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Deux poids, deux mesures : quand la liberté d'expression perd son équilibre

par Berkane Larbi*

Soutenir Israël relève d'une opinion légitime ; défendre la Palestine expose à des accusations graves. Une asymétrie inquiétante qui interroge la cohérence des démocraties.

La liberté d'expression est souvent présentée comme un droit inaliénable, gravé dans les Constitutions et célébré comme l'un des piliers d'une République. Pourtant, lors qu'il s'agit du conflit israélo-palestinien, ce principe semble soudainement se fissurer. Exprimer sa solidarité avec Israël est perçu comme un positionnement respectable, presque naturel ; en revanche, afficher son soutien à la Palestine expose à une avalanche de soupçons : apologie de terrorisme, complaisance idéologique, voire antisémitisme. Cette asymétrie n'est pas seulement choquante : elle révèle une incohérence profonde au cœur même des démocraties modernes.

La liberté d'expression est censée permettre à chacun de défendre des idées, d'alerter sur des injustices et de contester l'ordre établi. Mais à mesure que la crise au Proche-Orient s'intensifie, la tolérance vis-à-vis des discours liés à ce conflit se rétrécit. Dans de nombreux pays occidentaux, afficher un drapeau israélien ou proclamer son attachement à l'État hébreu ne soulève aucune controverse majeure.

À l'inverse, brandir un drapeau palestinien, appeler à un cessez-le-feu ou dénoncer les bombardements sur Gaza est parfois assimilé à une complicité idéologique avec des groupes qualifiés de terroristes.

Ce contraste interroge. Pourquoi deux positions politiques, toutes deux légitimes au regard du droit international, ne bénéficient-elles pas du même traitement ? Comment expliquer qu'un discours en faveur d'Israël soit perçu comme rationnel, alors que celui en faveur de la Palestine est rapidement criminalisé ?

La gravité des termes utilisés pour qualifier les soutiens à la Palestine contribue à verrouiller le débat. Être taxé d'« antisémite » ou d'« apologiste du terrorisme » n'est pas une simple divergence d'opinion : c'est une mise à l'index sociale et judiciaire. Une telle stigmatisation dissuade les citoyens, les universitaires, voire les élus, d'exprimer une critique, même modérée, de la politique israélienne. De ce fait, le champ de la parole publique se rétrécit et la complexité d'un conflit ancien est réduite à une opposition caricaturale : d'un côté les « démocrates », de l'autre les « extrémistes ».

Pourtant, soutenir la cause palestinienne ne revient pas à cautionner la violence armée. Beaucoup se limitent à rappeler des principes universels : le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, la condamnation des souffrances infligées aux civils, ou encore l'exigence d'un règlement pacifique du conflit. Assimiler ces revendications à une menace sécuritaire traduit une confusion volontaire entre solidarité humanitaire et radicalisme politique.

Les médias jouent un rôle essentiel dans la diffusion de cette perception asymétrique. Les images et les mots utilisés ne sont jamais neutres. On parle de « représailles » lorsqu'il s'agit des actions israéliennes, mais de « terrorisme » pour les mêmes actes commis par des Palestiniens. Ce choix lexical façonne l'opinion publique et renforce l'idée qu'un camp est systématiquement légitime tandis que l'autre ne l'est pas.

Les gouvernements occidentaux quant à eux, adoptent souvent des mesures restrictives: interdiction de manifestations pro-palestiniennes, sanctions contre des associations, surveillance accrue de certains militants. Ces décisions, justifiées au nom de l'ordre public, renforcent le sentiment que toutes les opinions ne jouissent pas du même espace de visibilité.

Le cœur du problème n'est pas le conflit en lui-même, mais la crédibilité de la démocratie occidentale. Peut-on défendre sincèrement la liberté d'expression si celle-ci ne s'applique qu'à certaines causes jugées « acceptables » ? La démocratie ne se mesure pas à la capacité de protéger les opinions majoritaires, mais à sa faculté d'accueillir des voix minoritaires, critiques ou dérangeantes.

En établissant une hiérarchie entre les causes, les sociétés démocratiques prennent le risque d'alimenter une défiance croissante envers leurs institutions. Les citoyens perçoivent cette incohérence et en concluent que les principes affichés ne sont que des slogans vides, appliqués à géométrie variable.

Il ne s'agit pas de nier la complexité du conflit israélo-palestinien ni d'ignorer les sensibilités liées à l'histoire tragique du XXe siècle. Mais la protection de la liberté d'expression doit transcender ces considérations.

Elle implique de permettre à chacun de dénoncer les injustices, qu'elles soient subies par des civils israéliens ou palestiniens, sans craindre une sanction inégale.

Cette disparité trouve un écho dans la sphère médiatique française. Plusieurs observateurs indépendants, comme l'association Acrimed, ont analysé la couverture de certains titres et chaînes (notamment Le Parisien et BFM TV) et pointé une tendance récurrente : donner davantage d'espace aux sources officielles israéliennes tout en « invisibilisant » la réalité vécue par les civils palestiniens. Le récit médiatique s'en trouve orienté, ce qui influence inévitablement l'opinion publique [Acrimed, 2024].

Le quotidien Le Monde, pour sa part, a reconnu que l'accès restreint à Gaza constitue une contrainte majeure pour les reporters, ce qui rend difficile la collecte de témoignages indépendants et contribue indirectement à renforcer la domination du récit israélien [Le Monde, 2023]. Cette nuance est importante : le déséquilibre médiatique ne découle pas seulement de choix éditoriaux, mais aussi de conditions de travail imposées aux journalistes sur le terrain.

Les recherches académiques abondent dans le même sens. Une étude comparative publiée en 2025 (MDPI Journal) a montré que la couverture médiatique française du conflit tendait à présenter Israël sous un jour plus favorable que dans d'autres pays européens. Loin d'être marginales, ces différences révèlent des biais structurels qui façonnent la perception collective du conflit [MDPI, 2025].

La polémique ne s'arrête pas aux salles de rédaction. Même l'Agence France-Presse (AFP), réputée pour sa neutralité, a été publiquement interpellée par des responsables politiques français sur ses choix lexicaux : fallait-il parler de « terroristes » ou de « combattants », de « frappes ciblées » ou de « bombardements » ? Ces débats illustrent à quel point le vocabulaire, loin d'être neutre, participe d'une bataille idéologique qui déborde largement la seule sphère journalistique [Auditions AFP, 2024].

Ces constats nourrissent une impression d'injustice chez de nombreux citoyens.

Ils rappellent que, dans l'espace public français, défendre Israël relève d'une opinion protégée et banalisée, alors que défendre la Palestine devient un acte suspect, passible de suspicion morale ou même de sanctions juridiques. Ce deux poids deux mesures affaiblit la cohérence démocratique et fragilise l'idéal même de liberté d'expression.

En définitive, la question dépasse le seul conflit du Proche-Orient. Elle interroge le fonctionnement des démocraties contemporaines, qui prétendent garantir l'égalité des voix tout en tolérant de telles asymétries. Le débat public, pour être crédible, doit permettre à toutes les opinions de s'exprimer sans crainte d'être disqualifiées a priori. La liberté.

La liberté d'expression n'a de sens que si elle s'applique universellement, y compris aux voix qui dérangent. Restreindre ou criminaliser le soutien à la Palestine, tout en valorisant celui à Israël, revient à instaurer un « deux poids, deux mesures » incompatible avec l'idéal démocratique. Si les sociétés occidentales veulent rester fidèles à leurs principes fondateurs, elles doivent garantir à chacun le droit d'exprimer son opinion, qu'elle soit en faveur de l'un ou de l'autre camp.

La démocratie, pour être crédible, ne peut se permettre d'être sélective : elle doit demeurer un espace ouvert, où toutes les voix comptent et où la vérité se cherche dans le débat, non dans la censure.

*Un cadre d'état en retraite

- Bibliographie

Acrimed (2024) – Le traitement médiatique du conflit Israël–Palestine dans la presse française [Acrimed.org]

• Le Monde (2023) – « Enquêter à Gaza : les contraintes du terrain »

• MDPI Journal (2025) – Media Framing of the Israel–Gaza War in Europe: A Comparative Study

• Get The Trolls Out! (GTTO, 2024) – Rapport sur la couverture médiatique européenne du conflit Israël–Palestine

• Auditions AFP (2024) – Débats institutionnels sur le traitement lexical et éditorial de l'agence.