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Le temps du pouvoir et le pouvoir du temps en Algérie

par Mohamed El Bachir Louhibi

20ème partie



L'enfant que j'étais fût profondément affecté de voir des squelettes de bovins et d'ovins jonchant la campagne.

Il y avait aussi de plus en plus de ces squelettes dans les environs immédiats du bourg, signe indéniable et message significatif de la misère ambiante.

Les hommes se sentaient parfois dépassés. La mort planait sur le bourg.

Il y avait beaucoup d'enfants et pas mal d'adultes relativement jeunes qui mouraient dés l'apparition de la moindre maladie.

La sous alimentation, la malnutrition, le manque de soins préventifs et curatifs et un dispositif sanitaire bien chétif en étaient la cause.

Le malheureux docteur Dominique, martiniquais d'origine, médecin de la colonisation, n y pouvait rien. Les herboristes et les guérisseurs étaient très sollicités.

Il y en avait un en particulier qui vendait toutes les herbes et prodiguait les meilleurs conseils pour soulager une partie de ceux qui souffraient tant.

J'ai, présente en moi, l'image de Monsieur Benachenhou, ce vieil homme pieux, affable et si bon, prenant quelques pincées de tel ou tel remède et faisant répéter le mode d'emploi pour être sûr d'avoir été compris.

Le visage encadré par un collier de barbe. poivre et sel, des gestes lents et mesurés, des paroles prononcées sur un ton aimable, vêtu proprement d'un pantalon légèrement bouffon, la taille entourée d'un large bandeau rouge, et portant une blouse de couleur grise, le vieil homme, avait tout pour rassurer ceux qui se présentaient soit pour

eux-mêmes ou pour un des leurs.

Sa boutique tout en longueur était meublée d'étagères sur lesquelles étaient rangés des bocaux garnis de poudres et autres produits.

 Des sacs de tailles diverses étaient bien ouverts et contenaient des caroubes, des peaux de grenades ou des jujubes séchés. On trouvait aussi tout ce que la flore au Nord et des hauts plateaux pouvaient donner : du thym, du laurier et autres.

Les épices moulues ou entières ajoutaient leurs odeurs. On sentait dans cette boutique tous les bons parfums de la nature dans leur richesse, leur variété.

Le vieil homme n'avait rien d'un charlatan ni ne prétendait faire des miracles.

Il tenait ses secrets millénaires et souvent bienfaisants de tous ceux qui comme lui avaient tenté d'être utiles à leurs semblables.

La raison de ce brave homme se limitait plus à rendre service sinon qu'à accepter une très modeste rémunération pour avoir juste de quoi vivre.

Il n'était pas commerçant. Il est vrai que la plupart de tous ceux qui activaient dans les divers métiers ne demandaient pas la lune.

Le vieil herboriste entretenait d'excellents rapport avec son voisin juif Jacob, maréchal ferrant et forgeron dont le bruit de l'enclume emplissait toute la rue.

Son oncle le vieux Moise appelé par son dimunitif Mémou, lui aussi malgré son âge, attisait le feu en tirant sur la chaîne d'un gros soufflet fixé au plafond. Il essuyait fréquemment son front dégoulinant de sueur mêlée à la poussière de charbon du foyer de la forge.

De temps à autre il venait chez l'herboriste boire le verre de thé qu'il s'empressait de lui offrir. Des relations amicales et sincères liaient tous ces gens simples.

Mémou m'aimait bien car il venait fréquemment chercher chez nous du petit lait que je me faisais un plaisir de lui remettre dans un pot en aluminium et ce évidemment gratuitement, car il était inconcevable selon les traditions de faire payer le petit lait considéré comme un don de Dieu.

Dés qu'il avait le pot a la main, il s'empressait de le porter à ses lèvres pour quelques bonnes rasades de ce petit lait frais qu'il aimait tant.

Je m'amusais de le voir essuyer sa barbe devenue neigeuse l'espace d'un moment.

Il me bénissait et se précipitait chez l'herboriste pour partager avec lui le restant du pot.

Halima la servante protestait et maugréait en l'emplissant par des propos peu amènes en qualifiant Memou de vieillard inopportun.

Ma mère la réprimandait sévèrement en lui rappelant que nous étions tous les mêmes créatures de Dieu et que c'était avec la même énergie qu'elle admonestait tous ceux qui proféraient des propos discriminatoires en raison de sa condition de femme de couleur dés lors que dans notre maison il n y avait pas de place pour le racisme anti juifs, anti noir ou autre.

Elle baissait la tête et ne disait plus rien après s'être excusée.

Elle continua a emplir le pot de petit lait jusqu'à son départ de chez nous dés lors que ses parents et les miens la marièrent après quelle fût d'accord, a un grand gaillard noir appelé Bekhatou petit éleveur de son état.

Avant de nous quitter, ma mère lui rappela en plaisantant qu'elle ne renouvellerait plus cette manie qu'elle avait de mordre les tétines qui couronnaient les biberons avec lesquels on m'allaitait durant mes premières années. Elles étaient hors d'usage vu ses bonnes canines.

Mon frère Mokhtar fût accusé injustement de cela jusqu'au jour ou elle fût surprise sur le fait ne sachant quoi dire. Elle et lui ne s'aimaient guère et pour cause.

Pauvre Halima qui n'eut pas le bonheur d'avoir des enfants après son mariage,

tomba malade très vite, souffrant affreusement d'une maladie intestinale.

Un guérisseur lui fit des pointes de feu mais en vain. Mon père fit venir le Docteur Dominique sans résultats. On m'emmena lui rendre visite avec ma sœur Fatima. Zohra quelques jours avant sa mort, dans sa tente de nomade faite de parois tissées de poils de caprins et de camelins. Elle était partagée en deux parties, l'une encombrée de quelques ustensiles noircis et dans l'autre elle était allongée, les yeux hagards et brillants, enflammés et fiévreux.

Elle me fixait, exprimant la douleur intense qui habitait son corps et la tristesse qui noyait son âme. Elle m'embrassa affectueusement et je sentis ses joues en feu.

Notre présence lui procura beaucoup de bonheur et elle se mit à égrener tous les souvenirs comme un chapelet y compris son attitude désagréable avec Memou

qu'elle regrettait au seuil de la mort qui ne tardât pas à venir la faucher dans ses 20 ans Pauvre et chère Halima reposes en paix !

Le jour ou eut lieu cette visite le ciel était couvert d'un immense nuage jaune dû a des bourrasques résultant d'un vent de sable, soulevant une poussière fort désagréable.

Une chaleur étouffante et inhabituelle régnait.

Très vite, je retournais à mes habitudes pour satisfaire ma curiosité et j'admirais les deux vieillards savourant le petit lait et ravis pour si peu. Comme quoi, le bonheur est le plus souvent constitué par un chapelet de gestes simples comme la nature même de ceux dont il émane.

Une sorte de complicité existait entre nous, dés lors qu'il me laissait voir les forgerons en activité, ce que Jacob plutôt sévère, n'acceptait que difficilement.

A suivre