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Le cosmos est un selfie sans visage

par Kamel Daoud

Le selfie. Sujet de polémique, selon certains, dans les champs de Dieu. Peut- on se prendre en photo, souriant ou ébaubi ou extasié, à la Mecque ? Oui, parce que cela ne nuit à personne. Non, parce que le pèlerinage est un acte solennel où l'homme s'efface près de Dieu au lieu de prendre la pose à ses côtés. Donc sans réponse, comme toutes les autres questions que se posent les musulmans face aux temps modernes. Au plus profond, le sujet intrigue le chroniqueur. Souvenirs des lectures des grands mystiques, qui ont tant pesé sur sa vie : El Junayd, Al Jili et sa fabuleuse métaphysique de l'homme totale. Et les grandes gnoses musulmanes où le monde est expliqué comme un message de Dieu : je suis un trésor caché destiné à être découvert. Théorie de la vie comme quête et du monde comme labyrinthe. Le cosmos serait donc, selon ces anciennes traditions, un selfie sans visage d'un Dieu sans trace sauf dans les cœurs ou les sangs ou les livres. Créer est se refléter. Le monde est un miroir sans teint. Un feu et des ténèbres selon les mazdéens. Selon Suhrawardi le génial perse, le cosmos est un acte de réflexion presque infini, se dégradant du premier être, la niche des lumières, jusqu'au visage de la beauté humaine, raffiné comme une paupière de femme. La grande architecture des anges serait une sorte de selfie qui irait en se déclinant d'une règne à l'autre, de la Source ultime et jusqu'au feu d'allumette.

Passons, le sujet reste fascinant même vu hors philosophie. Le visage, le corps de l'humain est interdit dans le monde de l'islam. Du moins, c'est ce que l'on veut croire et imposer. Sculpter, c'est «imiter», ce qui est dessiné est à blasphémer. Le Un ne se démultiplie pas. Absolument. Et un selfie ? C'est un champ blanc, le bug du système binaire hallal/haram. La Mecque est un lieu saint mais aussi un lieu juteux pour les Al Saoud. Cela rapporte de l'argent. C'est du tourisme confessionnel. Vécu comme une ascension par le pèlerin, et comme une affaire par ce Royaume.

On peut donc y prier mais aussi prendre des photos. Le selfie est un acte blanc. Ni hallal, ni haram. On peut se prendre en photo, cela voudra dire l'envie de partager un moment unique. Ou se l'interdire, car cet espace est destiné à effacer l'homme au profit d'une exclamation ou d'une prière verticale et nue de la chair. Peut-on photographier une prière ? Ou regarder une extase ?

Vieille piste : le selfie est le premier acte d'art de l'homme : de la préhistoire, au fond des grottes et jusqu'aux grandes statues des empereurs antiques. Du rupestre au numérique. Le sphinx est un selfie cassé. Le nuage est un selfie de désœuvré. Selon les chrétiens, l'homme est un selfie de Dieu dans le laps de la mortalité et de la douleur. Satan est un selfie du feu dans notre tradition. Narcisse est le premier selfie raconté et l'astrologie est un selfie de tous, projeté sur le ciel de personne.

Sans fin. Tout est reflets ou échos. Sauf la mort qui ne peut se prendre en selfie, sans en mourir définitivement.