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Qu'est-ce qui a manqué aux «révolutions arabes » ?

par Brahim Senouci

Un des constats les plus frappants concernant le mouvement populaire dans le monde arabe (c'est-à-dire le monde où on parle l'arabe !) est la faiblesse du débat intellectuel qui l'accompagne.

Le mouvement est né pour beaucoup d'une dégradation des situations sociales et les revendications qu'il porte y sont liées. Mais il n'y pas que cela. Il y a également une exigence de dignité, de respect de la part de peuples qui n'ont connu que la soumission et le mépris de la part de dirigeants autoproclamés. Il est frappant de constater l'unité du mot d'ordre que clament les manifestants de Tunis, du Caire, de Palestine? : le peuple veut la chute du système. Cela va au-delà de la revendication de la chute des régimes. C'est la fin du système qui les a engendrés que le peuple réclame.

Ces mêmes dirigeants, il est vrai, ont largement échoué à développer leurs pays, à donner des perspectives d'avenir, à proposer un projet de société. Trop occupés à asseoir leur pouvoir sur un peuple qui les hait en silence, trop occupés à se payer sur la bête, ils ont été conduits à lier leur propre sort au bon vouloir de leurs puissants protecteurs étrangers, exacerbant ainsi le sentiment de honte de leurs peuples, livrés par procuration au bon vouloir de puissances étrangères. Sentiment de honte d'être soumis au pouvoir absolu de tyranneaux de bas étage, incapables de gagner la moindre bataille, agenouillés devant leurs maîtres, sentiment d'humiliation de courber l'échine face à un pouvoir « hors sol » qui se comporte comme un occupant?

Ces sentiments mortifères plongent également dans la mémoire longue d'une histoire arabe qui, depuis plus de cinq siècles, n'est qu'une longue descente vers le gouffre actuel. Bien sûr, cette chute n'a pas été continue. Le XIXème siècle a vu l'éclosion de ce qu'on a appelé la Nahda, la Renaissance, mouvement d'abord culturel, puis politique et scientifique panarabe. De grandes figures telles que celles de Mohammed Abdou ou Djamel Eddine El Aghani sont liées à cette période de foisonnement culturel et politique durant laquelle des questions fondamentales telles que celles du progrès, du rapport à la religion, ont été posées. Inspiré par la sécularisation, voire la laïcité, occidentale, ce mouvement n'en a pas pour autant mis entre parenthèses la dimension musulmane des sociétés arabes, dimension qualifiée par le Baath de « meilleure expression de la nation arabe ». C'est sans doute ce mouvement qui a permis aux nations arabes assujetties par le colonialisme de trouver la force de se libérer de leurs chaînes.

Les indépendances chèrement acquises ont débouché sur la fierté retrouvée et le regain du nationalisme arabe, avec Nasser et Boumediene notamment comme figures de proue. Cette ère prometteuse s'est diluée dans le mal développement post-indépendance et, surtout, dans les sables du Sinaï sous la botte sioniste? Ajoutons que le Baath s'est perverti en s'incarnant dans des dictatures sanglantes, en Syrie, en Irak, et en Libye, dont l'agonie n'est pas terminée. Le monde arabe est revenu alors à la logique de la chute et de la mise à l'écart du monde.

C'est une rupture dans cet effondrement que vise le mouvement populaire. C'est le rêve de la fin d'un état de sujétion, et d'un retour sur le devant de la scène de l'Histoire que caressent les foules du Caire, de Tunis, et d'ailleurs?

A cette aune, le compte n'y est pas. L'Irak est démembré, la Libye se liquéfie. La Syrie est dévastée et se délite à toute vitesse. L'expérience démocratique a connu un terme brutal en Egypte. La Tunisie, la moins touchée par le retour de manivelle du chaos et des reprises en main militaires, doit faire avec le terrorisme. Par ailleurs, de nombreux régimes représentatifs de l'ordre ancien tiennent encore et travaillent, en collaboration étroite avec les puissances de l'Empire, à faire échouer le processus. Ils le font d'autant plus violemment que la puissance de leurs protecteurs décline et que la pérennité de leurs trônes est menacée. Les monarchies du Golfe sont ainsi partie prenante dans les expéditions libyenne, yéménite, et ont participé à l'écrasement sanglant de la contestation au Bahreïn. Elles sont largement présentes dans la guerre qui secoue la Syrie en instrumentalisant à leur profit les factions qui s'y déchirent... Et comment ne pas citer la Palestine, symbole obsédant de l'échec et de l'humiliation arabes, quintessence des abandons et des renoncements maquillés sous le fallacieux prétexte de recherche d'une paix « digne » ? Comment ne pas y voir la noria du désespoir qui abreuve nos peuples, accablés par la désagrégation de ce pays qui représente tant dans notre imaginaire collectif ?

L'éventualité d'un succès de la mise au pas du mouvement populaire et du retour à l'ordre impérial ancien n'est malheureusement pas à écarter. Le mouvement est fragile. Il est traversé par des conflits de nature à l'entraîner vers le bas : guerres confessionnelles consciencieusement attisées de l'extérieur, en particulier entre chiites et sunnites, entre chrétiens et musulmans, réflexes tribaux, tentations sécessionnistes chez les minorités nationales, Berbères, Kurdes?, absence de tradition de combats collectifs, absence du sens de l'Etat? En fait, ce sont les maux qui ont conduit le monde arabe à sa déshérence qui reviennent sur le devant de la scène. Ce sont de très vieux contentieux que les dictatures ont maintenus en sommeil et qui resurgissent aujourd'hui.

Il faut que ces contentieux soient apurés et dépassés pour laisser place à une entreprise authentiquement nationale de réappropriation d'un destin collectif qui permettrait aux peuples du monde arabe de redevenir acteurs de l'Histoire et d'imprimer leur marque dans la marche du monde. Cela impliquerait la prise en compte de ces minorités nationales, dont l'implantation est souvent très ancienne, largement antérieure à celle des Arabes dans le cas du Maghreb. Il y eu dans le passé brillant du monde arabo-musulman une communion parfaite qui a conduit ces mêmes minorités à intégrer cette civilisation et à en porter le flambeau. Comment ne pas évoquer les figures du Kurde Saladin et du Berbère Tarek Ibn Zyad, les conquérants de Jérusalem et de l'Andalousie ? Ce passé semble bien lointain et les crispations communautaires sont largement revenues à l'ordre du jour?

Il n'y a pas de révolution si elle ne s'accompagne d'un mouvement artistique et intellectuel important. Il y a eu, en particulier dans les pays arabes les plus touchés par le mouvement populaire, une effervescence créatrice dont le monde n'a pas forcément idée. Cette dimension artistique est inséparable du sens. C'est elle qui donne sa profondeur aux mouvements humains, elle qui marque la transmutation d'une révolte en révolution.

Malheureusement, le débat d'idées auquel aurait dû donner lieu cet événement reste encore trop faible. Il existe mais il est peu audible. C'est ce débat d'idées qui aurait permis aux révolutions arabes de se déployer. C'est lui qui aurait permis que les contentieux internes à chaque pays, contentieux ethniques, culturels, religieux, soient dépassés du fait de la promesse d'un monde à venir dans lequel toutes les sensibilités auraient trouvé leur place.

L'Algérie s'est soustraite à ce mouvement. Le souvenir obsédant des massacres de la décennie noire conduit la majorité de notre peuple à rejeter toute velléité de mouvement et de se cantonner dans un immobilisme faussement rassurant. Le monde arabe n'échappera pas, à l'heure du choix, à sa responsabilité. Il peut disparaître demain, de la même façon que l'Irak ou la Syrie. Ce n'est pourtant pas une fatalité. Rimbaud disait que « la poésie ne doit plus rythmer l'action. Elle doit être en avant ». Il n'y a pas de révolution qui vaille si elle n'est pas portée par un mouvement culturel, philosophique, artistique, un débat sur le sens de la vie, les couleurs des lendemains?

Dans nos rues, nous entendons des gens appeler au retour des dictateurs parce qu'ils veulent renouer avec une existence, certes humiliante, mais « tranquille », sous la botte d'un père fouettard.

Incapables de nous représenter l'avenir, nous ne parvenons pas à dégager du sens dans l'agitation quotidienne, souvent meurtrière, toujours angoissante. Ce sentiment de désespoir pourrait s'atténuer puis disparaître si des intellectuels ouvraient un débat public dans lequel ils exposeraient leurs visions, même divergentes. Nous y trouverions les éclairages, les réponses à des questions que nous n'arrivons pas toujours à formuler.