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Les raisons de la déraison

par Mohamed-Nadjib Nini *

L'Algérie vient de vivre un événement historique, un événement qui nous a réconciliés avec nous-mêmes et avec notre identité. Jamais depuis l'indépendance, les Algériens ne se sont sentis aussi concernés par leur appartenance nationale, loin de tous les clivages.

Cet événement spontané doit être interprété à sa juste mesure car, en dehors de la situation qui l'a déclenché, ce mouvement, cette communion de toute une nation avec son équipe nationale montre clairement, si besoin est, que ce peuple, cette nation n'a rien perdu de sa vitalité et qu'elle peut à tout moment se lever comme un seul homme pour dire non à la «hogra». Il a suffit d'une étincelle, en l'occurrence l'accueil qui a été réservé à notre équipe nationale au Caire, pour que ce peuple trop longtemps étouffé par un système politique qui ne lui laisse aucune autre alternative que celle de la «harga» avec ou sans passeport, se lève pour dire «barakat», car si on accepte d'être brimé chez nous, en revanche, nous n'accepterons jamais de l'être par d'autres. Si nous acceptons la «hogra» chez nous, c'est parce que nous sommes sûrs que, tôt ou tard, nous arriverons à en venir à bout et que nous sommes capables d'imposer à nos dirigeants les choix que nous voulons pour ce pays. Par contre il n'est pas question de se laisser trainer dans la boue sans réagir. Il n'est pas question de se laisser insulter, agresser sans rendre à l'agresseur la monnaie de sa pièce. «Essenou bissini ouel aynou bilayni ouel badi'i adlam». Nous avons été pris par surprise au Caire, nous avons été pris par traîtrise parce que nous avions confiance et que nous nous sommes crus dans un pays frère, dans les bras d'une grande civilisation. Malheureusement, l'accueil qui a été réservé à notre équipe nationale démontre plutôt qu'il ne reste rien de la grandeur de cette nation sinon le fiel distillé comme un venin mortel, la vindicte, la haine et la surenchère. Nous aurions du nous méfier parce que les médias égyptiens avaient déjà donné le «la» bien avant la date de ce match fatidique. Malgré cela, nous nous sommes rendus au Caire confiants, croyant fermement que les dérapages des médias égyptiens n'étaient rien d'autre que des propos de network en mal d'audimat et de publicité. Que nenni, nous sommes tombés dans un véritable traquenard, savamment ourdi dans le but d'impressionner notre onze national et de l'affaiblir. Cela a failli marcher sans la pugnacité de nos jeunes footballeurs qui ont tout fait pour tenir et résister. En vérité, la défaite du Caire n'en était pas une, elle est plutôt à considérer comme une victoire puisque s'il fallait aller en coupe du monde, il fallait y aller par la grande porte, par une victoire et non sur un goal-average qui n'aurait rien de glorieux. Bien au contraire, en nous inclinant devant l'adversité au Caire, en concédant ce match aux égyptiens, nous avons pu ainsi prouver que nous sommes dignes d'aller en coupe du monde et nous allons y aller à cette coupe du monde, nous allons y aller sur une grande victoire, une victoire qui a réconcilié toute une nation avec ses symboles. Une victoire qui a montré, par l'ampleur des manifestations populaires qui l'ont suivi, que les Algériens aiment leur pays et aiment leur emblème national qu'ils ont exhibé et décliné sous toutes les formes possibles et imaginables. Il avait donc fallu cette étincelle pour que toute une nation se lève comme un seul homme pour communier dans une euphorie jamais égalée depuis l'indépendance.

En fait, si les Algériens se sont rendus massivement au Soudan, ça a été certes pour laver un affront, mais surtout pour soutenir son équipe nationale gravement malmenée en Egypte, pour montrer à nos jeunes joueurs que toute une nation est derrière eux pour les soutenir. A vrai dire, nous ne sommes pas allés au Soudan pour «casser» de l'Egyptien, mais surtout pour insuffler à notre team national la confiance qui lui a manqué au Caire sous la pression d'une agression savamment orchestrée. Maintenant, nos «frères» égyptiens s'offusquent d'avoir été malmenés par nos supporteurs au Soudan, mais qui a commencé, et même si cela a été, le bus de leurs joueurs n'a pas été caillassé avant le match comme ça a été le cas pour nous, et leurs joueurs n'ont pas été blessés. Par ailleurs, de l'avis même des autorités soudanaises, les quelques échauffourées qui ont eu lieu au Soudan étaient d'une gravité minime au point que le gouvernement soudanais s'est vu dans l'obligation de convoquer l'ambassadeur égyptien à Khartoum pour lui signifier son mécontentement suite à la désinformation orchestrée par les médias égyptiens sur les prétendus assassinats d'égyptiens par les supporteur algériens.

S'il est vrai qu'une défaite en coupe du monde peut générer de la déception et nous sommes bien placés pour le savoir puisque nous avons vécu cela suite à notre défaite au Caire. S'il est vrai que cela peut mener parfois à des dérapages, il est par contre inconcevable que l'on s'en prenne aux biens et aux personnes de la nation adverse. Après tout, cela n'est et ne restera qu'un match de foot. Cela vaut aussi bien pour nous que pour les Egyptiens. Aussi, et pour ce qui nous concerne, nous n'accepterons jamais que de tels dérapages puissent nuire à notre sens séculaire de l'hospitalité. Les Egyptiens qui vivent et travaillent en Algérie sont nos hôtes et à cet égard, ils doivent être traités avec tout le respect qui sied à leur statut d'hôte. Nous laisserons donc aux autres, à ceux qui se targuent d'être le nombril du monde de s'enferrer dans leurs propres contradictions. Nous devons, dans cette circonstance particulière, faire preuve de retenue et de sagesse et ne pas tomber dans le piège de l'escalade et de la surenchère comme il sied à une grande nation. Laissons à nos «frères égyptiens» le monopole de la vindicte et de la haine, laissons cette grande civilisation montrer son véritable visage et sa nature décadente. Ce qui se dit aujourd'hui dans les médias égyptiens, ces insultes et ces insanités déversés à longueur de journée sur nous et sur nos glorieux chouhada ne sont pas fait pour grandir ces «pharaons momifiés» qui, en vérité, sont entrain de démontrer au monde entier, par leur manque de retenue, qu'ils sont plus proche du déclin que de la grandeur. Cette campagne médiatique délirante est plutôt à interpréter comme une schizophrénie collective, un état de délire aigu proche de la paranoïa. D'ailleurs, le mécanisme, inconscient selon toute apparence, dans cette diarrhée malsaine déversée par les médias égyptiens est un mécanisme connu en psychopathologie, c'est un mécanisme de défense spécifique, celui de la paranoïa, en l'occurrence la «projection». C'est l'agresseur qui se sent agressé. C'est ainsi que par projection et en scotomisant un pan entier de la réalité (un autre mécanisme propre à la psychose), en scotomisant l'agression dont a été victime notre équipe nationale au Caire, les Egyptiens, oublieux qu'ils ont été les premiers agresseurs, projettent leur envie de meurtre sur les Algériens. C'est ainsi que les Algériens sont devenus des bêtes sauvages capables de toutes sortes d'exactions et cela à l'heure même où des algériens sont désignés à la vindicte populaire au Caire faisant fi de toutes les règles de la bienséance et de l'hospitalité.

Quel sens donner à cette folie qui s'est emparée des égyptiens ? Comment expliquer qu'une simple défaite dans un match de football puisse déchainer autant de passion ? Comment un peuple en apparence si paisible, un peuple qui aime la musique et l'art et donc un peuple qu'on peut qualifier de raffiné puisse ainsi, à la faveur d'une rencontre sportive, se déchaîner sans aucune modération, toutes classes sociales confondues, en commençant par son élite artistique en passant par ses intellectuelles et jusqu'à ses élites politiques, exposant sans vergogne à la face du monde entier un aspect peu reluisant de sa prétendue grandeur et démentant par-là même la quintessence dont il se targue ? Est-ce là le comportement d'une nation civilisée ? Est-ce là une réaction digne de «Oum Eddounia» ? L'Algérie qui a été trainée dans la boue, l'Algérie qui a été insultée, dont on a violenté les symboles les plus sacrés et qui était en droit de réagir pour demander réparation de cet outrage commis contre sa mémoire, cette Algérie qualifiée de ramassis de «Baldaguia», de paltoquets (rustres et insolents), cette Algérie de vauriens a su rester digne. Ce faisant, elle a fait preuve de grandeur et de sagesse, elle s'est montrée digne du rang qui lui sied dans le concert des nations civilisées. Qui des deux est donc le plus civilisé ? Cette attitude que j'ai qualifiée de schizophrénie de toute une nation doit surement cacher une réalité autrement plus amère. Alors quelles sont les raisons de cette déraison ?

En vérité, le peuple égyptien n'est ni plus ni moins qu'une victime sacrificielle que le pouvoir en place vient d'immoler sur l'autel de la raison politique. Toute cette mascarade télévisuelle qui n'en fini pas ne fait que traduire une réalité sociopolitique propre aux régimes dictatoriaux où une oligarchie régnante, par la puissance de l'argent, maintien toute une nation dans la subalternité et la dépendance, muselant toute velléité tendant à l'émancipation. Cette mascarade à laquelle nous avons assisté pendant près d'une semaine démontre, si besoin est, comment un pouvoir politique aux abois peut manipuler l'opinion. Comment un pouvoir machiavélique peut récupérer un mécontentement populaire et l'instrumentaliser, l'orientant vers d'autres objectifs. En réalité, qui s'est exprimé sur ces plateaux de TV ? Qui a appelé ces chaînes de TV ? Est-ce l'Egyptien moyen ou celui qui vit dans des cimetières ? Bien sur que non, le pauvre égyptien, préoccupé par les contingences et l'indigence de son quotidien a certainement d'autres chats à fouetter. La plupart de ceux qui ont appelé ces chaînes de TV au service du pouvoir sont, soit des artistes, ou encore quelques intellectuels et journalistes inféodés à cette oligarchie régnante. Ce sont tous ceux qui ont tout à gagner à ce que ce pouvoir perdure. Aussi, ont-ils tout fait pour canaliser le mécontentement populaire latent dans la société égyptienne vers un ennemi virtuel. C'est ainsi que pour des raisons de pure politique, des raisons de succession oligarchique on a, à la faveur de cette rencontre et de cette défaite footballistique, fait en sorte que l'explosion sociale qui menaçait consécutivement à la mal vie, au chômage, à l'exclusion, à l'absence de démocratie, soit détournée de sont objectif réel. C'est ainsi que la haine de ce système politique spoliateur et inique a pu être projetée sur un ennemi extérieur qui tombe à pic. Les choses auraient certainement pris une autre tournure si l'équipe égyptienne avait gagné. L'opinion publique égyptienne aurait certainement eu plutôt motif à se réjouir qu'a tourner sa vindicte contre le pouvoir ou contre les Algériens, oubliant momentanément sa misère, et les autorités égyptiennes auraient pu ainsi, pendant quelque temps, s'acheter une paix sociale à moindre frais. Malheureusement, les choses se sont passées autrement et nos fabuleux joueurs ont faussé les calculs des stratèges politiques égyptiens qui ont pourtant tout fait pour que leur équipe gagne, notamment au Caire, et on sait comment ils s'y sont pris. Face à la déconfiture de leur équipe à Khartoum, et par peur du retournement de leur opinion contre eux, ces mêmes stratèges politiques ont tout fait pout désigner à l'opinion égyptienne l'ennemi à abattre, la cause de tous leurs maux et de tous leurs malheurs : l'Algérien, cet être fruste et primitif, cet être inculte, ce ramassis d'égorgeurs et de repris de justice qui a osé se mettre sur leur route leur barrant le passage vers la grandeur qui est naturellement la leur. Ainsi, d'une manière ou d'une autre il fallait que cet événement soit récupéré et orienté dans le sens voulu par le pouvoir pour éviter tout retournement de la situation contre lui. Ce scénario de la récupération politique était de toutes les façons programmé quelle qu'ai pu être l'issue de cette joute footballistique et le résultat aurait été le même : récupérer l'événement et l'utiliser comme arme de propagande politique dans le sens du renforcement du pouvoir en place. De ce point de vue l'Algérie non plus n'est pas en reste. En effet, l'Algérie est dans la même situation politique que l'Egypte avec un régime qui ne veut pas se démocratiser, un régime politique qui tourne de plus en plus le dos à son peuple s'enfermant dans un autisme dangereux par son refus d'écouter les véritables aspirations de cette nation. Nous sommes, nous aussi, face à une oligarchie politique qui refuse tout partage et pour qui l'alternance au pouvoir n'est qu'une chimère. Nous sommes, nous aussi, face à un mécontentement populaire plus que menaçant pour cet ordre établi, un mécontentement populaire qu'il convient de savoir canaliser. Ce mécontentement populaire vient heureusement d'être détourné momentanément grâce à cette coupe du monde qui a focalisé l'attention des algériens sur cet événement exceptionnel. Par ailleurs, le pouvoir a su habilement surfer sur cette vague en déployant des moyens colossaux pour permettre aux algériens de se rendre massivement au Soudan rattrapant au passage la passivité dont-il a fait preuve suite à l'agression de nos joueurs au Caire le 14 novembre, passivité qui a soulevé d'indignation toute la nation. Cependant, ce que ce pouvoir n'a pas calculé, c'est l'explosion populaire qui a suivi la victoire d'Oum Dorman, ce que le pouvoir n'a pas anticipé, c'est cette joie indicible de toute une nation qui s'est reconnue dans cette jeune équipe qui symbolise à elle seule l'espoir de toute une jeunesse condamnée à une retraite anticipée. Personne avant ces journées mémorables que nous venons de vivre ne pouvait imaginer que les Algériens pouvaient aimer à ce point leur patrie. L'explosion de joie qui a suivi la victoire de nos Fennecs, cette liesse populaire qui a duré trois jours entiers vient de montrer comme jamais que ce peuple est encore vivant. Ce serait une erreur monumentale de ne pas tenir compte de ce facteur et de continuer à ignorer cette société et cette jeunesse qui n'a jusque là trouvé d'autre alternative à sa mal vie que la «Harga». Ce serait une erreur monumentale de continuer à croire qu'il n'y a en Algérie que des députés et des sénateurs. Les jeunes et les moins jeunes, les femmes et les enfants qui sont sorties manifestés leur joie et leur attachement indéfectible à cette nation et à son emblème, ne l'ont pas fait uniquement pour s'arrêter à une petite qualification en coupe du monde. Ils l'on fait aussi pour dire à ce pouvoir qu'ils sont là. Ce serait une erreur monumentale donc de continuer à faire la politique de l'autruche et ne pas voir qu'au-delà l'assemblée nationale et du club des pins il y a toute une nation qui écoute, une nation qui attend et qui espère. L'Algérie est une grande nation et les Algériens sont un grand peuple et l'histoire de la révolution de novembre 54 est là pour l'attester. L'Algérie et les Algériens ont traversé des moments terribles, mais à chaque fois ils sont sortis victorieux. Les Algériens ont défié pendant sept années durant une des plus grandes puissances militaires du vingtième siècle, ils sont venus à bout d'un des systèmes les plus hermétiques et les plus inquisiteurs que ce vingtième siècle ait connu, le système de la pensée unique. Ils ont réussi à rester debout malgré une guerre civile qui a failli tout emporter. Aujourd'hui, ils sont certes fatigués mais ils ne sont pas encore vaincus. Aussi, en guise de conclusion et pour paraphraser une célèbre citation de Winston Churchill je dirais : «plus nous saurons regarder loin dans le passé, plus nous verrons loin dans le futur».



*Université Mentouri-Constantine