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Football, politique et société

par Mohamed Mebtoul *

L'appropriation du drapeau algérien par la société, avant, pendant et surtout après le match de football Algérie-Egypte, est un moment important qui mérite d'être analysé. A contrario d'un nationalisme dominant, crispé, sans saveurs, distant de la société, s'enfermant dans des discours moralisants et rhétoriques prononcés dans la langue de bois au cours des cérémonies officielles, on a pu observer une tout autre dynamique collective à l'égard du drapeau.

L'acquisition du drapeau par la population n'a pas été brutale ou spontanée. Il y a bien eu une préparation intense bien avant le match du 14 novembre 2O09 ; d'où cet usage pluriel de l'emblème national, où s'entremêle un travail individuel et collectif, dans le souci de donner une visibilité au drapeau national (balcons, voitures, bâtiments, les habits, le corps). Ces corps sociaux en mouvement, dévoilaient une effervescence créatrice («maman, envoie-moi le drapeau par le balcon» ; «peins-moi mon visage aux couleurs nationales»).

 La société a démontré à la face des bureaucrates et des politiques encroûtés dans leurs dogmes («Les jeunes sont paresseux» ; «ils n'aiment pas leur pays», etc.), qu'elle peut produire un patriotisme populaire décrispé, innovatif, qui réfute tout calcul, pour s'investir corps et âme, dans la fête.

 La proximité physique et sociale instaurée par la population avec le drapeau, revêt un sens profond. Quand elle se reconnaît dans une activité sportive et sociale qui lui procure du plaisir et de la joie, elle peut mettre en branle un mouvement social autonome, en rupture momentanée avec les interdits sociaux et les mises en scène fabriquées par les acteurs politiques, imposant de façon autoritaire une forme de « mobilisation » encadrée et sans âme.



Affirmer son existence en tant qu'Algérien

Ce retour en force du drapeau dans la société, par la médiation du football, profondément enraciné dans la culture populaire, est une manière d'affirmer son existence en tant qu'Algérien, et fier de l'être. Il ne s'agit en aucune façon d'un nationalisme chauvin, fermé sur lui-même, en opposition à l'Autre. La foule observée était mobile, joyeuse, déployant des interactions de respect, où se dégageait un bonheur collectif, quel que soit le sexe ou l'âge. Les Algériens se sont reconnus dans le défi concrétisé de fort belle manière par l'Equipe nationale de football, même parmi celles ou ceux, qui ont une très vague idée des règles de ce sport.

 Il ne s'agit pas de s'inscrire dans un optimisme naïf qui consiste à faire abstraction de tout ce qu'endurent les gens dans leur vie quotidienne, mais d'indiquer que la société n'est jamais stable, imprévisible par bien des aspects, pouvant par la magie du football, devenir un sujet collectif qui a su créer et capter des mots simples, profondément mobilisateurs, qui redonnent sens à son algérianité. « One, two, three, viva l'Algérie ». Envelopper le drap tout le long de son corps, l'embrasser, en faire un usage actif dans la gestualité de la victoire, dessiner l'emblème national, sur le devant de sa voiture, briser les frontières sexuées, où filles et garçons partagent les mêmes mots dans l'espace public, est un moment d'extase collectif. Mais, plus essentiellement, tous ces éléments montrent que la question de l'identification et de la reconnaissance des personnes à l'Equipe nationale de football, est la clé pour comprendre cette communion entre Algériens, indépendamment du sexe, de l'âge ou du groupe social. En devenant le seul pays arabe à se qualifier pour la Coupe du monde, c'est en effet l'Algérie qui est reconnue par les autres nations. La population s'est retrouvée pour crier fièrement, au-delà des clivages territoriaux ou régionaux, sa profonde appartenance à la Nation algérienne. La mobilité des personnes, quittant leurs quartiers respectifs, pour se rencontrer au centre de la ville, dans une symbiose collective, dévoile la soif de liberté des jeunes en permanence cloitrés dans les coins de rue, ruminant, entre eux, le besoin de vivre, de s'éclater et de faire la fête. Elle est si rare dans un système politique qui a privilégié, au détriment de l'ethos des Algériens, d'opérer de façon autoritaire et brutale des greffes sur le plan culturel, qui n'ont rien résolu, mais au contraire, défiguré davantage le fonctionnement des institutions éducatives, culturelles ou religieuses.



Une dignité collective retrouvée

A contrario, d'une vie quotidienne dominée par des tensions et des brimades subies par la population, dans sa confrontation aux institutions politiques et sociales sclérosées, fermées sur elles-mêmes, refusant toute remise en question, l'équipe nationale, même en l'absence de tout politique sportive crédible et ancrée dans la société, a su, avec panache, lui redonner une dignité collective. La dignité est une forme sociale d'existence qui redonne sens à la personne pouvant exprimer dans l'espace public, sa joie, ses frustrations et ses espoirs. La victoire n'était pas seulement sportive mais sociétale. La société s'est sentie pleinement impliquée par cette qualification en Coupe du monde de football. L'implication mutuelle se manifeste dans les habits, dans la gestualité, dans les youyous stridents des femmes qui ont investies l'espace public et dans les interactions quotidiennes. Le lendemain de la victoire du 18 novembre, dans les différents espaces observés (la poste, le marché, les coins de rue, et même dans certains congrès scientifiques), la parole et la gestualité des personnes se sont brusquement libérées. Une certaine fierté se lisait dans le regard des personnes devenues des experts modestes du football, décryptant finement la façon dont les membres de l'équipe nationale ont joué. La forme de l'interaction avait profondément changé. On était bien loin des certitudes des uns et des autres. Chacun était à l'écoute de l'autre, acquiesçant, ou précisant calmement un autre aspect oublié par l'autre.

 A la poste, en attendant d'encaisser leur chèque, les tensions se sont effacées entre les personnes, qui, antérieurement, ne se regardaient même pas, pour engager dans la sérénité, des échanges sur la victoire de l'Equipe nationale de football. En attendant mon tour, une personne m'interpelle gentiment, pour me dire de remettre le chèque à l'agent, estimant que j'étais avant elle.



La confiance : élément central dans la constitution d'une société

Ces formes sociales, selon le terme du sociologue allemand Simmel, très attentif au mode de construction des interactions dans la société, sont importantes à mettre en exergue. Elles montrent bien qu'il n'y a rien d'immuable et de statique dans les valeurs et les pratiques des agents d'une société, qui peuvent, selon les situations et les types de rapports construits aux autres et aux événements, déployer des logiques sociales extrêmement variables. L'un des échecs majeurs des acteurs politiques et institutionnels est en partie d'avoir produit, depuis des décennies, une forme sociale de défiance de la population à leur égard. Simmel montre bien que la confiance est un élément central dans la constitution d'une société. La crise de confiance a eu pour effets pervers de dévoiler des formes sociales d'indifférence, de retrait social, et de résistances plurielles à l'égard des institutions qui fonctionnent à vide et de façon fictive, sans impulsions réelles, malgré des moyens financiers importants, mais régulés dans l'opacité la plus totale.

 Les personnes sont orphelines de toute forme de reconnaissance sociale et politique, contraintes d'inscrire leur territoire dans les coins de rue ou dans les cafés, en particulier, les jeunes qui ne rêvent pourtant que d'un emploi, pour exister. Depuis huit mois, les bons résultats de l'Equipe nationale de football ont permis à la population de «sortir» progressivement d'une vie quotidienne sans perspectives, de s'identifier aux joueurs, en reconnaissant leur talent et leur solidarité sur le terrain. Le football, au-delà des instrumentalisations politiques, des conflits qu'il peut faire naître entre les Etats et les peuples, les mots guerriers qu'il met en scène, les enjeux financiers importants permettant sa régulation, et le prestige identitaire qu'il sous-tend, produit aussi, quand les résultats sont probants, de la confiance parmi la population à l'égard de son équipe, une fusion charnelle entre supporters et joueurs, sans oublier, le conditionnement social très prégnant en raison de l'enjeu du match.

 Il serait intéressant de faire émerger une sociologie des émotions pour comprendre ces différentes formes d'identification à l'Equipe nationale de football. Le football a réussi à créer, a contrario du monde politique, une relation symbolique de proximité mais aussi du rêve chez les Algériens, à l'égard des 11 joueurs sur le terrain. Il est entré en toute beauté, dans les esprits et les coeurs des Algériens. Il a réussi aussi à redonner du sens à la notion d'espace public réapproprié de si belle manière par les gens de statuts, d'âge et de sexe différents.



* Professeur de sociologie à l'Université d'Oran