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Une rencontre avec Cheikh Mo

par Akram Belkaïd

Dubaï, jeudi 19 novembre, c'est-à-dire moins de six jours avant l'annonce de la quasi-faillite du principal conglomérat étatique de cet émirat. Les cinq minibus longent à allure réduite de larges plates-bandes gazonnées au vert vif et impeccable. Sur leur droite, à moins d'un kilomètre, la tour Burj Dubaï se dresse dans un halo de poussière jaune orangée. C'est une fusée plantée au milieu de grues immobiles dont on annonce, ou plutôt, dont on annonçait l'inauguration le quatre janvier prochain. Huit cent mètres de hauteur disent les uns, un kilomètre affirment les autres, record absolu clament les admirateurs, qui finira par être battu rétorquent les sceptiques et les jaloux en ajoutant, cruels mais inspirés, que lorsqu'une plus haute tour du monde est achevée quelque part, une crise financière finit toujours par y éclater?

 Les véhicules franchissent un portail où quelques sentinelles débonnaires montent la garde et se rangent au pied d'un large escalier en marbre blanc. Près d'une centaine de personnes en sortent en s'étirant et en fléchissant les jambes. La plupart sont journalistes et viennent d'un peu partout. D'Europe, du Maghreb, du Machrek ou d'Asie du Sud-Est. Tous sont les invités du gouvernement fédéral des Emirats arabes unis qui entend communiquer à l'occasion de la fête de l'indépendance du 2 décembre.

 A peine le temps d'admirer l'extérieur du palais. Il faut vite se dépêcher d'entrer dans le majliss, un immense salon aux tapis de laine nouée, persans à coup sûr. De chaque côté, deux rangées de fauteuils et de chaises. Au fond, les places réservées au propriétaire des lieux. D'une voix courtoise mais ferme, des hommes en dishdasha maculée ? mais comment obtiennent-ils une telle blancheur, s'interroge à voix haute une journaliste hongkongaise ? donnent des instructions sur le protocole à respecter.

 Voici qu'arrive le Cheikh Mohammad ben Rachid Al-Maktoum, seigneur et maître de l'émirat, dixième représentant sur le trône d'une dynastie appartenant à la tribu des Beni Yas. L'un après l'autre, les journalistes se présentent en lui serrant la main puis regagnent leur siège. Dishdasha ocre, port altier et un je ne sais quoi de Cantonna, l'émir est souriant et détendu. Marhaba pour les uns, welcome pour les autres puis viennent quelques propos liminaires. «La presse occidentale nous a beaucoup attaqué. Que n'a-t-elle écrit en affirmant que les étrangers fuyaient Dubaï et que sais-je encore ! Il suffit pourtant d'examiner les chiffres. Cette année, notre aéroport va de nouveau battre son record de voyageurs. Notre économie est bâtie sur de bonnes assises.»

 C'est maintenant l'heure des questions. Un journaliste égyptien se lance. « Votre Altesse, dit-il, j'ai récemment interviewé le président de l'Angola. Il m'a avoué que son rêve le plus cher était de faire de son pays, l'équivalent de Dubaï. Il m'a dit aussi qu'il aimerait bien se familiariser avec votre méthode ô combien efficace car nous en voyons tous le résultat impressionnant. Ma question, si vous le permettez votre Excellence, est la suivante : pourquoi n'existe-t-il pas aujourd'hui de moyens de faire connaître le modèle Dubaï ? Cela pourrait passer par une filière universitaire ou par des ouvrages.»

 La réponse est lapidaire. Dubaï est une terre hospitalière. Ceux qui estiment avoir des choses à apprendre d'elle sont les bienvenus. Balayant l'assistance du regard, «Cheikh Mo», car c'est ainsi que l'appellent les initiés et ceux qui veulent le paraître, attend d'autres questions. La voici, posée par un autre Egyptien. «Votre Altesse, vous avez transformé Dubaï en une incroyable et magnifique cité car vous aviez une vision qui vous projetait vers l'avenir. Maintenant que vous avez réalisé cette exceptionnelle réussite, avez-vous d'autres projets ?»

 Le Cheikh semble amusé. «Il ne faut jamais s'arrêter ni penser à ce que l'on aurait pu faire. Ce qui m'importe, c'est ce qui reste à accomplir. Je n'aime pas perdre mon temps. J'aime avancer», dit-il avant de s'interrompre pour couper la sonnerie de son téléphone portable. La troisième question, comme les trois ou quatre qui vont suivre, est égyptienne. Mais c'est plutôt un témoignage. «Votre Altesse. J'ai été élevé en Europe. Pendant longtemps j'ai eu honte de parler ou de me dire arabe. La réussite de Dubaï a gommé cette honte.»

 Emu et encouragé par ce grand moment de journalisme et de sincérité, un journaliste italien arrive enfin à placer son témoignage d'autant que ses confrères égyptiens ont épuisé les leurs et que les Pakistanais et les Indiens n'ont pas encore entamé, mais cela ne saurait tarder, leur jeu du «si tu poses une question, j'en poserai deux». Mais écoutons ce que raconte le Milanais. «Excellence, vous ne vous souvenez pas de moi mais je vous ai interviewé à la fin des années 1980. A l'époque, vous m'aviez fait part de vos projets pharaoniques et je m'étais demandé si vous étiez sérieux. Je reconnais humblement mon erreur. Vous avez réalisé des choses exceptionnelles» Un murmure d'approbation parcourt le majliss. Cheikh Mo acquiesce puis annonce que c'est l'heure du déjeuner.

 Faut-il préciser que les tables sont royales ? Que les grands plats débordent d'agneau rôti et de riz au safran ? Qu'il y a aussi de la chèvre, du chameau ou de la volaille sans oublier les mezzés chauds et froids ? Que les couverts sont en argent et que la vaisselle, brunie à l'agate, est à double incrustation d'or et de platine ? Parmi les convives, il y a ceux qui s'émerveillent, regardent, picorent et louchent sur la batterie de sorbets. Et puis il y a ceux qui attaquent, mordent et mâchent sans tarder. Prévoyants ou expérimentés sont ces derniers car ils n'ignorent pas cet usage qui veut que lorsque le Cheikh quitte la table, tout le monde doit en faire autant. C'est d'ailleurs ce qui arrive quinze minutes à peine après le début du repas. Il faut alors abandonner l'assiette aux trois-quarts pleine et tant pis pour les sorbets et le mouhalabieh aux pistaches et aux dattes?

 Une photo souvenir avec la petite troupe de journalistes entourant le Cheikh et c'est déjà le départ. Dans un minibus, l'un des journalistes égyptiens répète à l'un de ses collègues qu'il ne comprend toujours pas pourquoi Dubaï ne cherche pas à mieux faire connaître son modèle de développement. L'autre, le regard perdu dans la ligne opaque des gratte-ciels, répond qu'il a trop mangé et qu'il ne peut pas vraiment y réfléchir.