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Lorsque l'incurie, l'apathie et la pusillanimité submergent les cimes des institutions, bonjour les dégâts

par Tahar Benabid*

Le prêtre catholique français, connu sous le nom de l'Abbé Pierre (1912-2007), fondateur du mouvement Emmaüs (une organisation non confessionnelle de lutte contre la pauvreté et l'exclusion, présente dans plusieurs pays à travers le monde), disait : « La responsabilité de chacun implique deux actes : vouloir savoir et oser dire ».

Cette règle, qui revêt un caractère général, est pour les personnes placées à la tête des institutions un préalable basique et minimal à l'exercice de leur fonction. Ceci étant, un responsable consciencieux, pour ne pas dire digne de ce nom, doit chercher à savoir, se donner la peine d'analyser et de comprendre, s'assurer de la justesse de l'information, en mesurer la pertinence ou la gravité, et agir à temps, à hauteur de ses attributs et prérogatives évidemment. S'il ne réagit pas, il est forcément responsable, en partie ou en totalité, des conséquences qui découleraient de la non prise en charge d'une problématique dont il a pris connaissance, même si elle ne relève pas de son domaine de compétences. Soumis au devoir de réserve, les responsables ne peuvent certes pas tout dire, mais taire certaines choses est plus grave que violer cette obligation. Ma foi, il est des situations où le devoir de vérité, le devoir de dénoncer, est à placer au dessus de tout. N'est-ce pas ce que nous enseignent les principes moraux et les commandements religieux ? Dans un hadith, à inscrire en lettres d'or dans le corpus des valeurs fondamentales qui guident notre existence et animent notre quotidien, le prophète (PSL) recommande aux croyants de s'élever contre tout ce qui est nuisible à la société. Si je puis me permettre de le traduire ainsi, le hadith dit : « Lorsque quelqu'un d'entre vous constate un fait déplorable, qu'il s'emploie à le changer, si ce n'est par l'acte au moins par la parole, sinon par la pensée ; là étant le plus faible degré de foi ».

Outre l'aspect moral, il s'agit à mon sens de privilégier l'intérêt général, celui du pays, au lieu de se soucier de sa propre carrière, de sa petite personne. Animé par cet esprit, du reste conscient de l'incartade dont je me rends coupable en transgressant le devoir de réserve que m'impose ma fonction de chef d'établissement universitaire, j'ai délibérément pris la décision d'exhaler publiquement ma colère, d'exprimer avec force ma désapprobation quant à la légèreté et l'insouciance avec lesquelles certains responsables et autres commis de l'Etat gèrent les affaires publiques. On dit que tout chef est assis sur un siège éjectable ; je n'écarte pas la possibilité que la mécanique se mette en marche après parution de cet article. Allez savoir de quoi sera fait demain. Quoi qu'il en soit, je garderai intactes mes convictions, sans prétention aucune, avec en sus le plaisir et la satisfaction morale d'avoir publié un article qui respire, un tant soit peu, la liberté et l'honnêteté intellectuelles. Advienne que pourra ! Je suis d'abord, avant tout et par dessus tout comptable face à ma conscience et redevable envers mon pays.

Après ce bref préambule, entrons dans le vif du sujet. Notre propos concernera l'éducation et la formation en général, mais il est extensible à tous les secteurs socioéconomiques. Des décennies durant, l'Etat algérien a consenti d'énormes efforts pour offrir aux citoyens les moyens et espaces à même de leur assurer une éducation à la hauteur de leurs aspirations au développement et au bien être. Des sommes faramineuses, en devises fortes, ont été dépensées pour l'achat d'équipements scientifiques et pédagogiques. Hélas, la gestion désastreuse de ces investissements s'est distinguée par un gaspillage inouï et une désinvolture déconcertante. L'incroyable laisser-aller observé dans certains cas s'apparente à du sabotage ; ce qui a immanquablement occasionné des pertes incommensurables au trésor public. Pour mesurer l'ampleur des dégâts, il suffit de visiter quelques établissements, notamment ceux du secondaire et de l'enseignement supérieur ainsi que la formation professionnelle.

On y trouvera du matériel, acheté à coup de milliards, peu exploité ou abandonné, parfois sous emballage depuis des années au point de devenir obsolète. L'embellie financière aidant, on a acheté tous azimuts, dépensé sans compter. Pour sortir des généralités et éviter toute polémique, je vais cibler une situation, éminemment illustrative, que mes collègues de l'Ecole Nationale Supérieure de Technologie (ENST) d'Alger et moi-même, en ma qualité de directeur de ladite école, avons eu à traiter, malheureusement sans succès. Etant au courant de l'existence d'équipements pédagogiques très importants au niveau des lycées techniques, achetés avant changement de leur statut, nous nous sommes rapprochés de la direction du lycée Nahnah Abderrahmane (ex-Technicum de Reghaia) pour discuter des possibilités de collaboration entre nos deux établissements. Une équipe d'enseignants de l'ENST s'est alors rendue, le mois de mai 2016, au lycée pour voir dans quelle mesure les équipements peuvent être exploités dans l'intérêt des apprenants de nos deux établissements. Notre équipe pédagogique fut agréablement surprise par le volume et la qualité du matériel, mais en même temps affligée par le fait qu'il soit hélas entreposé depuis des années dans une salle sans être utilisé, alors que notre école était privée de ce type de moyens, ô combien importants pour la formation pratique de nos étudiants.

D'ailleurs, le directeur du lycée partageait les mêmes sentiments et nous a exprimé son souhait de mettre ces équipements à notre disposition. Nous avons alors convenu du principe d'installer le matériel dans les locaux de l'ENST afin de l'exploiter à bon escient, avec la possibilité d'accueillir, selon un programme arrêté en commun accord, les élèves du lycée pour des séances de travaux pratiques, de démonstrations ou de visites techniques. Restait à avoir l'aval des décideurs. Commence alors le parcours du combattant .... sans fin. L'accord de principe étant acquis auprès de la direction du lycée, j'ai contacté personnellement le directeur de l'éducation d'Alger Est, qui a bien saisi l'intérêt de la démarche et s'est montré très coopératif. Ainsi, le 07 novembre 2016 s'est tenue dans les locaux de notre école une réunion regroupant des représentants de la direction de l'éducation d'Alger Est, le directeur du lycée Nahnah Abderrahmane et la direction de l'ENST, pour discuter de l'éventualité de transfert des équipements en question. La réunion fut sanctionnée par un procès verbal, dont voici un extrait : « Après discussion, il a été convenu de procéder à l'inventaire du matériel (mécanique, électrotechnique, électronique, etc.) afin de pouvoir le transférer à l'ENST, après étude et accord des instances de tutelle du ministère de l'éducation nationale. Par ailleurs, nous sollicitons l'accord des autorités de tutelle dans les meilleurs délais, eu égard au fait que ces équipements ne sont pas du tout exploités au lycée et que l'ENST en a grandement et urgemment besoin ». On ne peut plus clair ! Le 09 novembre 2016, puis le 06 décembre 2016, nous avons transmis le dossier au secrétaire général du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique (MESRS), lui demandant de bien vouloir appuyer notre démarche auprès du ministère de l'éducation nationale (MEN).

Le 31 janvier 2017, nous avons soulevé le problème au niveau du conseil d'administration (CA) de notre école, dont est membre un représentant du ministère de l'éducation nationale. Le conseil a apporté son plein soutien à l'initiative, en soulignant que celle-ci s'inscrit dans l'optique d'utilisation rationnelle des moyens de l'Etat. Un extrait du procès verbal du CA a été joint au dossier et transmis en date du 19 février 2017 au MESRS, suggérant de le faire parvenir aussi par notre tutelle au MEN et au ministère des finances. A la demande de notre ministère de tutelle, nous avons retransmis le dossier à monsieur le secrétaire général du MESR en date du 22 novembre 2017. Hélas, mille fois hélas, à ce jour rien n'a été fait. Il est important de souligner que le problème évoqué ici concerne tous les ex-lycées techniques à travers le pays ; ce qui veut dire qu'il a une dimension nationale et constitue par conséquent un enjeu financier considérable. D'ailleurs, de hauts responsables du MEN avec qui j'ai eu la possibilité de discuter de ce sujet, en marge d'une rencontre à propos du projet de réforme du baccalauréat, organisée au siège du MESRS vers la fin de l'année 2017, avaient exprimé unanimement leur souhait de faire don aux universités des équipements entreposés dans les lycées depuis des années et que personne n'utilise. Prosaïquement parlant, les directeurs de l'éducation et leurs supérieurs hiérarchiques voudraient se débarrasser d'un fardeau inutile et à tout point de vue encombrant. Le hic est que personne ne veut prendre de décision. N'est-ce pas ahurissant de voir l'irresponsabilité atteindre de tels niveaux ? Paroxysme d'incurie que même le jacobinisme le plus rigide, le plus zélé, ne saurait justifier.

Cinq longues années se sont écoulées depuis nos premiers pas dans une démarche que nous étions loin d'imaginer être une ?'mission impossible''. La bureaucratie, l'apathie et la pusillanimité de nos décideurs ont eu raison de notre enthousiasme, de notre candeur. Dans tout cela, le plus inquiétant pour l'avenir du pays est l'état d'esprit qui règne au sein de la nomenklatura du système et sa clientèle adoubée pour occuper des postes de responsabilité. Foultitude de mauvaises habitudes et pratiques se sont fatalement sédimentées dans les mentalités et imprimées à nos institutions. La suffisance et le paternalisme condescendant étranglent la plus part des dirigeants, qui sombrent souvent dans la quête de gloriole et d'avantages matériels. Installés dans le confort d'une situation de rente qu'ils pensent intarissable, la jouissance du pouvoir et des privilèges qu'il procure attirent plus leur attention que les exigences de leur fonction. La gestion de leur carrière et le souci de soigner leur image les empêchent d'évaluer à sa juste mesure l'intérêt général et de le placer au centre de leurs préoccupations. On peut en dire davantage, mais faisons au lecteur grâce de litanie pesante. En somme, l'Algérie à jusque là baigné dans un système quasi anomique, qui s'emmêle dans ses paradoxes, où le sens du devoir, la conscience professionnelle, la rigueur, l'abnégation et autres valeurs de ce registre dérangent, s'en vont à vau-l'eau dirions-nous. Et qui ne s'acoquine avec cet ordre bien établi, doit au moins s'en accommoder sans mot dire, au risque de passer à la trappe, est-il préconisé.

En clair, la voix du devoir de vérité, jugée dissonante, est condamnée à l'étouffement, l'improbation est taxée d'antinationalisme, la dénonciation des irresponsabilités est perçue comme crime de lèse majesté ; quiconque s'y aventure est frappé d'ostracisme. In fine, le peuple algérien paye un lourd tribut à une politique de prévarication, de gaspillage des ressources nationales et de fuite en avant, qui consacre l'intrigue et l'indolence en mode de gestion. Pour toutes ces raisons, auxquelles s'ajoutent la prédation et la corruption généralisée, notre pays, malgré ses importantes potentialités tant humaines que financières, n'a pas eu le développement qu'il mérite, n'a pas pu accéder au rang qui sied à son histoire, à sa glorieuse révolution. Aujourd'hui, plus que jamais, nous sommes mis en demeure de changer de paradigmes pour répondre aux impératifs de construction d'un Etat moderne et fort; faute de quoi le naufrage algérien serait inévitable. Il appartient à chacun de faire son examen de conscience, d'interpeller sérieusement ses profondeurs morales et de titiller sa fibre nationaliste, si tant est que celle-ci ne soit pas définitivement percluse d'insensibilité. Pour ainsi dire, nous avons à répondre à une question simple, mais déterminante : Faut-il se résigner à l'idée de s'astreindre au ?'service minimal de responsabilité'', à la ?'taciturnité de gouvernance'', pour plaire et durer en poste? A bon entendeur, je me permets de rappeler que la responsabilité est éphémère et qu'il n'existe pas de remède pour les remords.

*Professeur - Ecole Nationale Supérieure de Technologie