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Aïn El Fouara, témoin d'une mémoire engloutie

par Toufik Hedna

Aujourd'hui encore, la fontaine est là, immobile et apaisante. On l'accuse pourtant de tous les maux, on appelle à sa destruction ou à son déplacement, comme si elle incarnait à elle seule la débauche. Devenue le centre d'une violence récurrente, elle demeure un mystère qui attire et qui fascine.

Si certains y projettent des croyances ou des superstitions, c'est que l'humain entretient avec ses symboles un rapport ambivalent. Ce qu'il a admiré un jour, il peut le briser une génération plus tard, au gré des époques, des modes sociales ou des croyances.

Les crises iconoclastes

La mutilation des œuvres d'art n'est ni propre à l'Algérie ni à notre époque. Depuis toujours, l'humanité oscille entre fascination et destruction devant ce qu'elle ne comprend pas, et ce qu'elle refuse de voir. Aujourd'hui, nous vivons une nouvelle vague de destruction symbolique, écho lointain des grandes campagnes de profanation qui ont jalonné l'histoire.

On dénombre des milliers de gestes de destruction, volontaires ou accidentels, nés du péché de moralité, de la superstition ou d'un excès de zèle. Du baiser maladroit déposé sur la Joconde aux attaques contre des fresques espagnoles, jusqu'aux dynamitages des statues bouddhiques géantes de Bâmiyân par les talibans, l'art a toujours payé le prix de nos peurs et de nos certitudes. Ici même, sur cette terre qui fut la Numidie, le Ve siècle connut une vague de destructions systématiques. Les statues antiques, jugées «/ païennes/ », furent massacrées au nom d'une nouvelle orthodoxie chrétienne. On arrachait les bras, on brisait les visages, on coupait les pieds/ : tout ce qui offensait le regard d'un pouvoir religieux devenu dominateur. À Rome, comme dans les plaines numides, les statues étaient si nombreuses qu'on finit par les enterrer, pour faire disparaître jusqu'à la trace de ce passé jugé dérangeant.

Ce que nous vivons aujourd'hui n'est qu'une répétition. Une réplique moderne d'un radicalisme ancien. Ses racines plongent dans l'histoire longue de l'intolérance, là où l'art devient une cible dès qu'il dérange ceux qui ne savent ni lire les formes, ni entendre les silences.

La fontaine qui devait naître

À la fin du XIXI” siècle, Sétif ne pouvait plus se contenter de sa vieille fontaine, dont l'état de ruine ne faisait plus illusion./ La municipalité décida alors d'équiper la ville d'une fontaine moderne qui ne soit pas seulement fonctionnelle, mais également une œuvre d'art. Le conseil municipal vota cette décision en 1895-1896, sous l'impulsion du maire Charles Aubry, médecin militaire de formation. Dans une Algérie coloniale où la ville européenne devait afficher son ordre, son hygiène et sa modernité, l'eau et l'art allaient de pair.

Aubry entreprit même un voyage à Paris, jusqu'aux Beaux-Arts, pour trouver l'artiste capable de donner à Sétif son emblème. Son choix se porta sur Francis de Saint Vidal, sculpteur parisien déjà remarqué lors de l'Exposition universelle de 1889 avec sa Fontaine des Cinq Continents, exposée au pied de la Tour Eiffel.

Cette première grande œuvre aurait pu consacrer la carrière de Francis de Saint Vidal. Dans l'esprit du sculpteur et de nombreux puristes des Beaux-Arts, l'œuvre d'art devait survivre à tout. La tour Eiffel, elle, n'était qu'un caprice de métal promis à disparaître après l'Exposition universelle.

L'histoire en décida autrement. La modernité triompha du marbre académique. Gustave Eiffel obtint la prolongation de sa concession et transforma sa tour en symbole national et scientifique. La tour Eiffel resta. La fontaine des Cinq Continents disparut.

On imagine la déception de Francis de Saint Vidal face à l'effacement de son œuvre majeure. Lui, qui ne laissait derrière lui que quelques sculptures mineures, voyait s'évanouir ce qui devait être le sommet de son art. L'opportunité offerte par la ville de Sétif devint pour Francis de Saint Vidal une revanche silencieuse. Il y trouva le terrain idéal pour affirmer son art et réaliser une fontaine monumentale, pérenne et visible, capable de résister aux caprices du goût et à la domination du métal. Sa nymphe en marbre blanc, future Aïn El Fouara, incarnerait à la fois la grâce classique et le désir d'éternité d'un sculpteur dont la première grande œuvre avait sombré dans l'oubli.

La rencontre d'artistes

La Fontaine romaine est née d'une rencontre à distance entre deux artistes aux visions différentes, que le destin n'a jamais réunis.

Francis de Saint Vidal, sculpteur parisien, s'inspire des nymphes antiques de l'univers d'Homère/ : naïades et figures de source, corps idéalisés héritiers de l'esthétique gréco-romaine et du romantisme français. Il condense cet imaginaire dans le marbre en une seule figure/ : une Castalie qui domine Aïn El Fouara.

Eldin, architecte local et enfant de Sétif, imagine la naissance de l'eau et le bain de Vénus, d'où les quatre coquilles de Saint-Jacques qui ornent la fontaine. Il conçoit un socle de granit solide et fonctionnel/ : quatre bouches y projettent l'eau dans les coquilles, avant qu'elle ne se déverse dans le grand bassin destiné aux bêtes de somme. Francione, l'entrepreneur, en assure la réalisation. Ces deux visions, l'une poétique, l'autre utilitaire et symbolique, se répondent sans jamais s'être rencontrées. La grâce éternelle du marbre dialogue avec la force enracinée du granit. L'œuvre de Saint Vidal voyage seule jusqu'à Sétif. L'artiste n'y a jamais mis les pieds et il s'éteindra en France, à peine deux ans après l'inauguration de la fontaine.

Le mystère Aïn El Fouara

Parfois, il suffit de s'arrêter, de boire à Aïn El Fouara, de lever la tête. Prendre du recul, se détacher de la foule qui s'agite et simplement observer. Les Sétifiens disent alors «/ Denneg/ »/ : contempler dans le détail, laisser son regard s'attarder sur chaque forme, comme pour dialoguer avec la pierre.

Pas seulement la nudité qui choque certains ou amuse d'autres. Regarder ce que Francis de Saint Vidal a accompli/ : un corps qui devient langage, une posture qui est une intention, un visage qui dialogue avec la lumière. C'est là que commence la véritable perception artistique. La nymphe de Saint Vidal se tient dans une pose pudique et naturelle. Son corps nu se protège derrière la légère flexion d'une jambe, comme pour cacher son intimité au regard de la ville. Son équilibre sur la roche est parfait, donnant l'impression qu'elle dialogue avec la source. Ses cheveux longs glissent sur ses épaules et accompagnent la souplesse de la posture. Son visage jeune et candide lui donne une innocence fragile. Son regard hagard et lointain, tourné vers l'Est, suit le soleil levant, comme un appel silencieux à la lumière et à la vie. Dans ses mains, les amphores symbolisent l'eau offerte, la vie partagée, l'hommage discret des sources à l'humanité.

Le récit caché des empires engloutis/

Tout le monde voit le corps nu, mais peu de regards s'attardent sur ce qui l'entoure. Dans le marbre, une autre histoire se déploie/ : la pierre devient un récit sculpté. Une arcade en ruine, un fragment de colonne cannelée et un chapiteau déposé murmurent la chute de Rome, la fragilité des empires que l'eau, indifférente, continue de faire vivre.

À ses pieds, un soldat décapité raconte la défaite. Son corps tronqué, sa tête légèrement séparée, coiffée du casque d'un haut gradé, symbolisent le pouvoir brisé. Sur sa jupe, des bandes ornées de signes apparaissent/ : un aigle, emblème de Rome, et une feuille de lys, marque à la fois royale et coloniale, comme un fil reliant les empires dans leur gloire et leur chute.

Cette mise en scène ne se limite pas à un décor antique. Elle semble vouloir raconter une histoire, comme si Francis de Saint Vidal, en découvrant la Numidie et ses récits, avait choisi d'évoquer un épisode dramatique de son passé romain.

Le soldat décapité pourrait incarner un haut dignitaire numide, victime de la chute des royaumes locaux face à Rome. Peut-être a-t-il imaginé Ptolémée, dernier roi de la Numidie, fils de Juba/ II et de Cléopâtre Séléné, petit-fils de la grande Cléopâtre et de Marc Antoine. Décapité sur ordre de Caligula, il symbolise la fin d'une dynastie pharaonique et numide absorbée par l'Empire romain. Ainsi, la nymphe lumineuse de Saint Vidal trône sur un monde en ruine, témoin silencieux des conquêtes et des humiliations de l'Histoire.

Conclusion

Aïn El Fouara n'est ni un simple corps nu ni une fontaine. Elle est un miroir tendu à notre époque.

Dans sa pierre, l'histoire a gravé la mémoire des empires, l'orgueil des hommes et la fragilité des civilisations. Dans son eau, la ville retrouve le souffle de la vie, celui qui désaltère, apaise et rassemble.

La maltraiter ou la briser, c'est se couper de sa propre mémoire. C'est refuser de voir que l'art, même silencieux, parle plus haut que nos colères.

La faire disparaître, ce serait répéter l'erreur d'une autre fontaine : Aïn Droudj, engloutie par une décision brutale et ignorante. Les Sétifiens en étaient réduits à rivaliser de mémoire/ : qui se souvenait du nombre de marches qui descendaient vers cette fontaine/ ?

La même chose se passera pour Aïn El Fouara. Demain, on ne se demandera plus que cela/ : à quoi ressemblait Aïn El Fouara, celle que nous n'avons pas su protéger/ ?

*Conseiller en architecture urbaine.

L'auteur prépare depuis trois ans un roman et une bande dessinée sur Francis de Saint Vidal et Aïn El Fouara, dont la parution, prévue début 2026.