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La mise en scène des «savoirs»

par Mohamed Mebtoul *

Il semble intellectuellement très réducteur d'affirmer, quelles que soient les justifications d'ordre quantitatif exhibées, que le système sociopolitique et les institutions éducatives ont pu ancrer les savoirs dans la société.

T out nous montre au contraire, la production sociale de l'indifférence ou de la distanciation à l'égard des savoirs transmis et captés de façon banale, routinière et médiocre qui dénote clairement la très faible performance du système éducatif. Peut-il encore stagner dans une politique du nombre qui s'interdit de poser certaines questions de bon sens : quelles significations sont attribuées aux savoirs par les élèves ou les étudiants ? Quelle est la place des savoirs dans la société ? Représentent-ils aujourd'hui, un levier permettant de comprendre et d'analyser de façon critique des situations, des problèmes actuels?

Force est de constater les multiples brouillages, stratégies, logiques sociales, marchandes et de carrières déployés quotidiennement par les agents sociaux, conduisant inéluctablement à la relégation des savoirs au plus bas de la hiérarchie sociale. Au-delà de l'individu, et de la volonté de bien faire de certains, l'échec est profond et structurel.

Les replâtrages et les greffes importés mécaniquement, sans discernement, sans réflexion collective, sans politique publique cohérente, ont fini par tuer toute abnégation à l'égard des savoirs.

La production sociale de la «kfaza»

Les savoirs ont été déchiquetés, bafoués et profondément méprisés, remplacés par la violence de l'argent (Mebtoul, 2013), la reproduction mécanique et souvent médiocre d'un " pseudo-savoir " daté, sans aucune adaptation à la réalité sociale, aux attentes des élèves de toute condition sociale. A La raison critique se substitue la ruse insidieuse, le refus de toute reconnaissance scientifique de l'autre. Le système sociopolitique ne semble pas étranger dans la production sociale de ce qui est appelé la " kfaza " ou la débrouillardise prête à transgresser et à déjouer toute logique à l'égard des savoirs. Le plagiat et le copiage sont devenus par la force des choses, des techniques de plus en plus " perfectionnées ", faisant usage de façon " normale et normalisée ", de toutes les tactiques inimaginables pour reproduire dans sa copie des éléments totalement incompris par l'auteur du plagiat (usage du portable, griffonner dans un mouchoir des notes de cours, s'inscrire dans un réseau de complicité pour s'entendre au préalable sur la transmission du brouillon du texte à ses amis, etc.).

Tout le contraire des savoirs qui imposent une rigueur, une honnêteté intellectuelle et un refus des certitudes. Les rapports aux savoirs se sont profondément transformés, pour aboutir à privilégier de façon dominante une posture de la facilité, au sens où il suffit de peu dans un système social dominé par des ascensions sociales rapides et brutales, sans détention d'aucun capital culturel, pour réussir matériellement.

Tout le paradoxe du système social algérien, est d'aboutir à produire " sa " propre légitimité au regard des pratiques dominantes déployées par les gens d'en haut? " Pourquoi pas moi ? Regardez X., il a accédé au pouvoir, sans rien? ".

Ces différentes postures à l'égard des savoirs laissent nécessairement des traces profondes dans les représentations et les pratiques sociales des élèves et des étudiants. Les premiers clament haut et fort " qu'ils n'ont plus la tête aux études " (Mebtoul et al. 2004) et les seconds sont uniquement préoccupés par " la fermeture de l'année ".

Le déni du réel

On voie donc l'urgence de relativiser l'illusion de la massification. Elle est plus de l'ordre d'une forme sociale d'aveuglement et de déni du réel. Le déni est le refus de " reconnaitre la réalité d'une perception " (Laplanche, Pontalis, 1967). Même quand cette réalité a pu être matériellement constatée, la représentation psychique en est interdite. Tout se passe comme si celle-ci n'existait pas. Même visible, ou représentée matériellement, elle est dénuée de signification (Memmi, 2013).

Refus implicite ou inconscient de reconnaitre que l'éducation est profondément soumises aux aléas du politique, où tout est prétexte à la production de circulaires, d'instructions, de notes diverses et d'injonctions administratives multiples etc. N'est-ce pas là une forme d'éducation policée et distante du réel, mais sans rigueur scientifique et pédagogique, préoccupée par le placement et le comptage des élèves et des étudiants ? N'oublie-t-on pas l'essentiel ? Comment pouvoir redonner une âme aux savoirs, à l'enseignement, et à l'éducation ? Comment permettre et encourager le changement par le bas, en redonnant confiance et autonomie aux acteurs préoccupés d'opérer un travail de proximité et en profondeur dans et avec la société qui est loin d'être une cruche vide qu'il suffit de remplir de connaissances? Comment aboutir à rompre avec des savoirs trop abstraits compris uniquement par ceux qui les transmettent, en décalage avec les attentes des élèves ou des étudiants qui n'ont, pour la majorité d'entre eux, jamais eu la chance de pouvoir réellement aimer les études?

C'est peut-être en questionnant sans cesse et en permanence ce triple sens à l'égard des savoirs, qu'une petite lumière pourra peut-être émerger dans un réel bien sombre : l'amour et la passions des savoirs, la valorisation de l'idéologie du mérite par la médiation des savoirs, discréditée par ceux-là mêmes qui sont détenteurs du pouvoir d'ordre et enfin, opérer sans aucune compromission, la connexion entre compétence scientifique de fait et l'attribution du diplôme qui ne soit plus " ce papier " évoqué avec dérision par bon nombre d'acteurs sociaux. On feint d'oublier que la force des savoirs, c'est-à-dire leur ancrage profond dans la société, est intrinsèquement liée à la liberté de penser qui représente la valeur centrale devant être inculquée dès le plus jeune âge, pour se prémunir de l'enfermement, de l'instrumentalisation et de l'endoctrinement. Ibn Khaldoun affirmait, dès le XIVe siècle, qu'on ne peut soumettre inconditionnellement l'éducation et la culture qui symbolise la " permanence " à un pouvoir quelconque, politique, économique ou social qui représente " l'éphémère " (Mouatassine, 2000).

Références bibliographiques

Laplanche J., Pontalis J.B., Vocabulaire de psychanalyse, Paris, PUF, 1967

Mebtoul M., (2013), La citoyenneté en question, Dar El Adib Mebtoul M. (2004), sous la direction, Récits de vie des jeunes : chômage, étude, santé et familles, Rapport de recherche, Oran, GRAS.

Memmi D., 2013, " De la dénégation au déni ? La mise en silence du social dans les campagnes françaises de prévention ", in : ouvrage collectif, Le diabète, une épidémie silencieuse, Editons Le bord de l'eau, 111-135.

Moutassime A., 2000, " Diplômés maghrébins d'ici et d'ailleurs, trajectoires sociales et itinéraires migratoires ", revue correspondance, n° 63.

* Sociologue, Université d'Oran