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La difficile question de la liberté d'opinion des sportifs dans un stade

par Sid Lakhdar Boumédiene*

En 1968, aux Jeux olympiques de Mexico, nous avions été bouleversés autant qu'enthousiasmés par le poing levé des deux athlètes noirs américains, Tommie Smith et John Carlos. J'avais 13 ans et, en ce temps-là comme en cette circonstance, l'expression politique des deux Américains était autant inattendue que légitime. Qu'en est-il aujourd'hui avec la résurgence et la multiplication des manifestations militantes des sportifs, en début de compétition ?

Que le lecteur ne se méprenne pas, je suis un ardent militant de la liberté d'expression, même lorsqu'elle pose de très grosses difficultés. Il n'est pas question pour moi de vouloir supprimer toute manifestation d'humeur politique dans les stades, où que ce soit ni pour qui que ce soit. C'est une chose entendue et la position contraire ne peut m'effleurer l'esprit. Mais il n'est pas interdit de réfléchir sur l'opportunité et l'efficience de la multiplication de ce genre d'expression politique dans les stades par les sportifs. Si la liberté d'opinion est toujours légitime, elle doit éviter de se tirer une balle dans les pieds et trouver la juste mesure autant que la bonne stratégie pour s'exprimer.

Deux actualités concernant cette question m'ont interpellé cette semaine, lors de la Coupe d'Europe des Nations de football. Elles ne sont absolument pas nouvelles mais la chose semble s'accélérer lors des manifestations publiques. La première est le désormais célèbre geste du genou à terre pour rendre hommage à George Floyd, un Afro-Américain de 46 ans interpelé par la police de Minneapolis et mort du geste d'étouffement par la pression d'un genou du policier. Depuis, le mouvement antiraciste Black Lives Matter en a fait le symbole martyre de leur lutte. Depuis, tous les sportifs qui veulent rappeler ce fait mettent un genou à terre avant la compétition, comme l'avait fait pour la première fois dans un stade une star du football américain.

Le second évènement est celui du stade de Munich où les dirigeants voulaient débuter la rencontre Allemagne-Hongrie par son illumination aux couleurs arc-en-ciel, emblème du mouvement LGBT. Cela, pour protester contre la nouvelle loi homophobe du gouvernement hongrois.

Alors que pour le genou à terre l'UEFA est pour le moment assez conciliante, elle a formellement interdit l'illumination du stade aux couleurs arc-en-ciel. Quelle est ma réflexion sur ces deux évènements et, d'une manière générale, sur toute expression d'une opinion politique des sportifs au moment d'une compétition ?

La légitimité des thèmes endogènes au sport

Il faut dire que ces deux opinions sont cohérentes avec les individus qui les expriment, leur statut et le lieu où elles se sont exprimées. Toutes les deux peuvent trouver une cause de légitimité, car le racisme ainsi que l'exclusion de certains sportifs aux orientations sexuelles différentes sont des réalités manifestement objectives.

Dans le second cas, même si les dirigeants du stade ont voulu atteindre une politique officielle et détestable d'un pays européen, soit une loi sans rapport spécifique avec le football, le problème existe néanmoins dans les stades, les vestiaires et les manifestations des supporters autant que les écrits d'une certaine presse.

Par ce geste, ils condamnent unanimement une dérive inacceptable et sont par conséquent en totale adéquation avec les valeurs véhiculées par le sport. En cet instant du développement, il n'y a rien à dire sur la légitimité des deux gestes de manifestation d'une opinion générale (en tout cas très majoritairement partagée). Oui, mais voilà, le diable se cache toujours dans les détails dit l'expression populaire. Ici, il se place dans la réflexion si on ne se donne pas la peine d'aller plus loin que l'émotion, toujours trompeuse lorsqu'il s'agit de bien réfléchir au plus efficient, même pour les causes légitimes.

À qui, quand et où exprimer une opinion ?

Nous ne sommes plus au temps de Tommie Smith et John Carlos. Tout d'abord les sportifs de cette époque, même si des importantes rémunérations étaient déjà proposées par des sponsors, nous sommes loin des sommes faramineuses encaissées aujourd'hui, surtout dans le monde du football. Puis, les Jeux olympiques étaient une opportunité unique d'atteindre la population mondiale par un coup de communication qui, d'ailleurs, avait atteint son but. Il ne faut jamais oublier que les moyens de communication n'étaient pas aussi divers et internationalisés et, surtout, les trois quarts des habitants de la planète vivaient dans des pays à régimes autoritaires qui verrouillaient les informations, internes et externes.

Les médias et manifestations qui peuvent relayer mondialement les opinions des sportifs sont aujourd'hui tellement illimités que les joueurs peuvent, individuellement ou collectivement, donner une résonance à une opinion politique (les thématiques sociétales sont toujours politiques) sans qu'ils soient obligés de l'exprimer dans un stade. Ces milliardaires du ballon sont rémunérés du fait du public présent mais aussi par les dizaines de millions de téléspectateurs devant leur poste de télévision ou de radio, sans compter les retombées du merchandising des produits et autres communications de marques.

Ils sont en quelque sorte nos salariés afin de nous distraire et, aussi, transmettre les valeurs du sport aux jeunes et aux moins jeunes, c'est-à-dire celles de la santé, de l'esprit positif de compétition, de la soumission à des règles collectives et de la fraternité par le respect des adversaires.

Ils sont payés pour cela et pour rien d'autre, à l'exception des valeurs internes au sport que sont les luttes contre le racisme, de l'homophobie ou de toute autre thématique touchant le football. Le faire d'une manière ciblée dans de grandes compétitions n'est pas scandaleux, bien au contraire.

Mais, il y a un autre questionnement qui, lui, trouvera difficilement des exceptions légitimes. Et c'est celui-là qui me pose le plus de réticences même si, dois-je le répéter, je ne suis jamais du côté de ceux qui veulent museler une opinion. La question est comment gérer la multitude d'opinions possibles ? Si nous excluons les opinions revendicatives intéressant les valeurs morales qui impactent directement le sport, comment gérer les autres ?

Demain, les sportifs manifesteraient contre la faim dans le monde, le sort réservé aux Ouïghours ou à la déforestation de l'Amazonie ? Quelle cause vaudrait plus qu'une autre ? Des causes à défendre, il en existe des milliers à travers le monde, pour des populations diverses et des zones géographiques illimitées.

Un enfant martyrisé, le joueur soulève son maillot pour montrer une photo de l'enfant sur un sous-vêtement. Une loi liberticide et voilà une paire de menottes aux poignées des joueurs. Une pollution chimique d'envergure et voilà les cheveux des joueurs colorés. Marine Le Pen au pouvoir et ainsi de suite.

Et, encore plus délicat, que se passerait-il si les causes ne sont pas les mêmes pour chaque groupe de joueurs ? Comment gérer la cacophonie des messages ? Nous ne serions pas face à un match de football mais à une séance de panneaux publicitaires, aussi légitimes soient-ils dans les messages véhiculés.

Et pire encore, que se passerait-il, à l'évidence, pour tous les présents et téléspectateurs qui n'ont pas, c'est une certitude, la même position pour telle ou telle opinion. Ils payent cher leur place, leur redevance télé et les produits dérivés du football. Les joueurs vont défiler, chacun son tour, pour diffuser tous les messages qui correspondent au spectre des opinions. Faudra-t-il réglementer le temps équitablement pour les interventions comme la loi l'exige dans les campagnes politiques dans les médias ?

Tout cela peut nous entraîner très loin et les valeurs que nous sommes très nombreux à défendre, les démocrates et les humanistes, risquent d'être anéanties dans leur efficacité. La cacophonie tuerait la légitime exposition des opinions.

En dehors du stade, les sportifs sont des citoyens libres

Si je devais exprimer une opinion politique devant mes étudiants, pendant le cours, je m'exposerais à des sanctions disciplinaires et personne ne verrait en cela une atteinte à ma liberté de parole. La chose est tout simplement inconcevable et inacceptable. Mais lorsque je m'exprime, dans ma vie privée, en dehors de ma profession, par des paroles politiques assez sévères, personne n'a à s'opposer dès lors que je reste dans le cadre des lois républicaines qui encadrent cette liberté de parole.

Cette approche est parfaitement transposable au milieu sportif. Si les footballeurs veulent exprimer leur opinion sur le racisme dans le sport, qu'il porte sur la couleur de peau ou sur les orientations sexuelles, ils sont absolument libres de le faire à l'extérieur de leur temps professionnel, profitant de leur notoriété. Il y a tellement de possibilités à le faire publiquement du fait de cette notoriété, personne ne leur contesterait un acte de liberté du citoyen.

En conclusion, aucune liberté ne saurait, dans l'absolu, être contingentée. Mais sa régulation doit toujours être présente, elle est nécessaire. Le souci, il est vrai, est de se poser la question de qui va réguler et selon quels critères ? Et comme toujours, la réponse est dans des institutions démocratiquement élus et d'un bon environnement éducatif qui est la base de l'apprentissage de la citoyenneté.

L'exercice de la démocratie est difficile, c'est ce qui fait son caractère précieux. Autrement, choisissons les régimes autoritaires. Eux ne se posent pas de questions, les joueurs chantent l'hymne national, jouent au football et disent ce qu'on leur permet de dire. Et la plupart du temps, il n'y a aucun souci car, dans ces régimes politiques, ils n'ont ni éducation ni instruction pour dire autre chose.

*Enseignant