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Se réinventer pour se préserver

par Arezki Derguini*

Le présent est un dialogue entre le passé et l'avenir, l'accompli et l'inaccompli. Il réalise ce que de l'accompli le monde autorise comme nouvel accomplissement.

Faut-il avoir honte de soi-même ? Beaucoup n'osent pas se tourner vers le passé, il n'ose y chercher l'image d'eux-mêmes, y retrouver leurs racines. De l'humilité ils ne veulent ni ne pourront tirer leur force. Fiers d'eux-mêmes, ils ne voient souvent pas que d'eux-mêmes ils ont honte à travers les autres. Ils les repoussent pour ne pas leur ressembler. Ils ont honte d'eux. Si une bonne partie de l'élite n'avait pas ce défaut, la société s'en porterait mieux.

Ainsi du raciste peut-on dire qu'il se déteste au travers des autres. Pour retourner sa haine de lui-même contre les autres, il se dédouble, dichotomise et hiérarchise. Il dresse un mur entre lui et son double et s'établit en race supérieure.

La force d'une société réside dans sa tradition, la capacité de sa tradition à innover pour se perpétuer. Dans la puissance et l'efficacité de sa mécanique. Dans sa disposition à transformer ses habitudes pour faire sien un monde qui change.

D'un monde dont elle fait l'expérience pour en tirer les avantages et d'où naît l'innovation et se régénère une tradition, sa mécanique. Ses habitudes de penser et de faire sont sa mécanique, sa tradition. La répétition d'une expérience au travers de ses habitudes n'est jamais une répétition à l'identique. La mécanique humaine n'a pas la précision de la machine technique, elle ne cesse pas de s'écarter. Et ouverte sur son environnement elle ne cesse de différer en se répétant. Silencieusement plutôt que bruyamment quand elle ne s'est pas trop longtemps coupée du monde. La différenciation de prendre une certaine pente.

Les habitudes qui fixent l'expérience et ne peuvent plus s'approprier un monde qui change, sont déstabilisées, font souffrir d'inconfort. Elles doivent se transformer pour retrouver une stabilité et redonner du confort. Elles se transforment avec le monde qu'elles s'approprient, un monde plus étendu ou plus limité. Leur rigidité limitera leur appropriation. Comme à l'exemple de l'économie, la rigidité de l'offre empêche l'offre de répondre à la demande. L'augmentation des prix réduira la demande. L'expérience refuse d'abandonner ses habitudes rigides bien que réduisant son monde, elle refuse de quitter la zone de confort qu'elles procurent, comme la vieillesse répugne à sortir de ses habitudes. La société se sclérose alors. En se transformant, par élasticité, rigidité ou mutation, l'expérience se poursuit, s'étend ou se réduit, et la tradition se survit ou dépérit.

Des sociétés choisissent leurs compétitions, leurs combats, d'autres coincées, se les laissent imposer. En vérité, les choses ne sont pas aussi tranchées, on peut toujours choisir, mais elles peuvent être ainsi tranchées. Des champs de compétition s'imposent toujours, ceux qui les dominent tendent toujours à les étendre et les imposer.

On subit ainsi souvent des compétitions que les plus forts imposent. Certaines sociétés s'y soumettront pour accumuler des forces et des armes, d'autres au contraire s'y épuiseront, accroitront leur dépendance aux forces et armes d'autrui. Les premières verront leurs choix renforcer leur culture. Renforcées par leur culture, leur expérience passée, renforçant leur culture, par les nouvelles expériences accumulées.

La culture est au cœur de la production, si nous entendons par culture la tradition, l'expérience accumulée, qui mêle à la fois culture matérielle et culture non matérielle, savoir-être et savoir-faire. L'amour d'apprendre fait la différence, l'appren ti, le disciple finit par supplanter le maître.

« Même s'ils s'inspiraient avec enthousiasme des économies développées de l'Occident, de nombreux jeunes Chinois étaient désireux de se tourner vers le meilleur de l'héritage chinois. ... Si elles étaient menées avec rigueur, les études et les recherches sur le passé de la Chine pourraient leur fournir le lest mental et culturel dont ils avaient besoin pour affronter l'avenir. ... la volonté d'apprendre et la capacité de relever de nouveaux défis. ... Il ne s'agit pas seulement d'un pays qui cherche à rattraper son retard, mais aussi d'un pays qui se prépare à un avenir où la Chine redeviendra un État uni et intégré.

Elle aspire à être forte et prospère, capable de renouveler sa civilisation distinctive, incitant ainsi les gens à la traiter avec respect. »[1]

Les sociétés qui entrent dans des compétitions sans culture propre, oublieuse de leur propre fonds, ignorant leurs habitudes, sont des sociétés prolétarisées dont des siècles de colonisation ont fait perdre la mémoire de leur propre expérience du monde, la conscience de leurs habitudes. Les sociétés qui, au lieu de revenir sur leur passé, ont cédé à leur propension de prolétaire faisant faire table rase de leur passé (nous ne sommes rien ...), ne pourront pas transformer leurs faiblesses en forces. Elles ont ignoré que toute force ne peut jaillir que d'une faiblesse en devenir et que dans toute force se cache une faiblesse en devenir. Elles n'ont pas cherché le contexte nécessaire à la transformation, à la déprolétarisation. Elles ont accepté le contexte de leur faiblesse, l'amour de soi et d'apprendre leur a fait défaut. Leur propension à consommer ne s'est pas transformée en propension à produire, leur propension à imiter ne s'est pas transformée en propension à innover.

Le combat, le combattant et les armes

C'est dans le combat que se définit le combattant et les armes du combat. C'est dans le cours des choses que se définit le combat. Le combattant est bien disposé, bien armé lorsqu'il emporte le combat qu'il a engagé, mais aussi lorsqu'il l'évite pour ne pas perdre de forces et les accumuler au lieu de les dissiper. La lutte de libération nationale a produit ses combattants et ses armes dans le cours de la décolonisation. Une certaine expérience du monde a gagné l'expérience sociale.

Il faut bien voir que l'expérience sociale est disputée par des expériences du monde. Celles-ci la renforcent, la complètent ou la refoulent. De ne pas penser la complémentarité des expériences du monde et de l'expérience sociale expose à la dispersion. Le combat de la décolonisation économique et culturelle pour ce qui concerne les sociétés postcoloniales se cherche encore, il cherche ses combattants et ses armes. Ces sociétés ne se sont pas affranchies de l'hégémonie culturelle occidentale. Elles ne peuvent penser leur propre expérience. Elles se sont réapproprié une langue, mais pas une pensée. Elles ne pensent pas dans la langue, leur propre langue et celles dont elles héritent, elles parlent leur langue, des langues, mais elles sont pensées par une langue qui n'est pas la leur. Leur langue ne restitue pas une profonde expérience sociale, elle est colonisée par une façon de penser qui ne féconde pas leur expérience.

La culture occidentale dichotomise, elle sépare le corps de l'esprit, comme elle sépare la société de la nature. Elle loge l'esprit dans le cerveau. Elle cultive les « têtes bien faites ». Pour d'autres cultures, l'esprit loge dans le corps, ses sens, le cœur. Le savoir-faire n'est pas séparé du bien faire, du savoir-être. Sous l'hégémonie culturelle occidentale, les sociétés postcoloniales ont perdu leur esprit qu'elles ont accepté de rejeter par la grâce occidentale. Elles l'ont délogé de leur corps pour que l'Occident s'en empare. Elles ne savent plus penser par elles-mêmes, elles pensent dans les pas et les termes des sociétés hégémoniques. Le combat de la décolonisation culturelle est au départ mal engagé. Ce ne sont pas les têtes mal faites qui font le sous-développement, ce sont les cœurs qui n'ont plus leur sens et se sont égarés dans la consommation. Les froides têtes bien faites se sont autorisées et s'autoriseront à effectuer des massacres à grande échelle au nom d'un esprit éthéré.

Le combattant d'aujourd'hui ne peut pas être celui d'hier, seulement celui qui en procède, sauf à rester enfermé dans le même combat. Le nouveau combat a besoin de nouveaux combattants et de nouvelles armes, mais ce nouveau combat doit tenir de l'ancien, à condition que l'ancien tienne lui-même de plus ancien que lui-même. Autrement dit, que l'ancien combat retrouve sa place dans l'expérience sociale, car s'il en a émergé, il n'y est pas nécessairement retourné, vu le nouveau combat qu'il s'est fixé (« le développement ») et qui n'a pas manqué de le déporter. La nouvelle expérience déportant la précédente aggrave le déracinement. Il faut replonger dans sa culture, l'étude de ses forces et de ses faiblesses, étudier les expériences du monde qui peuvent les transformer.

Une force dans un contexte peut se transformer en faiblesse dans un autre contexte. Les habitudes se fixent dans un contexte et peuvent ne plus être adaptées à un nouveau contexte. Leur force d'inertie peut les transformer en faiblesse. Ce n'est qu'en reconnaissant leur faiblesse et en se donnant un nouveau contexte qu'elles peuvent se reprendre pour se constituer en force.

«Building the weapons to fit the fight»

Certaines sociétés seront disposées à inventer les armes de leur combat inédit, d'autres à accepter le combat de leurs anciennes armes et des armes à leur disposition. Les premières verront les combattants et leurs armes se définir dans leur combat. Le combat définissant le combattant et ses armes. Les secondes verront les armes définir le combattant et son combat. La tendance à définir le combat en fonction des armes du combat est inscrite dans le rapport de domination des producteurs d'armes. Alors qu'il faudrait faire l'inverse, définir les armes en fonction du combat, définir le combat que l'on doit emporter pour produire les armes qui le permettront. Dans la réalité, c'est le combat mal défini qui permet à la première tendance de s'imposer, aux armes d'imposer le combat. On aura compris ici que les habitudes sont les premières armes du combattant. « Ces deux phrases, « mener le combat qui convient à ses armes » et « construire les armes adaptées au combat », illustrent clairement la démarcation entre la guerre traditionnelle et la guerre future, et soulignent la relation entre armes et tactiques dans les deux types de guerres. La première reflète l'adaptation involontaire ou passive du rapport de l'homme aux armes et aux tactiques en temps de guerre, qui se produit dans des conditions naturelles, tandis que la seconde suggère le choix conscient ou actif que font les individus face à la même proposition lorsqu'ils accèdent à un état de liberté. » [2]

« Dans l'histoire de la guerre, la règle générale tacite à laquelle les hommes ont toujours adhéré est de « mener le combat qui convient à leurs armes ». Très souvent, ce n'est qu'après avoir possédé une arme que l'on commence à élaborer des tactiques adaptées. Avec l'arrivée des armes en premier, suivie des tactiques, l'évolution des armes exerce un effet contraignant décisif sur l'évolution des tactiques. ... C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles une révolution des armes précède systématiquement une révolution militaire. »[3]

On cède à la facilité, les armes disponibles épargnent de l'effort de penser le combat que l'on peut et doit emporter et ses armes qu'il faut inventer. On s'installe dans la paix et le confort de ses habitudes. Des habitudes dont on ne pense plus l'origine et pas l'avenir. On ignore les nouveaux visages de la guerre et on se déshabitue du combat. On installe sa société dans la paix, on désarme ses combattants. Le développement n'est pas une guerre contre le sous-développement, la notion de guerre restant attachée au combat militaire. Et pourtant la guerre de la pauvreté et de la misère contre la société est sans pitié. Elle culmine dans des guerres civiles et militaires.

Ne pas produire ses armes, c'est ne pas produire son combat, c'est accepter de livrer des combats qui ne sont pas les siens. C'est accepter le monopole des producteurs d'armes, c'est accepter de consommer des armes que d'autres produisent, c'est accepter le combat que ces armes imposent. Regardez les USA, l'Europe et l'Ukraine. Ces armes imposeront des combats de second rang. Construire les armes adaptées à son combat, c'est construire un champ de bataille où l'on peut emporter le combat. Le combat qu'il nous faut mener est le combat contre le danger qui nous menace. La fragmentation est le danger qui menace les sociétés qui ne veulent pas se soumettre aux besoins des puissances dominantes en déclin. Quand ce n'est pas la destruction pure. Mais combattre la fragmentation, ce n'est pas éradiquer des éléments de la fragmentation, c'est s'attaquer au processus, c'est remettre la société dans le cours du monde, car c'est le cours du monde qui fragmente les sociétés.

Nous importons nos armes et espérons être les mieux armés pour emporter des combats alors que nous ne sommes bien armés que pour emporter les combats que les armes pourront nous autoriser. Il y a des producteurs d'armes qui ont besoin de consommateurs pour financer leur production et leur recherche-développement. Il faudra toujours des champs de bataille pour éprouver des armes, une domination, et financer une industrie. Des combattants et des armes juxtaposés ne peuvent emporter un combat. Un combat victorieux est un combat précis, des combattants précis et des armes précises où le combattant, son arme et le combat ne font qu'un.

On ne remporte pas un combat avec les armes de l'adversaire si l'on n'a pas ses propres armes. Le combat de libération a emprunté des armes au colonisateur, mais ce ne sont pas elles qui ont décidé de l'issue du combat.

Nous importons nos armes, comme nous importons nos institutions et catégories de pensée. Ainsi de nos institutions civiles et militaires, de la catégorie de la guerre et de nos différentes abstractions. Nous prenons les choses de la manière dans laquelle les autres continueront de nos précéder, de nous instruire.

De nos importations nous n'innovons pas, de ce fait, nous ne pouvons que mal sous-traiter. Nous adaptons leur production à notre consommation que nous avons séparée de notre production. Nous consommons pour consommer. Nous oublions ce pourquoi nous importons, la performance que nous attendons. Nous traitons nos importations par ce que nous croyons être notre manière, toujours en dessous de la performance prétendue. Une manière que l'on refuse d'interroger. Innover, c'est penser autrement, c'est imiter pour différer au-delà de l'imitation et non en deçà.          

C'est performer ses habitudes. Être souverain, c'est être le sujet de ses habitudes et non leur objet. Nous importons nos armes et espérons être les mieux armés parce que nous espérons de nos richesses acheter les armes les plus chères. Mais de quoi et de qui tenons-nous nos richesses ? Nous hypothéquons en fait l'avenir et sacrifions ainsi la jeunesse sur la foi de laquelle nous comptons.

Nous avons appris à mal consommer, le consommateur ne s'est pas préoccupé de sa consommation productive. Nous nous sommes laissé submerger par la production du monde. Nous avons échoué à la contenir par une politique d'import-substitution. Nous en sommes réduits à négocier nos marchés de consommation. Nous nageons dans cette production de consommation.

Le capital est l'arme de la compétition économique. Un produit quelconque peut être une arme, on parle de technologie duale. En fait tout produit est un capital, une arme.

La dualité tient de la séparation des champs du militaire et du civil. Les produits circulent entre les champs et se transforment de produits civils en armes, des téléphones se transforment en espions ou en explosifs. Leur usage construit ou détruit une production. Le produit que nous consommons est une arme qui nous affaiblit et nous renforce, qui nous affaiblit plus qu'elle nous renforce ou nous renforce plus qu'elle nous affaiblit.

Tout produit est un poison et un remède. Le produit chinois a soutenu la consommation de masse américaine tant que l'économie américaine restait la plus innovatrice. Il l'a affaiblie dès que le produit chinois disputait à l'économie américaine l'innovation.

Discontinuités de l'expérience sociale

Deux discontinuités de l'expérience sociale minent la cohésion de la société. On peut parler de discontinuité institutionnelle. La première concerne la production, le mouvement d'abstraction du travail et la seconde le « marché », la délibération sociale. La formation nationale à son émergence mondiale a été associée à la formation de classes. Ce sont les classes sociales qui ont unifié l'espace social, l'espace des positions et des dispositions sociales. Tout l'espace social a été couvert par la différenciation de classes.

Cette formation de classes remonte à la division fondamentale de la société entre guerriers et paysans, guerriers propriétaires et paysans sans terres. L'arme était la force, le capital ; elle soumettait humains et non-humains. La subsistance de la petite propriété est marginale, son intégration à la société de classes s'effectuera par le marché dominé par les grands propriétaires. Elle représente quelque chose comme le travail à domicile au temps des premières manufactures capitalistes. De la société féodale et sa tripartition (ceux qui portent les armes, ceux qui prient et ceux qui travaillent), on est passé à la société capitaliste où ceux qui prient ont été remplacés par ceux qui savent, la Science ayant pris la place de l'Église. Le capital est devenu l'arme, la société s'est simplifiée pour mieux se complexifier : prolétaires sans capitaux et propriétaires de capitaux. La propriété : l'héritage précolonial et colonial. À l'indépendance politique, le modèle social de classes hérité des sociétés européennes est récusé par l'adoption du socialisme, mais plus fondamentalement par la société par défaut d'alternatives à la société de classes.

La différenciation de classes, projet avorté de la société coloniale[4], ne sera pas la dynamique sociale adoptée, mais la société ne se donnera pas sa propre dynamique de différenciation.

On aura une propriété publique et une indifférenciation sociale relative ou plus exactement une différenciation sociale autour de l'accès à cette propriété publique.

Avec l'échec socialiste, le libéralisme ne triomphe pas, mais un nouveau modèle social n'émerge pas non plus. Une privatisation rampante de la propriété publique succède aux nationalisations de la propriété. Persiste, malgré la nouvelle différenciation sociale, comme le tabou de la propriété privée exclusive, apparentée à l'expropriation coloniale. La propriété privée exclusive s'apparentera à du vol, plus ou moins légitime, de la propriété publique. D'où les campagnes contre la corruption à chaque alternance de pouvoir. Si des ruines de la propriété tribale n'a pas émergé une propriété privée exclusive du fait de l'échec de la colonisation, puis du fait du rejet d'une propriété privée qui se substituerait à la propriété coloniale, il ne s'en est pas suivi pour autant une appropriation privée légitime de la propriété publique pour se transformer en propriété formelle. Une propriété privée comme résultat d'une appropriation efficace et non parasitaire de la propriété publique n'a pas été retenue comme objectif politique. Une appropriation privée de la propriété collective par la force ayant été combattue par la guerre de libération, une appropriation privée de la propriété publique par le travail n'a pas pris le relais. On est comme en présence d'une dynamique sociale contrariée.

De la société libérale nous devons apprendre qu'acheter un produit c'est valider un travail. La liberté d'échanger qui validera un travail étranger ne fera pas une société libérale. Mais il faut aussi noter que cette validation ne peut pas être arbitrairement attribuée, elle est attribuée au travail en mesure de se défendre parmi les travaux qui lui disputent la place sur le marché. Et comme le marché domestique ne peut plus être simplement domestique, ce travail doit se mesurer au travail mondial. Le rapport qualité-prix du travail, comme on le dit du produit, est donc décisif. La compétition sociale doit être dans la compétition mondiale.

L'histoire qui marque l'inconscient collectif a rendu impossible une société de classes en Algérie, celle-ci a laissé passer sa chance avec la colonisation. Il n'y a pas eu ici d'aristocratie étrangère pour se transformer en classe dominante. Les colons auront des descendants indigènes, il y aura des féodaux qui s'ignorent plus ou moins, mais pas de féodalité dont pourrait naître un capitalisme. Le privé ne viendra pas à bout du collectif, les « enclosures » ne viendront pas à bout de la propriété collective, comme ce fut le cas en Europe. Les rapports entre le collectif, le public et le privé en Algérie demandent d'être autrement pensés. Pour l'heure ils sont dans la confusion dont certains s'efforcent de profiter, mais pas pour l'éternité.

Il faut donner un corps à la société, un cœur

Il faut redonner une certaine cohérence aux formes de propriété privée, collective et publique. C'est le travail qui légitime la propriété, mais c'est la conquête qui a été à son origine. En Algérie ce ne sera pas la conquête. Au départ la société n'est pas séparée de la propriété, la propriété collective alors domine. En Angleterre, le mouvement des enclosures met fin à l'appropriation collective[5]. Dans les hautes plaines de l'Est algérien, le forage (la motopompe), les arbres et le maraîchage rompent la complémentarité de la céréaliculture et de l'élevage. Les enclosures émergent. Avec le mouvement d'abstraction et de différenciation du travail, la propriété se scinde. La propriété collective s'engage dans un processus de privatisation légitime résultant d'une appropriation productive différenciée à laquelle se soumet le milieu social.

À l'indépendance, la propriété coloniale n'a pas été restituée à la société, à la propriété collective. Elle n'est pas laissée à l'appropriation privée marchande et non marchande. Il ne se constitue pas de fiefs, la terre est officiellement interdite de vente. Elle devient propriété publique sans que ne soient envisagés les termes d'une réappropriation sociale collective et privée. L'État ne veillera pas à établir une propriété des collectivités sur les ruines de la propriété tribale ni ne visera à établir une privatisation de la propriété publique, qu'elle soit de nature exclusive ou non exclusive, comme instrument de la politique du développement et administration de la compétition sociale. La forme de propriété privée n'émergera pas des formes de la production et du mouvement d'abstraction du travail. La propriété publique ne sera pas l'objet d'une appropriation privée légale fondée sur le travail. Elle restera l'objet d'une appropriation informelle par la compétition sociale qui aura parfois l'expatriation comme exutoire. L'urbanisation accélérée montre l'étendue de l'appropriation privée informelle des terres, elle montre l'incapacité de la puissance publique à réguler la compétition sociale de manière formelle et économique. Font défaut à la compétition sociale les normes d'une appropriation légitime et d'une compétition performante.

L'Etat, les collectivités et l'individu doivent conjuguer leurs efforts si l'on veut donner quelque cohérence à la dynamique globale. Ce n'est que quand la propriété sera simultanément animée par le sens de la propriété publique, de la propriété collective et de la propriété privée non exclusive que leurs efforts seront congruents et complémentaires. L'individu doit se sentir membre d'une collectivité et la collectivité membre d'une société. Autrement dit, il faut remettre de la société et du collectif dans l'individu et inversement.

Ce n'est que lorsque ce qui m'appartient appartient aussi à ma « tribu » et à ma société, et inversement, sans que la confusion ne soit la règle, que se développera une dynamique sociale d'accumulation, que la société se donnera un corps articulé, pourra battre d'un seul cœur. La propriété privée doit être ancrée dans la propriété collective et plus largement dans la propriété sociale. Seul un tel ancrage peut retenir sa délocalisation. Un tel ancrage passe par le marché.

Ce que tu produis t'appartient, mais m'appartient aussi, parce que je l'achète, le consomme et produis avec. Tu ne décides donc pas de ta production, nous (toi producteur et moi consommateur producteur de force de travail ou d'autre chose) décidons de ta production, de ton importation parce que nous (autres) la validons en l'achetant. Nous ne sommes pas étrangers l'un à l'autre, nous sommes l'un dans l'autre.

La production est consommation et la consommation est production. Le marché est une délibération collective dont l'équipement seul fait la différence avec la délibération collective ordinaire. La Bourse peut être un des lieux de la délibération marchande. La dichotomie de la production et de l'échange a mis en échec le socialisme.

Du fait de la colonisation, la propriété publique est la base de départ, mais il faut se rappeler qu'elle a été déracinée de la propriété sociale (par la propriété coloniale) et doit se réenraciner dans une propriété collective (anciennement dominante) pour qu'une propriété privée puisse fleurir et servir la société. Il faut remettre de l'appropriation collective dans la propriété publique et de l'appropriation privée dans la propriété collective.    

Mais aussi de l'appropriation collective et publique dans la propriété privée. Une généalogie de la propriété doit être établie pour qu'une traçabilité soit possible sans laquelle un État de droit manquerait de soubassement fiscal. L'appropriation collective est désormais essentiellement marchande, économique plutôt que juridique. Nous pouvons être des propriétaires privés en droit, mais nous restons pratiquement des propriétaires collectifs dans nos transactions : nous nous validons mutuellement les travaux.

L'appropriation de soi

Cette question de l'appropriation et de la propriété ne concerne pas seulement la production matérielle, elle concerne aussi la production immatérielle. À l'ère de la quatrième révolution industrielle, on ne peut plus éviter de se poser la question : pouvons-nous accepter d'être mieux connus que nous nous connaissons nous-mêmes ? Avec la masse de données que nous fabriquons sur nous-mêmes, les armées d'analystes et les machines dont nous ne disposons pas et dont d'autres disposent, d'autres que nous nous connaîtront mieux que nous pourrions nous connaître nous-mêmes. L'individu ne se connait vraiment qu'au travers des autres. Qui a dit que l'on ne peut pas croire ce que dit une société ou une époque d'elle-même ? Les entreprises globales tendent à s'approprier nos faits au travers de machines dont ils ont confectionné les programmes, pour fabriquer une conscience de nous-mêmes que nous ne pourrions pas leur disputer, qu'ils s'efforceraient de gouverner. Ce avec quoi pense et agit l'individu relève du conscient, du volontaire et de l'inconscient, de l'involontaire, du machinal. Si des machines techniques s'approprient nos habitudes et fabriquent notre confort, nous pouvons leur déléguer notre mémoire, leur laisser la gestion de nos habitudes. En tant qu'individus automates nous ne pourrons plus nous passer de ces mémoires extérieures tant il nous plaît d'épargner à nos corps la mémorisation de nos faits et gestes.

Mais en tant que collectifs nous ne pouvons pas accepter de n'avoir d'existence que celle qui nous est proposée par ces machines : voici ce que vous êtes et ce que vous pouvez être ! Nos réseaux sociaux ne doivent pas se résumer à ceux électroniques, ces derniers ne doivent pas prendre en charge nos vies intérieures, nous en fabriquer une. Ils doivent être produits à leur place. Il y a donc dans nos expériences ce qui doit rester tacite, autrement dit ce qui doit relever d'une mémoire collective non explicite, inscrite à même nos corps, une mémoire interne, gestuelle et allusive. Nos corps parlent, leurs traces disent et sont enregistrées, ils ne peuvent rester muets, ils échangent, mais ils peuvent ne pas tout dire de ce que fait ce qui s'échange. Entre ce qui est dit, verbalement ou autrement, et ce qui se fait, s'interposent une culture et un contexte, un codage. Accéder aux codes d'une société c'est accéder à sa gouvernance. Une société sans code est destinée à la dispersion.

La double circulation

Comme il a été dit à propos de l'économie et de son double circuit de circulation des marchandises, il doit y avoir chez le groupe et l'individu un double circuit de l'information, une stratégie de double circulation, de sorte que le circuit domestique puisse préserver son autonomie et contrôler le circuit extérieur. Ce que partagent les individus d'un groupe entre eux, des groupes entre eux d'un côté et ce que l'on partage avec le reste du monde, d'un autre doit être distinct. La double circulation protège de la colonisabilité.

La performance d'une économie dépend largement de ce que le circuit domestique apporte au circuit international et en emporte. Quand on pense à la productivité chinoise, on voit ce que le circuit domestique local (sa mécanique) apporte au secteur global international. Quand on pense au transfert de technologie, on peut voir ce qu'il (ce que sa mécanique) prend au circuit international.     

La supériorité du procès de travail chinois tranche par ce qu'apporte sa part tacite. Il faut comprendre par la part tacite, ce qui est compris sans être explicité et transcrit objectivement dans le procès de travail et le circuit extérieur de circulation. Il y a ce qui passe dans le groupe et ne passe pas dans ce qui en est transcrit dans le procès de travail. Il y a ce qui est mécanique et ce qui ne l'est pas, l'énergie, la vision. Diffère ce qui est compris dans le circuit domestique et ce qui en est transcrit dans le circuit extérieur.

Ce qui est transcrit dans le circuit extérieur étant compris dans le circuit intérieur, mais ne comprenant pas entièrement ce qui circule dans le circuit intérieur. Il ne faut cependant pas voir à la manière occidentale un rapport d'extériorité entre les deux secteurs, mais d'intériorité, à la manière de penser chinoise. Le secteur domestique enveloppe (sans en avoir l'air ou explicitement) et est au centre du secteur extérieur. Il y a le corps mécanique, le cœur croyant et l'esprit clair.

En Chine, cela est facilité par la dualité des langues parlées et de la langue écrite : les langues parlées « parlent » la langue écrite, mais la langue écrite ne « parle » pas, ne transcrit pas les langues parlées. Ce qui circule localement comprend ce qui circule globalement et ce qui circule globalement ne comprend que partiellement ce qui circule localement.

On peut de ce point de vue considérer la société comme un corps pensant, et le fonctionnement comme celui d'une machine dont le cerveau (les sens) échappe au contrôle extérieur, d'un corps dont les sens débordent la machine technique. La différence entre les sociétés est dans la qualité de ces sens qui débordent ou pas la machine technique, dans ce cerveau, développé ou rudimentaire. Sans un partage, une appropriation collective de nos expériences que ne fragmenteraient pas les machines, une mémoire collective de ces expériences ne peut pas exister. L'existence de cette mémoire suppose un territoire et un sens commun prévalent où le privé, le collectif et le public sont l'un dans l'autre se différenciant. Chacun se formant à partir des deux autres.

Le collectif s'appropriant de manière informelle plutôt que formelle le privé et le public. Ce qui t'appartient l'est de manière formelle, il nous appartient de manière informelle. Nous (informel) validons l'appartenance formelle, privée ou publique. Le formel se détachant de l'informel, mais juste pour être mis en relief, se solidifier temporairement.

La qualité de ce « cerveau » dépend de la qualité de la « société civile ». Les sociétés dites développées disposent d'une société civile réelle, ou si l'on préfère d'un capital culturel conséquent. Les sociétés tribales déstructurées ne disposent pas de sociétés civiles. Le développement économique ne les a pas produites, la société et l'État ayant été opposés, les sociétés civiles n'ayant pu émerger de la différenciation sociale d'un espace national ou d'un espace tribal. Les deux espaces se brouillant mutuellement.

L'espace national ne peut pas être surimposé aux espaces tribaux, il résulte d'une différenciation sociale complémentaire. Dans la société de classes, il résulte d'une différenciation de la société en classes et de leur complémentarité. Dans la société ne subissant pas une différenciation sociale de classes, il doit émerger de la transformation de l'espace tribal, il doit être en germe dans l'espace tribal, se développant et transformant jusqu'à englober les rapports tribaux et intertribaux. D'intérieur devenant extérieur, enveloppant sans s'externaliser entièrement. Germe et enveloppe tout à la fois, successivement, alternativement.

C'est la tribu désirant s'approprier, s'incorporer le monde, qui se transforme en projetant un espace national et s'y inscrivant pour s'approprier le monde. Comme la classe, elle se fabrique une nation pour survivre au monde. Elle ne peut plus contenir la division du travail maintenant internationale qui la déborde, mais de laquelle elle doit relever pour subsister. Mais au plan de la circulation intérieure et de son autonomie, elle est irremplaçable bien que non suffisante. Elle doit s'approprier la division du travail qui la comprend, apporter son support à la construction de la mémoire collective. En refoulant la tribu, la séparant du monde, on l'a empêché de faire éclore de son sein une nation. La supériorité de la stratégie de substitution aux exportations sur celle de substitution aux importations tient précisément dans ce rapport au monde. La tribu et l'ensemble social qui en procède ont besoin de la nation pour exister dans le monde. La nation qui ne peut soutenir une telle existence se défait. L'entreprise et le marché sont les nouveaux territoires de la tribu, de la fédération des tribus.

Les assemblées, l'agora et la djemaa.

Une seconde discontinuité d'importance marque l'expérience sociale : la société s'est séparée, s'est vidée du politique. Les assemblées ne sont plus souveraines. Nous n'avons pas hérité de nos assemblées. Nous avons adopté des institutions « modernes ». Par modernes nous n'avons pas entendu nos institutions adaptées aux circonstances « modernes », nous avons confondu des institutions avec LA modernité que nous nous sommes empressés de copier et d'adapter. Notre modernité n'a pas résulté d'une modernisation de nos institutions, la modernisation nous a dénaturés. Nos institutions ont perdu leurs âmes. La tradition ne s'est pas réapproprié la modernité après l'avoir subie, comme c'est le cas en Asie orientale. La sagesse populaire n'a pas repris le dessus après le choc extérieur qu'elle a subi. À l'image de la poule qui voulait marcher comme la perdrix, nous avons désappris à marcher. La nature est en nous et nous sommes dans la nature, mais nous avons désappris à l'habiter et à la domestiquer. La nature et la société, la société et la politique, la production et la consommation ont été disjointes. Et au contraire de l'Occident ce n'est pas l'efficience de telles séparations qui les ont imposées.

Pour patronner nos institutions, nous avons dressé un culte à des déesses étrangères que l'on croyait être les patronnes de la puissance. Nous avons dressé un culte à la Raison, une Raison qui se disant universelle faisait oublier son origine. De la Cité grecque et son modèle de l'agora, se sont formées les institutions de la modernité occidentale. « C'est de ce face-à-face, celui de l'agôn et de l'agora – symétrique de celui du champ de bataille – qu'est née la démocratie »[6]. Ils (les plus grands philosophes occidentaux) nous ont fait croire et nous avons cru qu'il n'y avait plus de sagesse (philo-sophie) qu'occidentale. L'un des plus récents d'entre eux affirmait que « La philosophie est grecque dans son exercice même, non par hasard, mais dans son essence. »[7] Un autre que « toute l'histoire de la philosophie occidentale n'est qu'une série de notes en bas de page à Platon. »[8] Nous conviendrons avec eux sur ce point, mais pas sur celui où ils opposeraient la sagesse et la philosophie en érigeant la philosophie comme seule reine. La philosophie (grecque et sa suite) est la sagesse occidentale. Et nous nous sommes débarrassés de nos sagesses, nous nous sommes ainsi privés de penser nos expériences pour devenir de faux grecs.

« Que le commun soit de nature « politique » se lit dans l'avènement de la Cité, polis. C'est à travers celui-ci, et dès l'époque archaïque, que la pensée du commun se fait jour et peu à peu se définit. À la fois le commun est l'essence de la cité grecque et la cité s'identifie à la pensée du commun. Ce dont on peut suivre la généalogie en remontant, en deçà d'elle, jus­qu'aux récits d'Homère. Lors de l'assemblée des guerriers, comme l'a montré Marcel Detienne[9], ce commun s'inscrit dans l'espace en prenant la forme d'une « mise au milieu », à égale distance des partici­pants : commence ainsi à s'instaurer, par-delà les dis­tinctions de rang, une relation réciproque et réversible entre eux. Que ce soit à l'occasion du partage du butin ou de la remise des prix lors des jeux funéraires, porter « au centre » (es meson), au lieu de remettre de la main à la main, prend déjà un caractère de pré­institution déprivatisant les rapports et dépersonnali­sant les positions. De même, pour qui veut s'adresser (51) à l'assemblée, l'obligation est rigoureuse d'avoir à se diriger vers le milieu, signifiant par là qu'on a à traiter des affaires de tous. Ainsi, des guerriers qu'on imagine assis en rond pour se répartir entre eux des femmes, des armes, du butin, à la formation de l'agora au centre de la cité, inaugurant un espace public et fondant la parole sur un rapport d'égalité (l'isegoria), l'enchaînement est perceptible et ne laisse plus croire à quelque grande rupture historique - « miracle » grec - dont serait née la raison classique. Car, se séparant peu à peu du dire ambigu du devin, du mage, du poète, du Maître de vérité pro­nonçant ses arrêts, de l'être d'exception aux pouvoirs mirifiques, se dégage un verbe nouveau, du magique au logique, qui, en se partageant, devient l'apanage de tous : s'énonçant « au milieu », il plaide également le pour et le contre, fait appel à l'approbation, établit ses raisons, ouvre sur la discussion et sépare ainsi du privé le collectif ; il détache des intérêts particuliers la primauté du commun. »[10]

Nos assemblées qu'elles aient été celles des douars, des villages ou des cités mozabites n'ont rien à voir avec l'agora. Nous avons importé le parti dont il est une émanation. D'un Front de libération nationale nous avons fait un parti et de cette institution un parti unique, puis une multiplicité de partis. Quelle a été l'efficience de cette institution ? Elle a divisé la société au lieu de l'unir et elle a fini par être neutralisée.

Pourquoi le parti réussit-il en Asie orientale et pas en Afrique ? Le modèle de l'agora fabrique des factions et des luttes de factions, des partis, alors que les assemblées des sociétés d'Asie orientale s'attachent à fabriquer du consensus. Le modèle de la dispute ne va avec le parti (unique, quasi-unique ou pas) il fabrique du consensus, combat les factions. En fabriquant du consensus en son sein, il externalise les factions, il se démultiplie. Le dissensus est alors porté dans la société hors du parti. C'est alors à la société de fabriquer du consensus pour préserver son unité. Le consensus sera d'autant plus aisé que la compétition n'aura pas entamé la complémentarité sociale. Complémentarité sociale et culture du consensus étant profondément enracinées dans les sociétés d'Asie orientale, le multipartisme sera du dissensus dans le consensus. Le respect des institutions et des règles étant développé dans ces sociétés, le parti sera apprivoisé. Alors qu'il fragmentera les sociétés africaines déstructurées et de consensus fragilisés.

Le modèle de l'agora suppose le triomphe d'un point de vue, qui en s'abstrayant du privé devient public[11]. L'introduction du modèle de l'agora dans des assemblées qui fonctionnaient anciennement au consensus détruit l'assemblée en introduisant un mode de fonctionnement allogène dans un mode de fonctionnement indigène fragilisé. Il vide le parti du politique qui ne peut plus s'autoriser d'un dissensus dans le consensus. Le politique finit par se loger dans une organisation hiérarchisée, le dissensus stérile est alors abandonné à un multipartisme dévitalisé.

Le modèle ni tribu, ni classe qu'a prétendu être le modèle tout État pendant un certain temps, ne constitue pas un modèle d'intégration sociale. L'absence d'un modèle social d'intégration conduit à une fragmentation de la société avec la réduction de la capacité d'intervention étatique.

Le rêve algérien et l'esprit colonialiste

Comment définir le rêve algérien ? J'oserai dire qu'il pouvait être porté par le cheikh, ou savant de son temps, et le poète, les deux figures de la société algérienne qui pouvaient aller au-delà du visible. Malheureusement, l'invisible du cheikh ne se trouvait pas dans le monde, et trop attaché à la verticalité son monde réel resta fort étroit. Dans la défaite et la réclusion, le savant avait appris à dissocier le visible et l'invisible, la croyance et le savoir. Son Dieu était dans le Ciel, son au-delà n'allait pas au-delà de ses suivants. Il ne partit pas à la découverte du monde, il s'attacha à la vie d'ici-bas. Le monde était trop grand pour lui. Il n'apprit des langues étrangères que peu de choses, de la Grèce il se contenta, qu'il servit à l'Europe pour sa renaissance. Dans la confrontation des sagesses musulmanes et de la philosophie grecque, la dernière triompha. Quant au poète, il glorifia sa tribu plus qu'il ne glorifia le Créateur.

Quand l'instituteur vint prendre la place dont le cheikh avait été chassé, l'amour d'apprendre repris vie chez certains indigènes sensibles au défi, mais la conjoncture coloniale étant de confrontation physique, on finit par se retrancher sur ce que l'on savait pour se défendre contre l'agression. Ce qui s'était imposé par les armes ne voulait rester et partir que par les armes. Le cheikh ne s'empressa pas de revêtir les habits de l'instituteur ; de son savoir, il n'en fit pas le sien. L'heure était à l'action pas à la réflexion. La paix venue, les enfants du cheikh revêtirent les habits de l'instituteur, mais pour devenir méconnaissables. Ils avaient oublié leur intention première. Le savoir de l'instituteur les désarma au lieu de les armer, il combattait les croyances dont il croyait qu'ils étaient les victimes. Devant l'instituteur, ils étaient désarmés.

Ce n'est pas ce que je sais qui me pousse à agir, mais ce que je crois. Ce que je sais appartient, me lie au passé, ce que je crois me lie au futur, à ce que je souhaite et espère. Seuls de rares spécimens réussirent à s'armer du savoir de l'instituteur, à se maintenir dans leur intention première. Le combat militaire empêcha de fortes personnalités d'apprendre davantage du monde. Leur savoir resta très limité et les croyances souffrirent de la guerre qui leur était faite. Le front culturel n'eut pas le sort qu'il mérite, celui politique et militaire s'imposait. Beaucoup de ceux qui ont rêvé être des citoyens de la République française, parce qu'ils voulaient ne pas en être les sujets, ne voulurent plus l'être que dans une Algérie indépendante. Mais à quelle image ? D'autres, plus réalistes, ne crurent pas qu'ils puissent devenir des citoyens, ils avaient accepté d'être les sujets des nouveaux maîtres auprès desquels ils espéraient marchander les faveurs. Servir pour se servir. Servir un maître pour être servi ou servir un maître pour devenir maître soi-même. Mais quel maître servir pour devenir soi-même quel maître ? La théorie de l'émancipation ne fait qu'écarter la question. Et accéder au Grand Maître ne va pas sans échelons.

En fait la société a été profondément divisée entre ceux qui ont accepté la domination de classe et ceux qui l'ont refusée. Entre ceux qui ont trouvé un maître pour servir et être servis et ceux qui ne trouveront pas de maître. Parmi les premiers, certains seront bien et d'autres mal servis. Il faut se rappeler comment la domination de classe s'est imposée : les guerriers disposaient de la vie et des biens des paysans. L'échec de la colonisation française en Algérie est un échec de la division de classe en Algérie. La classe des colons était trop médiocre pour entraîner la société indigène, elle ne put instaurer une complémentarité, faire de l'Algérie une nation indépendante. Son destin était déterminé à sa naissance : les colons étaient des rejetons de la société occidentale, elle n'avait rien d'une aristocratie à laquelle il fallait emprunter le pas. À la différence de la colonisation américaine, la colonisation de peuplement n'exterminera pas la population indigène dont elle ne pouvait se passer. Mais ne pouvant instaurer une complémentarité avec la société dominée que constituait la population indigène, le divorce fut le terme du mariage forcé. La différence dans la colonisation de l'Algérie et de la Palestine, c'est que les Palestiniens sont exposés à l'extermination : ils sont considérés comme une population inutile, coûteuse et dangereuse.

L'esprit colonialiste n'est pas mort ni en France ni en Occident. Le général de Gaulle arrivé au pouvoir dans les bagages de l'armée se rendra à l'évidence : le monde était en train de changer, la fin des empires français et britanniques était arrivée. Pas celle du colonialisme. Un nouvel empire se mettait en place. Un empire qui avait été fondé sur une colonisation de peuplement ayant éradiqué la population indigène. Au nom de la Liberté, il avait soutenu le processus de décolonisation dans le monde bien que s'étant construit sur une discrimination raciale interne. Un tel esprit contenu se lâche aujourd'hui en Palestine, le nouvel empire se sent menacé désormais. L'esprit colonialiste réapparait aussi dans le comportement des anciennes puissances coloniales, des anciens empires européens, avec le nouveau désordre mondial que le déclin de l'empire américain occasionne.

Dans ce nouveau désordre, l'esprit colonialiste croit avoir sa chance. Les élites occidentales ne veulent pas consentir au monde qui continue de s'accomplir. Les nouvelles puissances émergentes menacent leurs marchés. Dans cet esprit, entre Français et Algériens, la guerre n'est pas terminée, elle a été indûment arrêtée, elle n'a pas été perdue. Il lui fallait probablement boire le vin jusqu'à la lie. Dans cet esprit, il n'y a que des colonisateurs et des colonisés. L'ancien ordre du monde doit revenir plutôt que de disparaître. Car qui sait de quoi le nouveau monde sera fait ? Pour reprendre la guerre, ils font craindre dans l'esprit public un retournement du colonisateur en colonisé. Ils étaient toujours dans la guerre, mais tenus en lisière. Le monde qui change leur donne une nouvelle occasion. Ils peuvent se porter en avant dans la défense de leur mode de vie.

Mais d'où vient cette peur ? De leur histoire et de leur situation dans le monde. De leur rêve d'Empire contrarié et de la désoccidentalisation du monde. Ils ne veulent pas rendre les armes. Il ne faut donc pas isoler les rapports des anciens dominants et dominés de la nouvelle situation stratégique mondiale. Il faut les remettre dans le cadre des nouvelles relations internationales. L'Occident doit défendre son hégémonie de manière plus agressive, les camps doivent être plus tranchés.

Et doit-on se laisser entraîner tête baissée dans cette guerre que nous savons qu'ils ne peuvent gagner ? L'Occident devra faire de la place à cette humanité qui monte. Il peut causer beaucoup de dégâts, nous entraîner dans des prétendues guerres des civilisations en refusant de se régionaliser. Il peut renvoyer les sociétés qui s'y laisseront prendre à l'âge de pierre. Ne pas voir les guerres qui montent, c'est s'exposer à en être les victimes. Il faut les voir pour se préparer à ne pas s'y laisser prendre. S'y préparer, c'est donc refuser celles qu'il nous propose, celles dont il a décidé l'heure et le lieu. Il faut mener sa propre guerre. Que faut-il entendre par là ?

Nous avons déjà dit ce que nous entendons par guerre. C'est un combat, et la vie est un combat, qui se termine de manière violente. Avant les guerres, il y a des combats, des luttes, des compétitions qui se terminent mal. Il n'y a plus de guerre qu'hybride et celles militaires ne triomphent plus. Elles détruisent, accroissent le désordre du monde. Donald Trump dit avoir renoncé à la guerre militaire, il est vrai que les USA ne gagnent plus ces guerres, mais a-t-il vraiment renoncé à la guerre et le peut-il ? Il engage des guerres qu'il compte gagner. Et il croit pouvoir engager une guerre économique et la gagner. C'est ce qu'il croit. Les Chinois croient que l'Occident est en déclin et qu'au lieu de gérer le déclin, l'Occident, et les USA en premier, se débattent comme un noyé et crée autour d'eux un désordre dont il faut s'éloigner. Avec les tarifs douaniers, il espère attirer les capitaux, produire au lieu d'importer pour rééquilibrer la balance commerciale et continuer à profiter de l'épargne mondiale. Mais si les tarifs douaniers n'attirent pas la production mondiale, ils augmenteront les prix à la consommation sans qu'il n'y ait eu une nouvelle distribution de pouvoirs d'achat. On constate au niveau mondial que les sociétés punies par Ronald Trump n'ont pas l'intention de se soumettre à ses commandements. Que dire du capital ? Sera-t-il obéissant ? Ira-t-il produire aux USA ? Je crains que là aussi Ronald Trump ne puisse pousser qu'à la révolte. Investir aux USA c'est faire confiance aux USA et ce n'est pas ce qu'a gagné Ronald Trump. Son imprévisibilité se retourne ici contre lui. Les USA ont consommé leur crédit, il faut désormais que le monde évite que leur déclin ne l'enfonce dans la brutalité. Le désordre est le piège dans lequel les USA et Israël veulent entraîner le monde.

Pour les Chinois, il n'y a pas de théorie valable pour l'éternité. La guerre est désormais hybride. Clausewitz est mort. Le plus fort (le plus fort en quoi ?) ne peut plus régler les compétitions comme il le souhaite, il ne peut plus en imposer les règles. La guerre militaire qu'il peut faire pour changer les règles qui ne lui conviennent plus n'est plus toute puissante. Des compétitions mènent à la guerre, sont supposées par la guerre. Accepter qu'il y ait continuité entre la paix (la compétition pacifique, la compétition réglée) et la guerre (la compétition déréglée), c'est être en mesure de conduire la compétition jusqu'au point où elle peut se transformer en guerre. De pousser ou de ne pas pousser la compétition jusqu'à la guerre. Les nouvelles puissances veulent progresser, pousser la compétition, mais l'empêcher de finir en guerre, en destructions. Les puissances déclinantes veulent interrompre la compétition par la guerre pour détruire si nécessaire les infrastructures de la compétition. Quand des compétitions ont été gagnées sur un adversaire qui refusant de reconnaître la défaite recourt à la guerre, il recourt à une guerre qu'il a déjà perdue. Les Chinois poussent les compétitions jusqu'au point le plus avancé, mais il veille à ne pas dépasser le seuil où elles se transforment en guerres. Ils désirent conquérir des marchés, obtenir de la reconnaissance. L'homme aime croire ce qu'il voit, est forcé d'admettre par ce qu'il vit, lorsqu'il ne se fie plus à la sagesse de ses élites. Il a alors besoin d'aller au bout de l'expérience ; d'une compétition qui se dégrade, il accuse son ancienne sagesse. Il ne veut pas croire en la défaite. Mais comme au poker, il doit payer pour voir, et cela peut coûter cher à celui qui ne s'arrête pas de jouer, qui n'interrompt pas l'expérience avant qu'elle ne s'achève.

Il vaut mieux donc voir venir la guerre, pour arrêter la compétition avant que l'on ne tombe dans la guerre. Il est possible alors de l'éviter, la contourner si on a encore le temps et les moyens. La voir venir derrière des compétitions qui jouent avec les règles et des règles qui changent avec les compétitions, pour qu'elles ne se terminent pas en guerres qui déchirent le monde et les sociétés. Réclamer de la reconnaissance sans s'emporter et être emporté par la guerre n'est pas le fort de tous.

Il faut renoncer à dresser le monde en deux camps, l'un contre l'autre, car c'est dans cette mise en rapport que le choc advient. Il faut défaire les tranchées. L'esprit colonial doit à nouveau être défait afin que monde puisse avoir le combat commun face aux défis globaux qui menacent. Le monde est un, l'exacerbation de ses discordances fait ses guerres. L'opposition de classes et de races a fait échouer l'unification du monde. Ce que le monde devra combattre demain ce sont les conséquences d'un tel esprit colonial. Un tel esprit a fait que la rencontre des sociétés n'a pas été un dialogue fécond. La société occidentale continue d'être sourde au monde, même après avoir failli dans sa mission civilisatrice. Elle continue d'opposer l'idéal et le réel et se nourrit de l'illusion de représenter l'idéal. Elle prône la civilisation et étend la barbarie. Pourquoi ne descend-elle pas de son piédestal et ne vient-elle pas expérimenter avec le monde ? Pourquoi n'accepte-t-elle pas le fait que le monde ne lui appartient pas exclusivement ? Ses élites se consacrent à dominer le monde en construisant des forteresses. Elles ont « déchaîné » le monde qui maintenant se jette sur leurs forteresses. Le monde ne veut pas la guerre contre l'Occident, il veut qu'il l'aide à se faire sans la guerre, à réduire ses discordances. Comme l'affirme le professeur André Chieng franco-chinois à propos des relations souhaitables et possibles entre la Chine et la France, on pourrait le dire de l'Algérie et de la France. Pour le professeur, ce que la Chine et la France partagent est le fait qu'elles ne consentiraient pas à avoir à leur tête un marchand comme aux USA[12]. Ce que la France et l'Algérie peuvent gagner ensemble est largement supérieur à ce qu'ils peuvent gagner séparément. Il faut refaire l'histoire des rapports entre la France et l'Algérie, inventer une nouvelle histoire expurgée de l'esprit colonial. Faire oublier réellement 1830. Pourquoi pas la date du bicentenaire pour faire oublier le fameux centenaire ? Les talents des deux pays peuvent aider leur peuple à mieux traverser la tourmente que promettent les temps qui viennent, à effacer les conséquences de la domination de l'esprit colonial. Voilà ce que se doivent la France et l'Algérie : s'aider à se réinventer, à inventer une nouvelle histoire. Il appartient à ces talents de se désolidariser de la tendance réactionnaire actuelle qui cherche la confrontation pour espérer prolonger un passé qui ne s'accomplira pas.

Pourquoi des Français ont-ils tenu à convertir des Algériens, mais refusent d'être convertis par des Algériens ? Ils reprochent à l'Islam d'interdire aux musulmans la conversion dans une autre religion, mais s'autorisent-ils à une conversion ? La réciprocité est la preuve de l'égalité. L'instituteur de la colonisation n'est pas venu à la rencontre du cheikh des livres à la main, il a été précédé par une armée qui lui a fait place nette. La République coloniale a imposé son école et interdit les autres. Elle a empêché le cheikh de découvrir l'instituteur, elle lui a refusé les moyens de se mettre à sa hauteur. Le dialogue a été refusé de la part coloniale, puis de la part indigène ; il n'y a pas eu de conversion mutuelle autorisée, il y a eu tentative de conversion forcée. Fort de sa supériorité intellectuelle et d'une indigne compétition, l'instituteur a pu convertir de nombreux enfants de cheikhs, mais pas l'ensemble de la société. Beaucoup ne sont pas revenus de leur déracinement, beaucoup n'en avaient pas le temps et les ressources, mais d'autres s'en sont rendus compte, ils ne pouvaient l'accepter et en sont revenus. Beaucoup ont été ainsi perdus par leur société et resteront sans postérité. La force a précédé et accompagné la conversion, mais ce n'est pas elle qui gagne les cœurs. En fait l'Occident ne s'est pas attaché à gagner les cœurs, mais à convertir les intérêts, d'abord par la force pour les « mettre sur rails ». Le cheikh dormait dans son coin avant la colonisation. Avec l'agression de celle-ci, il n'a pas ouvert son cœur au monde, il l'a fermé pour s'en protéger. Le cheikh n'a pu s'accorder ce qui lui a été refusé, il n'a pu aller à la rencontre des « cheikhs » du monde, s'instruire auprès d'eux, se mesurer à eux, revenir faire école, ses écoles vivre du monde.

Ferhat Abbas a rêvé d'une autre France coloniale, puis d'une Algérie indépendante à l'image de la France. Il pensait ainsi faire avancer le principe de l'égalité citoyenne, avoir le droit de se mesurer aux Français. Viendra ensuite la déception, il ne sera pas autorisé à se mesurer aux Français. À l'indépendance, ce sont ses frères de combat qui lui refuseront une telle faveur. Dans son effort pour se mesurer aux Français, il avait oublié de se mesurer à ses frères. Le capital qu'il avait acquis dans son combat précédent devint sa faiblesse. Il n'avait pas réellement fait dialoguer l'Algérie et la France profondes, la part que tenait l'Algérie dans son dialogue avec la France était « symbolique ». Son rapport avec Messali et Ben Badis restait superficiel, politique et conjoncturel. Au fond, il débattait avec la France à partir de la France.

Dans son livre, l'Indépendance confisquée, il « lutte contre le parti unique, le pouvoir personnel et l'indépendance sans liberté. » En même temps, il affirme son atta­chement à l'Islam. Un islam absent, écarté, tenu à distance.

« Pharmacien, élu, homme de presse, Ferhat Abbas aura été durant sa vie - et souvent d'un même geste - un porteur véhément de la revendication assimilationniste, un ami des ulémas réformistes proches de Ben Badis farouchement opposés à l'assimilation, un anti-antisémite, un proche des communistes algériens, mais antibolchevique, un non-violent rallié à la lutte armée du FLN - et un partisan du maintien de la communauté européenne dans l'Algérie indépendante. Comment dégager l'unité d'une pensée à travers ce parcours, y compris conceptuel, qui toute sa vie le fera qualifier d'opportuniste ? » a dit de lui Fanny Colonna, une éminente sociologue et anthropologue franco-algérienne[13]. La pensée dichotomique du corps et de l'esprit de Colonna l'empêche de voir que ce sont les tensions entre les différents contraires qui sont à la base de la dynamique politique de F. A. Elle ne pensera pas le corps pensant, le corps déraciné qui pense. Elle ne verra pas que les contraires qui jouent chez lui, appartenant à la pensée occidentale, jouent dans deux contextes très différents. Un contexte où il faut jouer avec la pensée occidentale et un autre où il faut jouer avec, pour simplifier, la pensée locale. Les armes du premier contexte qui n'avaient pas été convaincantes ne pouvaient servir non plus dans le second contexte. C'est ce retournement que Ferhat Abbas n'a pas effectué. Il ne s'est pas retourné vers les siens. L'enjeu de la carrière politique a certainement pesé : il n'avait plus le temps de revenir sur lui-même. La compétition mettait en œuvre d'autres ressources que celles du premier combat, il n'avait pas alors préparé les ressources nécessaires au second combat. Il n'aura pas non plus les armes du nouveau combat. Il se fera surclasser par Boumediene fils de la zaouïa et de la renaissance arabe (nahda). Mais de celui-ci triompheront plus tard des forces qu'il aura mises en jeu et qui feront de l'import-substitution leur business.

En guise de conclusion

L'expérience sociale du monde a été déroutée, la trajectoire sociale se perd dans les limbes. La société s'est éloignée de ses racines. La pensée arabe n'a pas pu résister à la séduction de la systématicité de la pensée grecque au cours de son développement. La pensée occidentale n'a pas eu de mal ensuite pour la subjuguer. Dans ses pérégrinations, elle n'a pas trouvé les appuis pour faire de la systématicité une force de sa non-systématicité. Elle ne sera pas à la hauteur de sa prétention universelle ; la philosophie grecque, puis la Science assècheront sa préhension non systématique du monde. Sa vision se troublera. Dans la mondialisation, elle ne se sécularisera pas pour se rendre accessible les ressources des autres cultures. Après s'être fortement incorporé les ressources de la pensée grecque, elle se fermera aux ressources des autres cultures. Elle n'ira pas en Chine chercher le savoir, s'enrichir d'une autre pensée non systématique pour faire de sa confrontation avec la pensée occidentale une conquête. Dans la dichotomie pensée systématique et pensée non systématique qu'instaure la pensée occidentale, elle restera enfermée dans la pensée non systématique qu'implémentera un processus d'institutionnalisation des pratiques invalidant. Séparer par exemple, dans la pensée de l'expérience sociale, la sociologie de l'économie (de l'histoire et de la philosophie), de part et d'autre, comme l'ont fait les écoles occidentales ne permettra pas une autonomisation de la pensée indigène. L'occidentalisation du monde ne fera pas le réveil du monde arabe, mais son sous-développement.

*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif ancien député du Front des Forces Socialistes

(2012-2017), Béjaia.

Notes

1- Wang Gungwu (2019). China Reconnects: Joining a Deep-rooted Past to a New World Order. Singapore.

2- Xiangsui Wang et Qiao Liang. Unrestricted Warfare : : China's Master Plan to Destroy America. 1999. Traduction française : La Guerre hors limites. La guerre et réflexion sur l'art de la guerre à l'époque de la mondialisation. Payot. Rivages. 2006.

3- Ibid.

4- Les communistes qui ont forgé la notion de nation en formation en appelaient à la classe ouvrière de la société de classes. Tout se passe comme si pour abolir la société de classes, il fallait d'abord la créer.

[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Enclosure

[6] F. Jullien. De l'universel, de l'uniforme et du commun et du dialogue entre les cultures. Fayard. 2008

[7] Gilles Deleuze. Qu'est-ce que la philosophie.

[8] Whitehead. Procès et réalité.

[9] Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, chap. V, Maspero, 1967.

[10] F. Jullien. Ibid.

[11] Ce qui retient l'attention n'est pas son mode d'abstraction, mais le fait qu'il s'impose aux autres points de vue comme sur un champ de bataille. Il faudrait prêter attention au mode d'abstraction et ses conséquences, cela remettrait le point de vue dans son contexte non discursif.

[12] Que veut LA CHINE ? Culture, économie, tech... Les ambitions du nouveau géant mondial - ANDRÉ CHIENG. https://www.youtube.com/watch?v=6kcLrL3kFDE

[13] L'histoire vécue, et non rêvée. https://www.monde-diplomatique.fr/1995/11/COLONNA/6792