «errance» ou «marche» sans fin, en fait un «enracinement» (entre autres à Bougie où Ibn Toumert avait, dit-on, brisé les jarres de vin, vitupérant les déviants et les mécréants...). Il s'en ira même à Paris en compagnie de son Ibn Toumert lequel, lui, «l'ascète parmi les purs» s'y «perdra» comme tous les autres immigrés. En définitive, les Almoravides et les Almohades et Ibn Toumert, le puritain, sont présentés par bribes seulement, mais on en apprend des choses sur leur grande aventure.

Le romancier entame en fait une «marche sans fin», parcourant les déserts d'Arabie, jusqu'à Aden et le Sud profond du Sahara. Mais toujours seul car partout, la communication n'existait pas. Seul aspect positif, dans le désert on prend du recul et on s'y trouve seul, en face de soi-même.

Passage émouvant en fin d'ouvrage, décrivant les jeux de sa fille gambadant sur les terres jadis «terrain» de ses trêves et de ses explorations : «Elle est dépositaire de mes rêves et de ma sensibilité découvreuse. C'est elle qui me prolongera dans les joies et les déconvenues de la chair interrogeante. Et, c'est mon unique consolation... On était en 87 et une décennie rouge en vue. Prémonition ?

L'Auteur : Journaliste, poète, écrivain, né le 11 janvier 1953 à Ighil Ibahriyen (Oulkhou), près de Azzefoune. Licence de maths et études en sciences de l'information. Auteur de plusieurs ouvrages. Grièvement blessé dans un attentat le 26 mai 1993 à la sortie de son domicile (Baïnem), il meurt le 2 juin 1993 à Alger. Il est l'un des premiers intellectuels victimes de la «décennie noire» en Algérie et des attentats islamo-terroristes.

Extraits : «Don Quichotte avant Cervantès, voici tout ce qu'était Ibn Toumert. Il guerroya à lui seul contre les moulins du pouvoir et contre les moulins du plaisir. Le plus étrange est qu'il vainquit» (p16), «Oui, le désert se venge parfois. D'avoir été trop aplani. D'avoir été réduit -alors que dans son ventre se fomente la calcination définitive du monde- à un chevauchement inoffensif de dunes, à des soleils se couchant dans une profusion docile d'ocre et d'or. À une séance de thé rituel où l'encens ressuscite l'âge des transes» (p 45), «On m'a raconté que les premiers cavaliers arabes arrivant en Afrique du Nord se sont écriés : voici le Paradis que le Livre a promis aux plus méritants d'entre nous» (p 66), «Quelques années encore, et les villes du tiers monde se ressembleront toutes, des Andes jusqu'à l'Indus, le dépaysement sera vaincu : même victoire de la rectitude, des parpaings et des embouteillages insolubles» (p 89),» Nous étions tenus d'apprendre que l'individu ne possède ni penchant ni décision, que c'est le clan qui réglemente» (p 151), «L'obsession de la Grande Bleue... Pour rejoindre l'ailleurs merveilleux, il n'y avait que la solution de s'ouvrir un chemin dans ces eaux qui fermaient l'horizon» (p183), «La Casbah (d'Alger) ressemble à un corps profondément meurtri dont le plâtre aide à soutenir à grand-peine les membres désarticulés. Restez quelques mois hors de la vieille ville et votre retour sera accueilli par un nouveau mur écroulé ou une fontaine qui ne coule plus» (p200).

Avis - Roman, récit, reportage, histoire, un voyage dans le temps et l'espace, dans une écriture magnifique alliant prose maîtrisée et élans poétiques. Une fiction contre l'intolérance. De quoi se réconcilier avec la bonne et belle écriture.

Citations : «Quand l'Histoire s'estompe, la légende parsème de ses balises le terreau du quotidien qui retient juste dans sa gadoue quelques débris de remparts, de colonnades, de poteries» (p33), «Etre immigré, ce n'est pas vivre dans un pays qui n'est pas le sien, c'est vivre dans un non-lieu, c'est vivre hors des territoires» (p58), «Consigner par l'écriture, c'est comme tailler dans la pierre. Donner la même froideur et le même figement servile» (p80), «Les lumières du voyage ont toujours cette apparence -providentielle et fragile- d'une oasis» (p 85), «L'oiseau, c'est l'horloge du monde, le régulateur des couleurs et des intempérances terrestres. Par la perfection de son vol, par sa justesse de trapéziste, par son emprise sur les saisons, l'oiseau est le maître des sabliers. C'est la cheville qui affermit l'édifice volatil du ciel, c'est la ponctuation nécessaire au temps qui goutte dans l'oubli» (p131), «La blessure faite par la femme est la plus dure à effacer» (p188), «Revenir sur les chemins d'enfance est un pèlerinage trop douloureux.

Cela doit être le propre des gens que le présent rejette. Les gens heureux n'ont ni âge ni mémoire, ils n'ont pas besoin du passé» (p 196), «La Casbah (d'Alger) est un mille-pattes dont chaque appendice mène vers une ville différente» (p 198)



Le dernier été de la raison. Roman de Tahar Djaout. Editions Quipos, Alger 2014 (Le Seuil, 1999). 149 pages, 900 dinars



C'est là la dernière œuvre de Tahar Djaout. Quelques semaines avant son assassinat, il avait annoncé à son éditeur l'entame d'un nouveau roman. Ce qui est publié par la suite a été retrouvé dans ses papiers -sans titre- après sa mort. D'ailleurs, le titre retenu est extrait du livre puisque le manuscrit n'en portait pas. Et, le texte a été publié tel quel. En le lisant, on s'aperçoit, en fin de lecture, qu'il est inachevé. Mais qu'importe puisque réalisme, talent littéraire et grandeur d'âme sont retrouvés et Djaout, toujours en vie, aurait produit une très grande œuvre historico- politique et littéraire.

On a donc l'histoire d'un petit libraire humaniste, dans une ville (mais pas que !) où les islamistes ont pris le pouvoir. En «Frères vigilants», ils administrent et gèrent tous les aspects de la société. Ainsi, notre libraire s'est même vu abandonné par sa propre famille (femme et enfants) en raison de son ouverture d'esprit et de sa (douce mais déterminée) résistance. Il sera aussi dépossédé de sa librairie et de ses livres si patiemment acquis et protégés. Ne lui restent que ses rêves et ses souvenirs d'enfance et de lecture. Un roman inachevé ? mais une histoire plantée dans un réel bien et bien vécu dans l'horreur et le sang.

L'Auteur : Voir plus haut

Extraits : «Dans la nouvelle ère que vit le pays, ce qui est avant tout pourchassé c'est, plus que les opinions des gens, leur capacité à créer et à répandre la beauté» (p18), «Des ombres passent : les gens ont acquis une manière de se faufiler au lieu de marcher» (p 23), «Cet été fut le dernier. Car, après, le temps devint sans saisons et sans nuances. Il s'était mué en tunnel dont on ne voyait guère le bout» (p 33), «Le nouveau savoir agréé comporte trois règles de base : 1. La science n'a droit de s'intéresser qu'aux questions non tranchées dans le Livre. 2. Tout résultat, toute découverte scientifique doivent être confrontés avec le Texte afin de leur y trouver une justification. 3. Notre religion est la source de tout savoir : toute loi scientifique, morale ou législative édictée au temps d'avant cette religion, où l'humanité baignait dans les ténèbres, le mensonge et la barbarie, est nulle et non avenue» (p104).

Avis - Un roman ? En bonne partie. Mais, surtout le récit d'une société en voie de «perdition». L'auteur avait vu juste puisqu'il sera, par la suite, durant la «décennie noire», assassiné par les islamo-terroristes, harceleurs meurtriers de tous ceux qui ... raisonnaient.

Citations : «Le pays est entré dans une ère où l'on ne pose pas de question, car la question est fille de l'inquiétude ou de l'arrogance, toutes deux fruits de la tentation et aliments du sacrilège» (p 26), «Les couples ! Peut-on réellement parler de couples dans une société scindée en deux, avec une des parts effacée du regard, niée, réduite à un réceptacle, à un lieu de jouissance dans l'obscurité coupable ?» (p 78), «C'est un peu au contact de la vie et beaucoup au contact des livres que des idées ont germé en lui, que des idéaux ont pris racine, que des sensations voluptueuses et des ondes de joie ou de colère ont parcouru son corps frémissant, y laissant des traces durables» (pp 128-129), «La jeunesse même démunie, pouvait opposer à la misère la vigueur, la beauté et l'impertinence de son corps, la hardiesse de son désir» (p 132), «Le monde est un désert, la folie l'a transformé en ossuaire. L'illumination est arrivée, pareille à un ouragan : il ne subsiste, dans les territoires désherbés que des vigiles insomniaques scrutant les horizons dévastés pour repérer l'âme rebelle» (p140), «A l'heure qu'il est, ils ont déjà brûlé tous ses livres en un incendie exorcisant.

Ils ont compris le danger des mots, de tous les mots qu'ils n'arrivent pas à domestiquer et à anesthésier. Car les mots, mis bout à bout, portent le doute, le changement» (p 149).