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Déplacer le «Grand Jeu» afghan

par Shlomo Ben Ami*

Le président Barack Obama a fini par se décider. La contagion guerrière de l'administration Bush en Irak a rattrapé Obama qui vient de décider de l'envoi de 30 000 soldats en Afghanistan. Les partisans de cette démarche considèrent qu'une victoire talibane là-bas entrainerait une radicalisation de la région entière et créerait un effet domino en laissant libre cours aux insurrections islamiques dans toute l'Asie centrale. Al-Qaida, inextricablement lié aux talibans, se serait octroyé la victoire si l'Amérique avait battu en retraite.

 Mais la victoire n'est pas le seul scénario possible pour les forces du Jihad. Al-Qaida, par exemple, est devenu un sujet d'inquiétude international dont les capacités ne dépendent plus uniquement de sa base afghane. En fait, Al-Qaida est dans une très mauvaise situation financière depuis qu'il n'a plus de liens avec le commerce de l'héroïne ; une autre source d'inquiétude, mais d'ordre économique, celle-là. Il n'est pas non plus évident que le retrait de l'OTAN aurait inévitablement entrainé une prise de pouvoir des talibans. Une division ethnique du pays est un scénario plus probable.

 En réalité, la question de savoir quoi faire en Afghanistan relève plus du vieil adage du « fardeau de l'homme blanc » qui semble ne jamais prendre fin, aussi coûteux et hypocrite qu'il puisse être. Car, même si les calamités prédites par les catastrophistes constituent le scénario le plus probable, pourquoi représentent-elles une menace plus grande pour l'Occident que pour les puissances régionales comme l'Inde, la Chine, la Russie et l'Iran (pour qui les talibans sunnites sont un dangereux défi idéologique). Aucun de ces pays n'envisage une solution militaire à la crise afghane.

 La macabre association du Pakistan avec les talibans résulte surtout de son acharnement à faire pression sur son ennemi mortel, l'Inde. Un Afghanistan stable et laïque est donc une nécessité stratégique vitale pour l'Inde. Car l'Inde était le seul pays du groupe des non-alignés à soutenir l'invasion soviétique en Afghanistan dans les années 80, et elle a aussi apporté un soutien désespéré à l'Alliance du Nord après la victoire des talibans dans les années 90.

 Il ne faut pas non plus sous-estimer l'intérêt de la Chine pour la stabilité de l'Afghanistan et du Pakistan. L'Afghanistan, ainsi que le Pakistan et l'Iran, font partie d'une zone de sécurité occidentale vitale pour la Chine. C'est un corridor par lequel elle peut assurer ses intérêts au Pakistan, un allié traditionnel, et s'assurer l'accès à des ressources naturelles cruciales de la région. De plus, la province chinoise de Xinjiang à la frontière de l'Afghanistan, majoritairement musulmane, pourrait être dangereusement affectée par une prise de pouvoir talibane à Kaboul ou par l'amputation du pays.

 La Russie, bien sur, n'a aucune envie de répéter l'aventure désastreuse de l'Union Soviétique en Afghanistan. Mais cela ne veut pas dire qu'une victoire talibane ou une crise afghane hors de contrôle ne serait pas une menace pour la position du Kremlin en Asie centrale, une région qu'il considère comme son pré carré stratégique. Les Russes sont surtout préoccupés par l'engagement régulier de jihadistes de Tchétchénie, du Daghestan et de l'Asie centrale auprès des combattants talibans.

 Donc, pendant que les Etats-Unis assument encore une fois le rôle du ?méchant', les pouvoirs régionaux font campagne pour leurs propres intérêts dans un pays déchiré, le sourire aux lèvres et loin du champs de bataille. Les difficultés de l'Amérique en Afghanistan ? et les nombreux soucis qu'elle rencontre en tentant de rallier le gouvernement pakistanais à son combat contre les talibans tant chez elle qu'en Afghanistan ? sont une opportunité pour ces pouvoirs de tenter de déplacer les dynamiques de ce «grand jeu» à leur profit. Ils préfèrent la puissance douce. L'Afghanistan bénéficie du plus important programme d'assistance à un pays étranger de l'Inde. Ce programme se concentre sur l'afghanisation du processus de développement, ainsi que sur les moyens permettant aux forces de sécurité d'opérer de façon autonome.

 Comme en Afrique, où l'influence occidentale recule devant sa force de frappe financière phénoménale, la stratégie de la Chine en Afghanistan se concentre surtout sur le développement des affaires ? avec un effet stabilisateur sur le pays qui ne devrait pas être négligé. L'exploitation par la Chine de la mine de cuivre Ainak représente l'investissement direct étranger le plus important dans l'histoire de l'Afghanistan. La Chine est aussi engagée dans la construction d'une centrale électrique pour un budget de 500 millions de dollars et d'une ligne ferroviaire entre le Tadjikistan et le Pakistan.

 L'influence économique de la Russie en Afghanistan est bien moins conséquente, mais elle est grandissante. Pendant que l'Occident est occupée à combattre les talibans, les Russes, tout comme les autres puissances régionales, construisent des routes et des centrales électriques et conçoivent des solutions diplomatiques pour venir à bout de ce qui ressemble de plus en plus à un gâchis à la vietnamienne pour les Occidentaux. Si la guerre et la diplomatie échouent, ces puissances régionales estiment qu'elles seront en meilleure position que les Occidentaux pour faire basculer le Grand Jeu afghan en leur faveur.

 La recette diplomatique de la Chine pour l'Afghanistan et le Pakistan est la bonne et les Etats-Unis devraient s'y intéresser un peu plus. Le règlement du conflit au Cachemire est la clé de la stabilité en Afghanistan, qui cesserait alors d'être le terrain de jeu stratégique de l'Inde et du Pakistan. Plutôt que de s'entêter dans un effort de guerre contreproductif, les Etats-Unis devraient utiliser leur bras de levier sur l'Inde et le Pakistan pour les ramener à la table des négociations.

 Au-delà de l'envoi de troupes supplémentaires, le président Obama doit s'efforcer de parvenir à un règlement global du problème Afghan. Ceci implique de convaincre les états voisins de l'Afghanistan de promouvoir un accord de réconciliation nationale incluant l'ensemble des parties prenantes du pays : le gouvernement, les talibans, les seigneurs de guerre.



Traduit de l'anglais par Frédérique Destribats



* Ancien ministre des Affaires étrangères israélien, est vice-président du Centre international pour la paix de Tolède