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La maison d'Yves Saint-Laurent attire les Américains: Quand Oran devient une destination prisée par les croisières de luxe

par Houari Saaïdia

Tout commence par une idée. En moins de rien, la restauration de la maison d'Yves Saint-Laurent fait des merveilles. Ou plutôt des miracles. Grâce à ce lieu muséal, Oran est désormais référencée sur le catalogue des destinations prisées par les croisières de luxe. Un point d'escale incontournable dans les excursions méditerranéennes à bord des plus prestigieux complexes touristiques flottants.

C'est la compagnie Silversea Cruises, la meilleure ligne de croisières d'expédition de luxe au monde, réputée pour ses offres tout inclus et son catalogue de destinations mondiales, qui aura été la première à incorporer Oran dans son circuit d'excursions à terre. De quoi donner des idées à d'autres opérateurs dans ce business hautement rentable. Ce lundi 12 septembre, en effet, le très somptueux « Silver Cloud » , premier navire transocéanique à avoir intégré la flotte de cette compagnie pionnière du voyage d'expérience en immersion totale, a accosté au portd'Oran avec à son bord 41 touristes américains. Deux luxueux autocars portant la pancarte « The footsteps of fashion designer Yves Saint-Laurent » (Sur les pas du créateur de mode Yves Saint-Laurent) ont été mobilisés par l'Agence de voyages et de tourisme « Magic Tours », établie à Alger, pour les besoins de ce circuit axé principalement sur la thématique du tourisme culturel.

L'ancienne clinique de Jarsaillon où est né le grand couturier le 1er août 1936, le lycée Lamoricière où il a étudié, l'ancienne Opéra où il a assisté à l'Ecole des femmes, de Molière, sa première expérience théâtrale qui constitua pour lui une véritable révélation artistique? les Américains ont eu droit à une visite guidée autant didactique que passionnelle qui leur a, sans doute, permis de découvrir, de manière vague et succincte certes, mais qui est substantielle et en prise avec la réalité, tout de même, un pan jusque-là peu ou pas du tout éclairé de la vie d'Yves Saint-Laurent. Bien évidemment, c'était la maison natale de celui-ci qui a constitué le point d'orgue de ce petit retour dans le temps.

A des touristes de luxe un produit touristique de luxe

Tout était là comme il y a soixante-dix à quatre-vingt ans. Les mêmes meubles, le même déco. L'immeuble 11, rue Stora, Plateau Saint-Michel, respirait l'ambiance d'antan. Tout était à sa place, salons luxueux Louis Philippe, fauteuils et divans d'époques Louis XV et Louis XVI, tables de commode, guéridons, encoignures, tables bouillote, buffets, consoles à la grecque-néoclassique, bustes en bronze patine, sculptures, tableaux, portraits et gravures, vaisselles et autres objets de cuisine de la période Art-déco, horloges anciennes, téléphones, machines à écrire? comme si ses habitants devaient rentrer d'un moment à l'autre. La restauration à l'identique, l'aménagement selon l'original, la décoration conforme à l'authentique, tout cela était si bien travaillé tant et si bien qu'on ait cru un moment qu'on allait peut-être finir par tomber nez à nez avec Yves, dans un coin de l'appart. Ou, plus probablement, le surprendre dans sa petite chambre-atelier, son lieu d'inspiration et de refuge à la fois. C'est dire que Mohamed Afane, l'homme d'arts et d'affaires à l'origine de cette action de mécénat, par le biais de sa nouvelle fondation, sait faire les choses lorsqu'il s'agit d'art. Et plus particulièrement lorsqu'il s'agit d'illustres hommes d'art, à l'image d'YVS. Les Américains, en tout cas, ont apprécié. Ils ont apprécié encore davantage quand ils ont appris qu'en plus de la maison d'YVS rénovée et meublée à l'identique, le même mécène a mis en place au sein de son hôtel Liberté un grand espace muséal où sont exposés plusieurs milliers de croquis authentiques de ce grand créateur, dessinés durant sa vie à Oran (1936-1954).

Quand une idée simple prend corps, il y a une révolution. Il en est ainsi de l'idée de restauration de la maison d'Yves Saint-Laurent à Oran. Bien qu'inaugurée de fraîche date, le 26 juin dernier, la maison-musée d'YVS à Oran est en passe de «révolutionner» le marché du tourisme à Oran et, par effet d'entrainement, en Algérie. Le fait est là : l'auteur de cette idée a réussi à vendre un produit touristique, géographiquement «local» (la zone réceptive est la ville d'Oran, là où se trouve l'objet d'offre touristique: la maison-musée d'Yves Saint-Laurent) mais substantiellement « universel » (l'universalité de ce personnage) sur le marché toujours florissant du tourisme de croisière de luxe, qui affiche un taux de croissance annuel de 7,5% depuis 1980, lequel secteur reste dominé par les clientèles nord-américaines (États-Unis et Canada) dont le poids est fondamental pour l'industrie de la croisière, ces clientèles représentant près de 80%.

Une première vague de 41 croisiéristes en attendant d'autres

Les 41 touristes américains arrivés à Oran à bord du paquebot Silver Cloud, dans le cadre d'une excursion méditerranéenne organisée par cette compagnie de grande renommée, ne représentent en fait que la première vague de croisiéristes nord-américains, puisque trois autres groupes de même consistance sont attendus à Oran -pour le même circuit culturel- les 24, 25 et 27 du mois en cours, soit au total quelque 160 touristes. En ce n'est là qu'un début. Il faut indiquer par ailleurs que la maison-musée d'YSL devait être visitée par le Président français Emmanuel Macron lors de son dernier déplacement à Oran, mais ce point a été déprogrammé à la dernière minute sous la pression du temps. Il faut dire que le cas Yves Saint Laurent illustre à bien des égards le complexe, d'un côté comme de l'autre, lié au concept de patrimoine commun entre l'Algérie et la France. Jusque-là, côté français, c'est tout comme si Yves Saint Laurent était né à Paris en 1955, à l'âge de 19 ans, comme nous le suggère d'ailleurs son film biographique coécrit et réalisé par Jalil Lespert, qui a réduit la vie d'YVS en Algérie en quelques clichés génériques de la ville d'Oran des années 1930-1940. Ceci alors que côté algérien, ce nom renvoie pour certains l'image de la haute bourgeoisie coloniale et, pour beaucoup, ce n'est rien de moins qu'un pied noir anonyme. Un problème mémoriel au fond, on a jusqu'ici du mal à accepter un héritage partagé, y compris lorsqu'il s'agit d'un personnage culturel. «Non seulement le passé commun, qui est complexe et douloureux, a pu parfois nous empêcher de regarder l'avenir», pour reprendre les récents propos d'Emmanuel Macron à Alger, mais ce même passé a pu presque toujours empêcher Algériens et Français de se consentir sur un patrimoine commun, qu'il soit matériel ou immatériel.

C'est dans ce contexte longtemps appesanti et déformé par le poids super-massif du passé colonial que l'initiative de la visite d'une haute délégation officielle française au musée d'Yves Saint Laurent à Oran (qui n'a malheureusement pas eu lieu finalement) pouvait être considérée comme étant un grand évènement. Voire même une révolution. L'espace muséal domicilié au sein de l'hôtel Liberté Oran, dédié au grand couturier YVS et « annexé » à la maison natale de celui-ci, restaurée à l'identique par le même mécène Mohamed Afane, pourrait servir à la fois d'un patrimoine commun aux deux pays, d'un bien culturel partagé, d'une attache et d'un attachement mutuels. Mais aussi et surtout d'un symbole de réconciliation mémorielle, certes à portée bien limitée et restreinte mais qui a tout de même le mérite de montrer la voie à suivre dans ce registre-là.

Car, forcément, la réconciliation mémorielle entre l'Algérie et la France doit passer par une série de dispositifs susceptibles de produire des rassemblements consensuels autour d'affects d'autant plus partagés qu'ils sont soigneusement déconnectés des clivages et des conflits politiques. Il y a du chemin à parcourir. Dans tous les cas, la culture apaise en désamorçant les conflits. Et le tourisme, lui, en profite à tous les coups. Signalons que les touristes se sont rendus aussi à la Mosquée Abdelhamid ibn Badis, au alais du Bey et au Fort de Santa Cruz.