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Marrakech, le pacte des bonnes intentions et l'absence mémorielle

par Nadia Abdat

Ce 10 décembre 2018 fera assurément date dans l'histoire de l'humanité. Marrakech, le lieu qui a abrité l'événement, aussi.

Cette moyenne ville d'Afrique du Nord n'a pas été choisie au hasard.

Forte d'un riche brassage ethnique et d'un métissage assumé depuis des lustres, elle a ouvert ses neuf portes non pas comme elle en a l'habitude, à ses toujours très nombreux touristes qui s'extasient à la vue des ocres naturels des primo peintres ou qui s'enivrent dans les volutes de ses encens et des senteurs de sa cuisine raffinée, mais aux décideurs politiques de pas moins de 150 pays affiliés à l'ONU (soit 76 % de la communauté onusienne) venus sceller un pacte de coopération afin que les migrations puissent être sûres, ordonnées et régulières.

De par sa charge symbolique, et au confluent de mondes que tout oppose, cette ville, comme transcendant les écueils du scepticisme ambiant, accueille dans ses habits traditionnels, le temps d'une symbolique signature, l'improbable consensus quasi planétaire, sur la reconnaissance par les Etats signataires d'une responsabilité morale vis à vis d'une catégorie d'humains celle des migrants d'aujourd'hui et de demain que nul ne saurait ignorer sans faire dans le déni.

Rappelons ce chiffre effarant de la migration post seconde guerre mondiale, il a dépassé les 258 millions de personnes, ce qui représente 3,4% de la population mondiale.

Marrakech, de ce 10 décembre 2018, n'est pas seulement celle qui s'est faite connaître par la tenue du festival annuel du rire ; cette modeste ville vient d'entrer dans la cour des villes de sacrement car elle vient de disputer aux cités du monde dit libre, l'honneur de réaliser le challenge de porter sur l'arène internationale la voix des plus faibles.

En revanche, l'histoire retiendra que l'événement a confirmé l'existence d'un déficit mémoriel chez les politiques européens qui les empêche de donner leur pleine mesure à leurs idéaux de démocratie.

Ce déficit mémoriel a pour origine les traumas causés par des migrations forcées, conduites il n'y a pas longtemps, sur la base de critères, ethnique et raciale. On observe que sur leur propre terrain, en Europe, ils sont nombreux ces politiques, à louvoyer s'agissant de traduire concrètement leur besoin d'une identité européenne commune, hantés comme ils le sont d'Est en Ouest, par le spectre d'un passé douloureux de migrations culpabilisantes, mal assumé et toujours refoulé.

A l'heure de l'europhobie en mode majeur et de la poussée aigue de la lèpre populiste, comment pourraient-ils, de concert avec le reste du monde, dé ghettoïser la question des migrations et mettre en évidence ses indéniables apports pour tous et dans tous les continents? On imagine hélas mal, ces sociétés européennes aux mémoires asymétriques et conflictuelles, relativement à de ce qui les a construit, envisager sereinement les mouvements migratoires extra européens qui gagnent leurs territoires, alors que leurs économies sont régulièrement en crise à cause des excès de la finance qui alimentent les courants populistes et xénophobes ; ces derniers croissant sur les échecs et les reculades des dirigeants politiques qui ont depuis les années quatre vingt, cédé au diktat des banques.

Dans un monde divisé entre un Nord développé qui se prépare au post-humanisme, et un Sud encore à ses insignifiants balbutiements, quel désordre supplémentaire pour le monde, causerait le pacte de Marrakech si tous les Etats l'approuvaient ?

Que de cris d'orfraie de contempteurs au prompteur alors que l'on sait l'insuffisance des mécanismes dits de régulation des flux migratoires, et absolument scandaleux, ces accords bilatéraux avec les pays de transit, (dits pays sûrs !) visant à créer des plateformes de débarquement qu'on aurait mieux fait de les nommer pour ce qu'elles sont, des aires de détention dans des no man's land !

Contrairement à ce qui a été soutenu par ses adversaires, ce pacte ne prépare pas à la reconnaissance d'un droit humain de la libre circulation qui serait difficilement couplé à l'exercice de la souveraineté des Etats1.

Ce pacte exprime un consensus sur des constats et des préoccupations communes autour de la personne du migrant. Ce pacte identifie des moyens d'organisation et de régulation ainsi que des solutions pour protéger les migrants sans édicter la moindre règle contraignante pour les Etats signataires.

Si le brasier qui couve dans la sphère économique s'éteignait,2 il serait possible d'aller vers la mise en place d'un cadre normatif consensuel pour la gestion des différentes migrations.

De plus, un futur ancrage des avancées sur la question des migrations, dans la charte des Nations Unies, permettrait de sortir la migration de l'état de crise dans lequel elle est enfermée, d'endiguer les réseaux de la traite des humains et de protéger les personnes humaines sans remettre en cause les fondements de l'Etat-souverain.

Diabolisé comme jamais, le phénomène migratoire est considéré comme la menace qui viserait à saper les fondements de l'Etat, qu'il s'agisse de l'Etat qui fait face à un afflux de populations tierces ou de l'Etat qui est à l'origine de l'exode de ses propres populations ?

Or, comment revendiquer la mondialisation, et rejeter les flux de migrants qu'elle crée, sans considérer la mondialisation comme attentatoire au souverainisme étatique ?

Cela n'étant, car, devant la toute puissance des firmes internationales hégémoniques, les Etats composent, se plient et cèdent de leur souveraineté.

Il est vrai que pour exister, un Etat s'appuie sur le classique triptyque : un territoire délimité par des frontières, une population stable et un pouvoir central, ou fédérateur qui s'exerce sur le territoire et la population qui lui fait allégeance. Le migrant est quant à lui un extra territorial qui telle une anomalie allénique létale menacerait l'ordre étatique, d'autant que le nationalisme est surtout d'essence identitaire.

A l'approche de Noël que l'on dit celui de la compassion et du partage, les lumières scintillantes et colorées des villes hyper-ampoulées pour l'occasion,ne suffisent pas à dissiper le terrible froid de l'indifférence et de l'individualisme qui caractérise des démocraties essoufflées. Les très enviables places des droits de l'homme ont vacillé au pied des vieilles tourelles de Marrakech, alors qu'une ville d'un lustre d'antan, autrefois rempart contre les invasions du moyen âge, est devenue la tribune des oubliés d'une sauvage mondialisation, post colonialiste, qui ronge la planète.

Toutes les postures de l'échec des élites des nations avancées ont été affichées pour la circonstance ; retrait intempestif, rétractations de dernière minute, et réduction du niveau de représentation à l'événement.

Même à Israël, le peuple de l'exode trahit ses mémoires et se recroqueville sur une terre qui lui serait promise à titre exclusif !

L'histoire est là, il suffit de réveiller les mémoires et de les interroger.

Notes

1- On voit comment dans le cœur de l'Europe se rétablissent en catimini des frontières pour décourager aussi les travailleurs détachés.

2- Ce qui est loin d'être envisageable compte tenu des inquiétants sign aux émis ça et là, sur la croissance.