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Constitution ? Vous avez dit Constitution ?

par Ammar Koroghli *

Un régime politique caractérisé par l'illégitimité peut-il se faire l'apôtre d'une énième révision constitutionnelle ?

La Constitution est-elle la priorité dans un pays nécessitant une refondation de l'Etat avec la démocratie comme doctrine politique et moyen d'exercice du pouvoir et la conceptualisation d'une nouvelle politique économique jetant définitivement les bases d'une économie productive, loin de l'économie rentière et tributaire des hydrocarbures ?

De la présidence inamovible...

Considérée comme la manifestation juridique d'une idéologie spécifique, la Constitution algérienne de 1963 (tout comme celles de 1976, et, plus tard, celles de 1989 et de 1995, voire de 2008 (et de 2020 en gestation ?), en conférant des pouvoirs très étendus au président de la République (dont la responsabilité à l'égard de l'Assemblée nationale est fictive) confirme la tendance à la personnalisation du pouvoir. Là réside l'une des tares du système et l'une des scories méritant réflexion. De même, le rôle du Parti (unique depuis l'indépendance et, dominant après octobre 1988) s'est révélé des plus relatifs comparativement à celui de la direction de l'Armée avec, parfois, un président civil comme paravent et alibi. Dans ce contexte, l'autoritarisme et l'arbitraire ont fait le délice des hommes au pouvoir (hommes de pouvoir davantage que chefs d'Etat). Le parlementarisme de façade n'a pas réussi à tempérer les abus d'un exécutif envahissant. A ce jour, même lorsqu'elle est en flagrante illégitimité, la primauté de l'institution présidentielle demeure la donne constante faisant le lit d'un régime de concentration du pouvoir. En effet, toutes les institutions constitutionnelles prévues ou existantes sont dominées, de facto comme de jure, par le président qui dispose d'une suprématie mise à l'abri de toutes épreuves, d'autant que celui-ci est souvent le chef constitutionnel du gouvernement, le chef suprême des armées et de l'Administration (voire du parti unique en son temps ou du parti dominant).

La pratique politique et constitutionnelle, entamée depuis le coup d'Etat du 19 juin 1965 jusqu'à la promulgation de la Constitution de 1976, montre qu'en Algérie le pouvoir réel a été l'apanage de la direction de l'armée représentée par le Conseil de la révolution (en apparence, chef d'Etat collégial) ayant investi le bureau politique du FLN, alors parti unique. Ce conseil a été le maître d'œuvre des décisions politiques et économiques les plus importantes et des orientations d'envergure, sous l'impulsion de feu Houari Boumediene, dépositaire d'un pouvoir quasi absolu. Et même, après un pouvoir de fait de plus d'une décennie, la Loi fondamentale de 1976 a délibérément aménagé de larges prérogatives au président de la République, espérant ainsi mettre une passerelle de la « légitimité historique » vers la légitimité constitutionnelle.

Ainsi, il dispose de la fonction exécutive et de l'initiative en matière législative (ordonnances). En cas de crise, il est investi de pouvoirs exorbitants (outre qu'il est le chef des Armées) et bénéficie d'une autorité sans contrepoids effectif (pas de réels contre-pouvoirs). Il n'existe pas de contrôle de son action politique ; il est ainsi irresponsable politiquement. Le contrôle à son égard se révèle une pure hypothèse d'école (il en a été ainsi pour tous les chefs d'Etat algériens successifs au regard de leurs attributions constitutionnelles). Après la destitution du président Ben Bella, le pouvoir personnel fut reconduit manu militari. Et, pour cause, après onze années de pouvoir suite au coup de force de 1965, il a tenté de se légitimer par son institutionnalisation en ayant recours aux techniques de la matière constitutionnelle. Plus tard, feu Chadli Bendjedid a été désigné par la direction de l'armée et désavoué également par elle, suite à l'implosion d'octobre 1988. Et la confusion des pouvoirs fut reconduite. Il s'agit là d'un cas de présidentialisme que les Constitutions de 1989, de 1995 et de 2008 n'ont pas modifié.

Par son caractère récidivant, le présidentialisme algérien (déviation et dégénérescence du régime présidentiel tel que caractérisé par les constitutionnalistes) résiste au changement demandé chaque vendredi et mardi par le mouvement populaire du hirak. Et pour cause, la pratique politique et constitutionnelle algérienne a enraciné ce que j'ai désigné par la présidence inamovible. Relativement à la principale disposition de la Loi fondamentale consacrant l'exercice de deux mandats successifs (standard international) a subi un flagrant viol (crime politique passible d'un procès devant une Haute Cour Populaire). Dans cette perspective, il appert évident qu'il existe en Algérie un déficit chronique en matière d'équilibre des pouvoirs. En effet, au fil des mandats présidentiels (tous présidents confondus, de l'indépendance à ce jour), il résulte que la caractéristique essentielle du système politique algérien repose sur un déséquilibre institutionnel établi au profit du président de la République, sans contrepoids réel, à savoir : un Parlement qui reflète un pluralisme politique authentique, une Magistrature indépendante, une Presse libre et une Société civile structurée.

Il y a là une déviation et une dégénérescence du régime présidentiel. Aussi, pour prévenir des risques de l'autoritarisme et de l'arbitraire, les éléments sus évoqués constituent le meilleur rempart afin de tempérer les abus d'un Exécutif envahissant. En ce sens, toutes les Constitutions algériennes consacrent le président de la République comme chef réel du Gouvernement et de l'Administration (voire de la Justice), chef suprême des Armées et législateur par ordonnances (voire constituant comme avec l'actuelle présidence). La pratique politique depuis octobre 88 n'a pas modifié cette donnée puisque cette situation a perduré du fait de l'aménagement du monopartisme en système de parti dominant, tempéré par une coalition au pouvoir (« majorité présidentielle »). Le syndrome du présidentialisme existe toujours tant la pratique politique y démontre que la participation des citoyens au pouvoir est des plus réduites, eu égard à la concentration excessive des prérogatives au niveau du pouvoir central. Ce, même lorsque le pouvoir a disposé de quelques mille milliards de dollars et près de vingt ans de longévité. Ce pouvoir n'a non seulement pas su assurer de façon durable la sécurité alimentaire au pays, mais a perpétué le mal-développement engendré par des voies dites «spécifique». Et politiquement, la confusion des pouvoirs continue d'avoir la part belle, l'alternance au pouvoir se révélant un luxe. Quant à une possible alternative...

In fine, les Constitutions de 1989, 1995 et 2008 n'ont pas modifié, de façon notable, les données de la problématique du présidentialisme algérien favorisant ainsi la tentation de la présidence inamovible. L'Algérie ayant déjà payé un lourd tribut à la démocratie, il reste à espérer que tant de vies humaines et de destructions massives de nos potentialités économiques n'aient été sacrifiées pour rien au vu de la démocratie résiduelle actuelle car peu de résultats tangibles ont été enregistrés. Cette situation est d'autant plus évidente que l'opposition parlementaire a montré qu'elle n'est pas suffisamment structurée pour servir de contrepoids politique pour rendre crédible, effective et irréversible l'alternance au pouvoir comme élément structurant et substantiel de la pratique du pouvoir (les partis politiques étant presque réduits à faire de la figuration et servir d'alibi à la démocratie résiduelle, y compris lors de l'élection présidentielle du 12 décembre 2019). Et, nolens volens, la technocratie -au service d'une structure gouvernante qui se sert de l'Armée- ne peut procurer de résultats sérieux. Du personnel administratif (de hauts fonctionnaires délégués à des fonctions politiques) ne peut au mieux que gérer des décisions prises en dehors des sphères classiques du pouvoir.

Au total, force est de constater que le système politique algérien a plus que jamais besoin d'une vigoureuse série de réformes qui ne sauraient désormais se faire sans l'aval du peuple dont le hirak constitue le fer de lance, en dehors de tout régime frappé du sceau de l'illégitimité. A défaut, la présidence inamovible demeurera le principe d'un même système qui se renouvelle ad vitam aeternam avec le même personnel politique issu de la technostructure de l'Etat avec l'aval de la direction de l'Armée instrumentalisée.

... A l'illégitimité permanente

Comme déjà exposé dans l'une de mes précédentes contributions, l'illégitimité au pouvoir à laquelle nous assistons après l'élection imposée pour le 12 décembre 2019, équivaut à un coup d'Etat permanent. En effet, le pouvoir de fait, instrumentalisant l'institution de l'Armée, perpétue ce coup d'Etat à l'endroit du peuple dans la rue depuis le 22 février 2019. Qu'est-ce donc que la légitimité qui manque tant au pouvoir algérien depuis l'indépendance à ce jour ? Comme rappelé supra, il est constant qu'en Algérie, le cours constitutionnel a été interrompu suite au coup d'Etat du 19 juin 1965 (d'aucuns pourraient faire mention de 1958 suite au conflit entre le GPRA et l'EMG), nonobstant la tentative de rétablir la légitimité constitutionnelle. A cet égard, le système politique algérien a rompu la légitimité constitutionnelle pour adopter celle dite « révolutionnaire » dont même le président déchu s'est réclamé.

Le nouveau pouvoir issu de l'élection contestée du 12 décembre 2019 fera t-il de même, étant pacifiquement contestée par le hirak (le risque étant la continuité du même régime équipollent à un 5ème mandat et du même système reposant sur l'obsolète « légitimité révolutionnaire » incarnée encore par les « seigneurs de la guerre » toujours présents sur la scène politique algérienne ? Aucun indice sérieux ne préfigure à un quelconque prémice de changement vers un nouvel ordre constitutionnel ayant pour fondement la légitimité à même de permettre la refondation de l'Etat et un nouvel ordre économique interne fondé sur la production et non la rente.

L'interrogation est d'autant plus pertinente que le nouveau président officiel (légal, mais contesté dans sa légitimité par la rue) n'est-il pas un pur produit de la haute administration algérienne ? Et surtout, pense t-il avoir les moyens et une marge de manœuvre suffisante pour modifier le système politique dominé par la Direction de l'Armée (de l'EMG, depuis 1958) ? Ce, même en prévoyant une nouvelle constitution qui devrait rejoindre, en l'état actuel, la galerie des textes ésotériques sans incidence significative sur la réalité du pouvoir et la solution à la crise multidimensionnelle minant l'Algérie ? Le risque est ce que l'on pourrait appeler l'illégitimité permanente dès lors qu'il est constant que depuis longtemps, le constitutionnalisme algérien a privilégié « la légitimité révolutionnaire » par rapport à la légitimité rationnelle. L'évolution du processus institutionnel n'a pas permis de procéder à un changement du système en place avec un renouvellement conséquent du personnel politique issu du peuple. Et la « future » Constitution, système de représentation de l'État -organisation et fonctionnement- qui devrait remplir une fonction de légitimation risque d'être purement et simplement au service de l'intérêt propre d'un « groupe dominant » au sein de l'Etat privatisé (« décideurs », « cabinet noir »?).

Une éventuelle nouvelle constitution pourrait-elle changer le cours des choses ? L'on ne saurait être que dubitatif tant il est vrai que, d'une part, le peuple (avec le hirak) ne le réclame pas expressément et, d'autre part, que vaut un énième amendement constitutionnel comme produit d'un régime à la légitimité contestée et d'un système reconduit qui risque purement et simplement de représenter et défendre les intérêts du « groupe dominant » (bailleurs du pouvoir réel) ? La solution ? Une authentique refondation de l'Etat et une nouvelle politique économique et culturelle (Le Quotidien d'Oran, 25-26 mars 2019 et Le Matin, 25- 27 mars 2019 : « Manifeste pour la deuxième République ») avec les assises d'états généraux et des élections par la base avec le hirak, désormais acteur incontournable (El Watan du 12.12.2019 : « Hirak : pour des états généraux et des élections par la base » ; Le Matin du 05.12.2019 : « Lettre aux candidats du système »).

*Bio-bibliographie expresse : Diplômé de l'ENA d'Alger. Thèse de doctorat en droit public, sur le constitutionnalisme algérien (PARIS I) ; Diplômes d'Etudes Approfondies en droit public. Avocat Algérien à Paris, après avoir été enseignant en droit et économie.

Contributions dans El Watan, Le Soir d'Algérie, Le Matin, Le Quotidien d'Oran, Libération, Le Monde diplomatique, Le Courrier international, Le Point?. Ancien rédacteur en chef de la revue « El Badil » (versions en arabe et en français).

Participation à des émissions sur l'Algérie : Radios (RFI, Radio France Culture) et Télévisions (Berbère TV, TVA3). Auteur notamment d' « Institutions politiques et développement en Algérie».