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Bouteflika, Rebrab : Genèse d'un conflit d'intérêts

par Ghania Oukazi

Le monde politique, du renseignement et des affaires connaît parfaitement la genèse de la relation conflictuelle qui oppose les Bouteflika à Rebrab depuis quinze longues années.

Qualifiée par les observateurs avertis de «conflit d'intérêts», les tiraillements entre les deux parties datent depuis pratiquement l'année 2000 et n'ont jamais cessé jusqu'à aujourd'hui. Preuve en est, les récents propos du ministre de l'Industrie et des Mines et les réactions du richissime homme d'affaires, Issad Rebarab, qui alimentent depuis plusieurs jours l'ensemble des médias et des discussions de salon du microcosme algérois. Les deux personnes se connaissent parfaitement puisqu'ils ont été confrontés l'un à l'autre depuis l'arrivée de Bouteflika à la tête de la présidence de la République. Ils se connaissent d'autant que l'actuel ministre a été lui-même un homme d'affaires connu et était affilié jusqu'aux années 90 dans les rangs d'une organisation patronale bien connue à savoir la CGEA (Confédération générale des entrepreneurs algériens) que dirige Habib Yousfi. Diplômé en chirurgie dentaire, l'actuel ministre avait plutôt évolué pendant longtemps dans les milieux d'échanges commerciaux. Il a toujours été réputé pour sa générosité envers les démunis jusqu'à, nous dit-on, «verser son salaire de président du CNES au profit des enfants abandonnés. » L'homme n'est donc pas avare de sous. C'est dire aussi comme l'attestent ses amis, qu'il a toujours vécu dans le faste. Par contre, le pouvoir politique l'a toujours habité jusqu'à le pousser à mettre ses affaires entre les mains de fondés de pouvoirs et même de les laisser carrément aux mains de sa proche famille. Sa désignation à la tête du Conseil national économique et social en 1995, l'avait propulsé à l'époque près -voire au niveau- d'officines qui commandaient le pays avec une main de fer. Il s'était alors trop rapproché du pouvoir. Il faudrait peut-être noter que sa présidence du CNES a été fortement soutenue par l'actuel secrétaire général de l'UGTA. Abdelmadjid Sidi Saïd a défendu sa cause « corps et âme ». Pour la réussir, il devait faire face à de solides piliers du pouvoir à l'exemple de son patron de l'époque, Abdelhak Benhamouda alors SG de la Centrale syndicale et Mohamed Betchine, le très proche et puissant « conseiller » de Liamine Zeroual alors président de la République. Il faut aussi souligner que le ministre de l'Industrie avait un frère -un grand moudjahid- qui était considéré comme « bras de droit » de Zeroual. Le tout a joué en faveur de son intégration dans le milieu politique. Milieu qu'il ne voudra jamais quitter à ce jour.

LES MONOPOLES QUI DERANGENT

Dès son arrivée à la tête de la présidence de la République, Bouteflika a bousculé un ordre établi auquel il s'était juré de donner un grand coup de pied. Entre autres « réalités » qu'il n'avait pas admises dès son intronisation, nous souligne-t-on, « la création de monopoles commerciaux privés après que les décideurs qui l'avaient précédé avaient mis fin aux monopoles publics. » La détention de parts très importantes du marché de l'huile et du sucre par l'homme d'affaires Issad Rebrab n'a jamais été de son goût. Bouteflika voulait absolument y mettre fin. Il avait ordonné à ce que la société publique de production des corps gras soit cédée à un richissime homme d'affaires de l'ouest du pays. «Pour lui, c'était un équilibre impératif pour départager le marché entre les deux pôles est et ouest », nous disaient ses proches. « Il craignait que celui qui accapare l'ensemble des parts du marché ne lui force la main pour obtenir des faveurs », disaient des ministres à l'époque. Il est reconnu depuis longtemps que « cet équilibre recherché par le président de la République n'a jamais été atteint parce que la gestion à l'Ouest n'a pas été efficace ».

A l'approche de l'élection présidentielle de 2004 mais particulièrement celle de 2009, les choses ont pris une nouvelle allure. Tous les hommes d'affaires ont été approchés par les membres clés du staff de campagne du président-candidat pour un soutien « sonnant et trébuchant. » Rebrab n'avait pas échappé à la règle imposée. Bouchouareb a bien sûr été de tous les staffs de campagne de Bouteflika, ceci pour garder, patient qu'il est, un contact solide avec les centres de décision. Il s'était très largement rapproché des frères du président notamment Saïd. A l'instar de l'ensemble des hommes d'affaires et grosses fortunes du pays, il a été demandé à Rebrab de participer au financement de la campagne électorale de Bouteflika. Contrairement à ses pairs, il avait fait savoir qu'il n'avait de cash à donner que « sa paie ».

CAMPAGNE ELECTORALE ET CONFIT D'INTERETS

Mais «il était hors de question de libeller des chèques au nom de la campagne », nous disaient nos sources qui nous avaient fait savoir qu'il y a eu de grandes divergences au sein même du FCE alors présidé par Reda Hamiani à propos du montant et des moyens de les faire parvenir au staff de campagne présidentielle. Rebrab devait imaginer une autre forme d'aide. « Il avait alors proposé d'acquérir le quotidien arabophone El-Khabar dont les actionnaires avaient eu des problèmes entre eux », nous rappelle une source proche de la présidence de la République. Le patron du groupe Cevital voulait par cette acquisition « mettre le journal au service du président-candidat au même titre que le quotidien francophone Liberté dont il est le grand actionnaire », soutiennent nos sources. Il avait d'ailleurs, ajoutent-elles, pris le soin de changer l'équipe dirigeante de Liberté « pour que la ligne éditoriale change de cap en faveur de Bouteflika ».

C'était Abdelmalek Sellal alors ministre des Ressources en eau et Abdesselem Bouchouareb à l'époque toujours directeur de cabinet du SG du RND - Ahmed Ouyahia- qui étaient dans le cœur de la négociation autour de la vente d'El-Khabar par ses actionnaires mais tapis dans l'ombre. Le clan présidentiel avait cependant, du jour au lendemain, jugé la transaction risquée « parce que El-Khabar a une grande audience et on pourrait perdre la partie », soutenait-on à ce niveau. C'est Bouchouareb qui a été chargé de le faire savoir à Rebrab. C'était donc une proposition pour rien. Des journaux ont rapporté que Rebrab voulait aussi vendre Cevital en 2010. «Vrai ! », nous dit-on, « il a négocié avec un prince d'un des pays du Golfe qui lui avait suggéré de lui céder le groupe à? un milliard d'euros alors que lui en demandait 5 ». Rebrab rejette l'offre et décide d'inscrire Cevital à la Bourse d'Alger. Djezzy est cette autre « transaction » que Rebrab n'a pas réussi à conclure à cause du refus de la présidence de la République.

«CHACUN DES DEUX SAIT DE QUOI IL PARLE»

Détenteur d'un peu plus de 3% des parts de la société de l'Egyptien Sawaris, il voulait en acquérir la totalité après que ce dernier s'est plaint de pressions du pouvoir algérien. Après des négociations menées entre Alger, Le Caire et Paris, Sawaris avait demandé 4 milliards de dollars pour céder Djezzy mais Rebrab lui avait fait savoir que « l'affaire ne valait pas plus de 2,7 milliards d'euros. » D'ailleurs, les deux parties ne pouvaient plus continuer de négocier parce que la présidence de la République avait encore une fois décidé autrement. « C'est le ministre des Finances de l'époque, Mourad Medelci, qui l'avait fait savoir à la partie Rebrab », affirmait une source proche d'El-Mouradia. Sellal et Bouchouareb l'avaient aussi confirmé à leur tour. « Le gouvernement avait fait valoir son droit de préemption sur Djezzy pour l'acheter à un prix bien plus élevé que celui avancé par Rebrab », rappelle-t-on. Rebrab s'est vu pour le 3ème fois empêché par le clan présidentiel de conclure une transaction qui lui paraissait « sûre mais qu'il savait surtout très rentable». Il faut croire que pour rester en position de force sur le marché, Rebrab avait choisi de s'allier à des décideurs assez forts pouvant contrebalancer les pouvoirs de Bouteflika. «Il pensait ainsi avoir la sécurité dont il avait besoin en tant qu'homme d'affaires fort du pays », nous ont expliqué nos sources. Il est vrai que ceux qui ont géré le pays pendant longtemps et notamment durant la décennie noire, avaient tous les pouvoirs entre les mains. C'étaient les généraux qui avaient gagné fortement en poigne et en gloire en arrêtant le processus électoral en janvier 92. C'étaient les janviéristes. Leur nombre s'est effrité au fil du temps, qui par le décès, qui par une mise à la retraite à l'exemple du départ récent du patron du DRS. Peut-être que Rebrab n'avait pas calculé avec la hargne de Bouteflika de faire partir tout le monde « avant que lui-même ne parte ». La présidence de la République avait pris le soin dans son communiqué de jeudi dernier de noter que la restructuration du DRS s'inscrit dans une réforme lancée il y a 25 ans. « Pour ceux qui ont oublié, en 1995, au temps du président Zeroual, Toufik devait être remplacé par le général Saïdi mais ce dernier a péri juste avant sa nomination dans un terrible accident de voiture dont personne n'a pu en expliquer clairement les circonstances », nous renseignaient des militaires il y a quelques années?.

 « Au regard de la genèse des déboires vécus par Issad Rebrab, il n'est pas admis de penser que les récents propos du ministre de l'Industrie sortent du néant, chacun des deux sait de quoi il parle », affirment nos sources. D'ailleurs, Rebrab a eu à plusieurs reprises à se plaindre publiquement du gouvernement.

«COMMENT EXPLIQUER UNE TELLE ABSURDITE ?»

Invité par le FLN en janvier 2011 pour intervenir dans un forum sur le système fiscal et bancaire organisé par le centre d'analyse et de prospection du parti, Rebrab avait relevé un décalage entre l'économique et le politique en raison « du manque de dialogue et de concertation entre les deux».

Il reprochera au politique d'avoir toujours encouragé l'importation et fragilisé la production. Preuve en était, selon lui, la baisse de certaines taxes au profit du premier et leur relèvement au détriment du producteur. Il avait fait savoir qu' «on a attiré l'attention de certains décideurs sur ces incohérences mais malheureusement on n'a pas été entendu».

Rebrab était revenu en 2011 sur des décisions du gouvernement devant faire baisser les prix de produits de première nécessité pour soutenir qu' il a baissé les taxes des importateurs de 52% et celles des producteurs de 22%. « Comment expliquer une telle absurdité ? » avait-il interrogé. Il avait déclaré que « ces décisions ont été prises dans la précipitation sans concertation avec les concernés, elles sont d'ailleurs anticonstitutionnelles ». Il avait affirmé à l'époque que « ce sont les lobbys des importateurs qui ont dû faire pression pour supprimer les 30% de droits de douanes ».

Aujourd'hui, les relents de toutes ces querelles «sournoises» sont remontés à la surface et se sont répandus partout. « Les alliés de l'un sont partis, et les responsables du second se sentent puissants ; les langues donc se délient plus facilement et les jeux doivent désormais s'ouvrir bien autrement, ceci est valable pour tous les milieux», précisent nos sources.

L'on rappelle au passage que Rebrab a grandement bénéficié de l'instruction prise par les décideurs de l'heure permettant aux investisseurs algériens d'investir à l'étranger « avec en évidence, possibilité de transfert de leurs capitaux en dehors de l'Algérie vers les pays de leur choix ». Instruction signée au lendemain de l'intronisation de Ali Haddad à la tête du FCE. Des sources du ministère des Finances estiment que la vente à l'opérateur russe de plus de 3% des parts qu'il détenait dans Djezzy a permis à Rebrab d'être bien à l'aise à cet effet». Il a cédé ses parts contre 174 millions de dollars.